Deuxième partie :

L'image dangereuse et trompeuse

 

 

« La vue, le plus désolant de nos sens. »[32]

 

    Lorsque l'image cesse d'être un support fiable et immuable pour les personnages, elle devient complexe et peut s'avérer dangereuse et trompeuse. Comme elle est facile à acquérir puis à renvoyer, certains personnages ne se privent pas de la truquer, de la falsifier, de l'utiliser à leur profit. Nous verrons aussi quelles sont les limites de l'observation et de l'exercice du regard dans nos oeuvres et quels personnages en ont conscience. Enfin, nous étudierons deux phénomènes motivés par l'exacerbation ou le déficit du regard. De façon générale, nous placerons cette partie sous l'influence du roi Candaule dans la pièce[33] de Gide, celui-là même qui est détrôné puis assassiné car il ne parvient pas à résoudre les contradictions inhérentes au regard, celui qui est piégé et trompé de son propre fait. Candaule est le personnage qui connaît la facilité et la puissance du regard chez ses semblables, celui qui l'utilise comme révélateur.

 

I) La duplicité visuelle des personnages :

 

La théâtralité à l'encontre de toute sincérité, de tout naturel :

    Dans nos récits, chaque appel au drame, que ce soit pour sa thématique ou pour sa forme, se fait toujours au détriment du vrai, du spontané, de l'authentique ; c'est un peu comme si Gide avait des réticences envers l'utilisation de rôles préconçus, à l'épanchement de grands sentiments emphatiques ou à la solennité de déclarations potentiellement publiques. Lui-même se percevait sans doute à la frontière du drame et de la réalité puisqu'il écrivit : « Comédien peut-être, mais c'est moi que je joue. ». Dans L'Immoraliste, Michel se prépare pour expliquer[34] à Bocage les relations ambiguës qu'il entretient avec le paysan Bute :

« L'insupportable instant ! Tous les grands sentiments seront de mise ; je vais être forcé de le prendre au sérieux. Quelles explications inventer ? Comme je vais jouer mal ! Ah ! je voudrais rendre mon rôle... » dit Michel, p. 146-147.

    Dans Isabelle, Gérard fait lui aussi appel à la dramaturgie pour justifier son imminent départ de la Quartfourche dont il ne supporte plus l'ambiance :

« Au déjeuner je jouai donc la petite comédie que j'avais préméditée » dit Gérard, p. 74.

    Il va s'en suivre une scène où les procédés d'exagération, d'amplification vont le disputer aux effets visuels et aux répétitions :

« -- Allons bon ! Quel ennui !... murumurai-je en ouvrant une des enveloppes que m'avait tendues Madame Floche ; et comme, par discrétion, aucun de mes hôtes ne relevait mon exclamation, je repris de plus belle : Quel contretemps ! en jouant la surprise et la déconvenue, tandis que mes yeux parcouraient un anodin billet. [...] -- Oh ! rien de très grave, répondis-je aussitôt. Mais hélas ! je vois qu'il va me falloir rentrer à Paris sans retard, et de là vient ma contrariété. » continue Gérard, p. 74-75.

    Gérard va assister en spectateur clandestin à une scène de tragi-comédie qui se déroule entre Isabelle, Mme de Saint-Auréol et Mme Floche dont la signification demeure ambiguë :

« J'étais comme au spectacle. Mais puisqu'elles ne se savaient pas observées, pour qui ces deux marionnettes jouaient-elles la tragédie ? Les attitudes et les gestes de la fille me paraissaient aussi exagérés, aussi faux que ceux de la mère... » dit Gérard, p. 147.

    Un peu plus loin :

« Isabelle avait pris une attitude méditative, les mains retombées et croisées devant elle, le regard perdu... » dit Gérard, p. 144.

« Madame de Saint-Auréol ne baissa pas les yeux un instant, continua de lancer droit devant elle des regards aigus et glacés comme sa voix » dit Gérard, p. 146.

