Première partie :

L'image descriptive et informative

 

 

« Savoir voir, tout est là. »[5]

 

    Considérons tout d'abord notre image informative comme une manifestation valide du réel, comme un appui solide et représentatif sur lequel les personnages peuvent se reposer, se projeter, se penser. L'image ainsi considérée mérite et reçoit la confiance sans malice, sans artifices. Cette image que nous nous proposons de mettre en relief apparaît tout d'abord de la manière la plus naturelle, la plus commune dans l'essence même du regard. Elle pourra se voir qualifiée d'informative ou de positive, voire peut-être de primitive. Un personnage semble habité et pénétré de ce type d'image: c'est le Gygès du Roi Candaule[6]. En effet, il est celui qui voit avec chance ou opportunité, sans malice, celui dont l'existence se voit modifiée par le jeu des regards, tantôt interdits, parfois autorisés, ou même forcés. Gygès est définitivement le représentant de l'observateur commun, l'usage d'une vision purement informative, celui qui devient meurtrier puis roi pour avoir connu l'invisible - dans tous les sens du terme, bien sûr. Voyons tout d'abord comment ce type d'image possède des correspondances avec l'espace et le temps, ce qui lui confère une certaine influence sur nos personnages.

 

I) L'inscription spatiale et temporelle :

 

La renaissance du regard :

    Dans le rapport référentiel qu'ils entretiennent avec une image reçue comme fiable, certains personnages sont parfois amenés à changer de regard à l'occasion d'une sorte de renaissance qui leur confère l'impression de voir « comme pour la première fois ». Le motif est récurrent - plus ou moins explicitement - à travers les récits de Gide et semble prendre son essor dans L'Immoraliste où c'est le plus naturellement qu'il survient, comme une prémonition de la régénération du héros. Dès la page 22[7], le regard que porte Michel sur Marceline ressemble à une révélation :

« Elle était assise à l'avant ; je m'approchais, et, pour la première fois, la regardai. [...] Je la connaissais trop pour la voir avec nouveauté » dit Michel.

    Le regard est comme perturbé par l'intimité, ce qui peut l'empêcher de percevoir naturellement et avec fraicheur tout ce qui caractérise Marceline. De manière aussi explicite, ce n'est qu`au début de la maladie de Marceline que nous retrouverons presque les mêmes mots dans la bouche d'un Michel dont la convalescence est terminée et qui achève sa métamorphose :

« Dehors ! oh ! j'aurais crié d'allégresse. Qu'allais-je faire ? Je ne sais pas. Le ciel, obscur le jour, s'était délivré des nuages ; la lune presque pleine luisait. Je marchais au hasard, sans but, sans désir, sans contrainte. Je regardais tout d'un oeil neuf ; j'épiais chaque bruit, d'une oreille plus attentive ; je humais l'humidité de la nuit ; je posais ma main sur des choses ; je rôdais. » dit Michel, p. 163.

    L'image que présente le monde au narrateur devient donc l'instrument de mesure du nouvel être, la confirmation d'une transformation en marche ou aboutie.

    On rencontre d'autre part ce motif chez le personnage qui évolue parallèlement à Gertrude dans La Symphonie pastorale, celui qui paraissait le plus solide et le plus immuable mais qui se trouve profondément perturbé et pris de doute, le pasteur. Celui-ci tente de faire renoncer son fils Jacques à fréquenter Gertrude après qu'il les eut secrètement observés ensemble à l'orgue du temple ; son jugement évolue pourtant durant la nuit :

« Quand je retrouvai Jacques le lendemain, il me sembla que je le regardais pour la première fois. Il m'apparut tout à coup que mon fils n'était plus un enfant, mais un jeune homme ; tant que je le considérais comme un enfant, cet amour que j'avais surpris pouvait me sembler monstrueux. J'avais passé la nuit à me persuader qu'il était tout naturel et normal au contraire. » dit le pasteur, p. 76[8].

    Comme Michel, le pasteur connait trop Jacques pour le « voir avec nouveauté », ce qui explique sa surprise et peut-être son exagération devant l'ampleur de la faute. Pour expliciter cette relation du regard au statut des personnages, on pourra rapprocher les passages précédents de celui-ci, dans lequel le pasteur réagit à propos d'une phrase de l'Évangile prononcée par Gertrude :

« d'entendre sa voix si mélodieuse, il me sembla que j'écoutais ces mots pour la première fois. » dit le pasteur, p. 92.

 

    Le regard - ou l'ouïe dans ce dernier cas - témoigne du renouveau des personnages, constitue les signes extérieurs, tangibles des mutations qui les ont touchés plus intimement, plus secrètement. Lorsqu'un personnage se modifie ou évolue, cela entraîne pour lui, mais aussi pour les autres, une différence de perception des êtres et des choses. Gertrude est véritablement un personnage qui fait évoluer ses proches, dont le développement a sa propre influence. En voici un exemple parmi d'autres extrait du journal du pasteur : « L'instruction religieuse de Gertrude m'a amené à relire l'Évangile avec un oeil neuf. »[9]. S'il témoigne d'une évolution, le regard est donc un exercice qui se modifie dans le temps.