    Dans Les Faux-monnayeurs, c'est la scène finale qui relève ouvertement du théâtre puisque tous les éléments sont réunis pour construire une véritable mise-en-scène :

« Et bientôt Ghéridanisol dit à Boris, à voix mi-haute et sans le regarder, ce qui donnait à ses paroles, estimait-il, un caractère plus fatal : "Mon vieux, tu n'as plus qu'un quart-d'heure." » p. 372.

    Il y a des sorties et des entrées d'acteurs :

« Une angoisse intolérable s'empara de lui [Philippe] et, bien que l'étude fût sur le point de finir, feignant un urgent besoin de sortir, ou peut-être très authentiquement pris de coliques, il leva la main et claqua des doigts comme les élèves ont coutume de faire pour solliciter du maître une autorisation ; puis, sans attendre la réponse de La Pérouse, il s'élança hors du banc. Pour gagner la porte, il devait passer devant la chaire du maître ; il courait presque, mais chancelait. » p. 373.

« Presque aussitôt après que Philippe fut sorti, Boris à son tour se dressa. » p. 373.

    La solennité est très accentuée pour cette épreuve d'admission rituelle inventée par Ghéridanisol :

« Boris s'avança donc jusqu'à la place marquée. Il marchait à pas lents, comme un automate, le regard fixe » p. 374.

    La mise-en-scène est élaborée dans les plus petits détails :

« La place fatale était, je l'ai dit, contre la porte condamnée qui formait, à droite de la chaire, un retrait, de sorte que le maître, de sa chaire, ne pouvait le voir qu'en se penchant. » p. 374.

« La Pérouse se pencha. Et d'abord il ne comprit pas ce que faisait son petit fils, encore que l'étrange solennité de ses gestes fût de nature à l'inquiéter. » p. 374.

    Ces jeux de voilement et de dévoilement démontrent à quel point l'image n'est pas quelque chose d'universel, de fermement objectif. Dans une même scène, les personnages sont plus ou moins lucides, plus ou moins conscients. À l'intérieur de notre passage, même la mort de Boris est presque chorégraphiée :

« Le coup partit. Boris ne s'affaissa pas aussitôt. Un instant le corps se maintint, comme accroché dans l'encoignure ; puis la tête, retombée sur l'épaule, l'emporta ; tout s'effondra. » p. 374.

    C'est une véritable tragédie antique : chez Philippe se manifestent la terreur et la pitié chères à Aristote ; mais aussi classique puisque les trois unité de temps (à la fin de l'étude), de lieu (dans une salle d'étude, presque devant l'estrade du surveillant) et d'action (l'épreuve de Boris) sont respectées. On peut même trouver une résonance d'oracle à la phrase de La Pérouse qui avait voulu se suicider avec le même pistolet :

« La vérité, si je ne me suis pas tué, c'est que je n'étais pas libre. Je dis à présent : j'ai eu peur ; mais non : ce n'était pas cela. Quelque chose de complètement étranger à ma volonté, de plus fort que ma volonté me retenait... Comme si Dieu ne voulait pas me laisser partir. Imaginez un marionnette qui voudrait quitter la scène avant la fin de la pièce... Halte-là ! On a encore besoin de vous pour le final. » dit-il, p. 244.

    Pourtant, cette scène est aussi celle de l'ambiguïté et du contre-nature. Aucun personnage présent si ce n'est peut-être Ghéridanisol n'a une connaissance globale de l'action ; Philippe et Georges - et Boris ? - pensent que le revolver n'est pas chargé, La Pérouse se trouve en décalage et réalise trop tard ce qui se passe. La salle d'étude devient le théâtre des apparences trompeuses et de la cruauté, de la duplicité de trois lycéens.

 

L'image troublée :

    Pour illustrer cette ambivalence du regard dans notre corpus, nous allons considérer quelques situations dans lesquelles un personnage en observe un autre en sachant, ou non, que celui-ci sait qu'il est lui-aussi observé. Ces situations sont peu nombreuses mais nécessitent, pour plus de clarté, d'être présentées dans leur contexte ce qui expliquera leur éventuelle longueur.

    Tout d'abord, on pourrait se reporter à la fin de l'acte II du Roi Candaule, dans la scène II, comme nous l'avions fait dans la troisième sous-partie de notre première partie pour souligner la situation d'un Gygès qui observe la reine Nyssia à son insu. En effet, cette scène II est hybride et mérite que l'on s'y intéresse à présent puisque ce même Gygès devient l'observateur avoué et embarrassé d'une scène entre le roi et sa femme. C'est Candaule qui a obligé Gygès à assister au coucher de la reine en utilisant le pouvoir d'invisibilité de l'anneau. Reportons-nous aux dernières didascalies de l'acte afin d'éclairer la scène avec plus de précision :

« Nyssia s'est presque complètement dévêtue. Gygès, malgré lui, regarde et s'est avancé ; on sent qu'il lutte, et voudrait ne pas voir ; au moment où Nyssia va laisser tomber son dernier voile, il s'élance vers le flambeau qui reste et le jette à terre. » p. 224.

    Gygès assistera pourtant à toute la scène et même plus comme le suggère l'impérieux dernier dialogue entre Candaule et Gygès dissimulé :

- LE ROI CANDAULE (à voix basse) : C'est toi, Gygès ? -- C'est toi ?

- GYGES (très bas) : Oui, c'est moi.

- LE ROI CANDAULE (impérieux) : Reste !

(s'en allant) : Et maintenant, que tout autour de moi soit heureux. (Il sort.)

    Candaule organise pour Gygès une véritable scène de voyeurisme indirect puisque c'est son épouse Nyssia qui est la principale convergence du regard tiers. Ici, le regard est obligé puisque Candaule force Gygès à contempler Nyssia. A l'instar du bonheur, le Roi doit éprouver la vue par le biais d'un tiers, à travers Gygès.

    Dans L'Immoraliste, on rencontre aussi ce type de regard plurilatéral, que ce soit de façon presque banale dans le quotidien des relations de Michel et Marceline, sous la forme d'une curieuse sensation...

« elle sentit que je la regardais » dit Michel à propos de sa femme, p. 22-23.

   ... ou comme fondement de l'épisode central[35] du récit, celui du vol des ciseaux :

« Un matin, j'eus une curieuse révélation sur moi-même : Moktir, le seul des protégés de ma femme qui ne m'irritât point, était seul avec moi dans ma chambre. Je me tenais debout auprès du feu, les deux coudes sur la cheminée, devant un livre, et je paraissais absorbé, mais pouvais voir se refléter dans la glace les mouvements de l'enfant à qui je tournais le dos. Une curiosité que je ne m'expliquais me faisait surveiller ses gestes. Moktir ne se savait pas observé et me croyait plongé dans la lecture. Je le vis s'approcher sans bruit d'une table où Marceline avait posé, près d'un ouvrage, une paire de petits ciseaux, s'en emparer furtivement, et d'un coup les engouffrer dans son burnous. Mon coeur battit avec force un instant, mais les plus sages raisonnements ne purent faire aboutir en moi le moindre sentiment de révolte. Bien plus ! je ne parvins pas à me prouver que le sentiment qui m'emplit alors fût autre choses que de l'amusement, de la joie. Quand j'eus laissé à Moktir le temps de me bien voler, je me tournai de nouveau vers lui et lui parlai comme si rien ne s'était passé. Marceline aimait beaucoup cet enfant ; pourtant ce ne fut pas, je crois, la peur de la peiner qui me fit, quand je la revis, plutôt que dénoncer Moktir, imaginer je ne sais quelle fable pour expliquer la perte des ciseaux. A partir de ce jour, Moktir devint mon préféré. » raconte Michel, p. 53-54.