 

De la reconnaissance à la réminiscence :

    Le regard inscrit dans le temps, du fait de sa renaissance, n'en demeure pas moins lié à l'espace et nous allons voir comment le phénomène de reconnaissance, par ses nombreuses occurrences et sa nature plus ou moins accomplie, correspond tantôt à une sorte de refus implicite, tantôt au simple aveu d'uneimage dérobée telle que nous la détaillerons plus loin. L'intérêt du processus de reconnaissance provient du fait qu'il implique l'analyse "sensorielle" d'une situation présente et réelle puis la comparaison - ou, au moins sa tentative, parfois son échec - avec des souvenirs vécus, une expérience personnelle. Ces deux aspects mêlent ainsi la spatialité du présent avec la temporalité d'un ailleurs. Soulignons aussi l'essence objective de l'image qui sert de support à la subjectivité des personnages dont les actes de reconnaissance relèvent de la révélation sur soi, et les actes de réminiscence, de la controntation d'images visuelles dans le temps.

    Chez Gide, la reconnaissance est parfois totale et immédiate ; c'est le cas, par exemple, dans L'Immoraliste, lorsque Ménalque montre à Michel les ciseaux de Marceline : « je n'eus pas grand-peine à reconnaître là les petits ciseaux que m'avait escamotés Moktir. »[10]. De même dans les Faux-monnayeurs, lorsqu'Édouard rencontre, sans le savoir, son neveu : « Le petit avait écrit, dessus, son nom en grosses lettres. Mon coeur bondit en y reconnaissant le nom de mon neveu : Georges Molinier. »[11]. C'est aussi le cas dans les relations qu'entretient Édouard avec la famille La Pérouse : « C'est madame de la Pérouse qui est venue m'ouvrir. Il y avait plus de deux ans que je ne l'avais revue ; elle m'a pourtant aussitôt reconnu. » dit Édouard[12] ; de même enfin dans Isabelle où Gérard revoit Mme de Saint Auréol : elle « était tombée en enfance, mais pourtant elle me reconnut et se souvint à peu près de mon nom. »[13] rapporte Gérard.

    Cependant, la reconnaissance se voit elle-aussi soumise au doute et à l'interrogation dans certains cas. Dans L'Immoraliste, Michel est surpris lorsqu'il voit Marceline : « Comme elle paraît faible et changée ; dans l'ombre, ainsi, je la reconnaîtrais à peine. » dit-il[14] ; de même auditivement : « Je ne reconnaîs pas sa toux... Est-ce bien elle ? »[15] se demande Michel. On retrouve cette hésitation dubitative portée au niveau du narrateur dans Les Faux-monnayeurs avant l'arrivée d'Édouard à la gare où Olivier est venu l'attendre : « A supposer qu'il [Olivier] soit là, sauront-ils [Olivier et Édouard] seulement, dans la foule, se reconnaître ? Ils se sont si peu vus. »[16].

    Lorsqu'elle est rattrapée par le temps, liée à la gêne, la reconnaissance devient le signe d'une évolution qui s'est produite à l'abri des regards. C'est le cas dans la troisième partie de L'Immoraliste, au moment où Michel, guéri, revient à Biskra : « je reconnais le banc où je m'assis aux premiers jours de ma convalescence. [...] Voici l'arbre dont j'allais palper l'écorce. Que j'étais faible, alors !... Tiens ! voici des enfants... Non, je n'en reconnais aucun. Que Marceline est grave ! Elle est aussi changée que moi. » dit Michel. Ici, la familiarité n'est que partielle avec l'espace retrouvé et les souvenirs ne sont plus en accord avec le présent. Cela est sensible à un autre degré dans La Symphonie pastorale, que ce soit positivement avec Gertrude (« souvent d'un entretien à l'autre je ne reconnaissais plus mon élève. » dit le pasteur, p. 66) ou négativement avec Amélie (« Certes j'ai bien du mal à reconnaître en elle aujourd'hui l'ange qui souriait à chaque noble élan de mon coeur » dit le pasteur, p. 116). Enfin, dans Isabelle, Gérard éprouve la dualité de deux époques durant son séjour à la Quartfourche, notamment par le biais du médaillon représentant Isabelle : « Je m'attendais à la trouver davantage vieillie ; pourtant je reconnaissais à peine en elle la jeune fille du médaillon ; non moins belle sans doute, elle était d'une beauté très différente, plus terrestre et comme humanisée »[17] dit Gérard. Cette dualité sera reproduite par la suite entre sa première visite à la Quartfourche et son retour quelques mois après ; tout y a changé, le parc est ravagé par les bûcherons, une partie des habitants décédée, c'est Isabelle qui dirige maintenant l'endroit. Gérard cherche à rattacher ses souvenirs à des détails : l'abbé « étendait la main d'un geste que je reconnus. »[18] ; Gérard est « joyeusement surpris, à l'entrée, de reconnaître, bourgeonnant, le "Hêtre à feuille de pêcher", connaissance illustre »[19]. Pourtant, il ne fait plus partie des familiers (Gratien « m'aperçut, mais ne me reconnut pas d'abord » dit Gérard, p. 165).

    Enfin, la reconnaissance peut se focaliser sur un signe, un objet qui aura son rôle dans l'aspect dramatique d'une scène. C'est le cas d'un pistolet (« Mais soudain il [La Pérouse] reconnut le pistolet ; Boris venait de le porter à sa tempe. » p. 374, dans Les Faux-monnayeurs) mais aussi d'une l'écriture (« Je reconnus sur l'enveloppe du faire-part l'écriture de Mademoiselle Verdure » dit Gérard p. 153, dans Isabelle), ou même d'une voix (« Je reconnus celle de Mademoiselle Verdure qu'Isabelle avait déjà rejointe dans le vestibule » dit Gérard à propos de la voix Mlle Verdure, p. 150, toujours dans Isabelle). Le pathétique - quasi-comique ici - peut aussi résulter du refus volontaire de reconnaître un personnage : « je ne vous reconnais plus. »[20] dit Mme de Saint Auréol à Isabelle.

 

    La réminiscence passe par la reconnaissance mais aussi par un regard intérieur : attardons-nous un instant sur le rôle privilégié des verbes de vision dans l'acte de se souvenir chez nos personnages. Gide emploie volontiers ces verbes en lieu et place de verbes[21] plus directement liés à la mémoire, tels que "se rappeler", "se remémorer", "se souvenir"... En voici quelques exemples ; les verbes importants sont mis en gras :

 

L'Immoraliste :

« Là coulèrent des jours sans heures. Que de fois, dans ma solitude, j'ai revu ces lentes journées !... » dit Michel p. 32.

« Je me souviens de chacun d'eux ; je les revois... » dit Michel, p. 52.

« C'était la nuit ; je me revois penché sur elle, sentant, avec le sien, mon coeur s'arrêter ou revivre. » déclare Michel qui veillait Marceline, p. 125.

« Je revois la tombée du jour, la rapide ascension de l'ombre contre les pentes des forêts » dit Michel p. 153.

« Je revois le ton de la mer. » dit Michel p. 167.

« C'est de cette dernière partie du voyage, pourtant si proche encore, que je me souviens le moins bien. Impossible, à présent, de revoir les paysages du second jour et ce que je fis d'abord à Touggourt. Mais ce dont je me souviens encore, c'est quelles étaient mon impatience et ma précipitation. » dit Michel p. 173.

 

Isabelle :

« Gérard nous avait quittés ; nous pensâmes qu'il préférait revoir seul ces lieux dont il avait connu les hôtes, et nous continuâmes sans lui notre visite. » dit le narrateur, p. 11.

 

Les passages précédents ne méritent, à cet endroit de notre travail, qu'un rapide commentaire qui vise à souligner le lien sémantique qui unit la vision au souvenir, notamment en ce qui concerne les verbes. Le regard prend explicitement une valeur temporelle qui se transfère en retour aux simples scènes descriptives. Cela est sensible dans L'Immoraliste lorsque Michel reprend de la considération pour Ménalque :

« Ce fut à la sortie de mon cours que je revis pour la première fois Ménalque. Je ne l'avais jamais beaucoup fréquenté, et, peu de temps avant mon mariage, il était reparti pour une de ces explorations lointaines qui nous privaient de lui parfois plus d'une année. Jadis il ne me plaisait guère ; il semblait fier et ne s'intéressait pas à ma vie. Je fus donc étonné de le voir à ma première leçon. [/] Son insolence même, qui m'écartait de lui d'abord, me plut, et le sourire qu'il me fit, me parut plus charmant de ce que je le savais plus rare. » dit Michel p. 104-105.

 

    De même, dans La Symphonie pastorale, le pasteur redécouvre un lac dont l'existence lui devenait incertaine :

« Je croyais connaître admirablement tous les alentours de la commune ; mais passé la ferme de la Saudraie, l'enfant me fit prendre une route où jusqu'alors je ne m'étais jamais aventuré. Je reconnus pourtant, à deux kilomètres de là, sur la gauche, un petit lac mystérieux où jeune homme j'avais été quelquefois patiner. Depuis quinze ans je ne l'avais plus revu, car aucun devoir pastoral ne m'appelle de ce côté ; je n'aurais plus su dire où il était et j'avais à ce point cessé d'y penser qu'il me sembla, lorsque tout à coup, dans l'enchantement rose et doré du soir, je le reconnus, ne l'avoir d'abord vu qu'en rêve. » dit le pasteur, p. 12-13.

    Le passage est intéressant puisqu'il mêle chez le pasteur la connaissance (ou plutôt la reconnaissance, tournée vers l'espace) à l'ignorance (ou plus précisément à l'oubli, relatif au temps), ce qui aboutit à son hésitation onirique. Nous prenons ainsi mieux conscience des correspondances qui existent entre la reconnaissance et la réminiscence.

    Nous avons vu comment se produit une véritable renaissance du regard chez certains personnages de Gide, puis comme ce regard se trouve ténuement lié aux processus du souvenir et de la mémoire. L'écriture fait que les deux motifs en viennent à se faire appel l'un à l'autre dans l'esprit du lecteur.



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