    L'intérêt de cette scène est multiple : en elle-même tout d'abord puisqu'elle nous présente deux personnages qui s'observent à la dérobée tout en continuant parallèlement leurs occupations réciproques, chacun pensant posséder l'autre. Ici, le regard n'est pas forcé comme dans Le Roi Candaule, ni redirigé par le moyen d'un autre personnage, mais il est biaisé, détourné. La scène prend aussi son importance dans l'organisation de l'oeuvre puisque l'on apprendra mystérieusement par Ménalque que Moktir s'est su démasqué au moment de son forfait et fut étonné de la réaction de Michel. C'est comme si Gide se refusait à déclarer un vainqueur de cette joute du regard en accordant à Moktir l'impunité mais pas l'invisibilité :

« -- Il [Moktir] prétend vous les avoir pris pendant que vous tourniez la tête, un jour que vous étiez seul avec lui dans une chambre ; mais l'intéressant n'est pas là ; il prétend qu'à l'instant qu'il les cachait dans son burnous, il a compris que vous le surveilliez dans une glace et surpris le reflet de votre regard l'épier. Vous aviez vu le vol et vous n'avez rien dit[36] ! Moktir s'est montré fort surpris de ce silence... moi aussi. » dit Ménalque à Michel, p. 109.

    Michel est perdant au jeu du regard ; il pensait être celui qui dominait, qui possédait mais il découvre qu'il en était autrement. Cet épisode contient donc de quoi nourrir la trame du récit et dépasser ses propres limites puisque Ménalque ne serait peut-être pas venu à la rencontre de Michel sans la curieuse réaction de celui-ci face au vol : une sorte d'effet papillon[37], peut-être.

    Dans Isabelle, les journées de travail du narrateur en compagnie de M. Floche, dans le bureau de ce dernier, disposent le décor propice aux échanges visuels. En effet, les deux bureaux des personnages se font face, créant ainsi une promiscuité intéressante :

« Je ne levais point la tête de dessus mon travail sans rencontrer le regard du bonhomme, qui me souriait en hochant la tête, ou qui, vite, par crainte de m'importuner, détournait les yeux et feignait d'être plongé dans sa lecture. » dit Gérard à propos de M. Floche, p. 45.

    Ici, les deux personnages s'observent indirectement tout en continuant, comme pour Michel et Moktir, leurs activités respectives, l'un refusant de soutenir le regard de l'autre.

    La première entrevue de Georges et Édouard, dans Les Faux-monnayeurs, nous offre un épisode de choix pour notre étude. Édouard observe Georges qui s'apprête à dérober un livre à l'étalage d'une librairie mais celui-ci a l'intuition d'être surveillé et modifie, mine de rien, ses intentions :

« A un certain moment, le surveillant fut appelé à l'intérieur de la boutique ; il n'y resta qu'un instant, puis revint s'asseoir sur sa chaise ; mais cet instant avait suffi pour permettre à l'enfant de glisser dans la poche de son manteau le livre qu'il tenait en main ; puis, tout aussitôt, il se remit à fouiller les rayons, comme si de rien n'était. Pourtant il était inquiet ; il releva la tête, remarqua mon regard et comprit que je l'avais vu. Du moins, il se dit que j'avais pu le voir, il n'en était sans doute pas bien sûr ; mais, dans le doute, il perdit toute assurance, rougit et commença de se livrer à un petit manège où il tâchait de se montrer tout à fait à son aise, mais qui marquait une gêne extrême. Je ne le quittais pas des yeux. Il sortit de la poche le livre dérobé ; l'y renfonça ; s'écarta de quelques pas ; tira de l'intérieur de son veston un pauvre petit portefeuille élimé, où il fit mine de chercher l'argent qu'il savait fort bien ne pas y être, fit une grimace significative, une moue de théâtre, à mon adresse évidemment, qui voulait dire : "Zut ! je n'ai pas de quoi", avec cette petite nuance en surplus : "C'est curieux, je croyais avoir de quoi" tout cela un peu exagéré, un peu gros, comme un acteur qui a peur de ne pas se faire entendre. Puis enfin, je puis presque dire : sous la pression de mon regard, il se rapprocha de nouveau de l'étalage, sortit enfin le livre de sa poche et brusquement le remit à la place que d'abord il occupait. Ce fut fait si naturellement que le surveillant ne s'aperçut de rien. Puis l'enfant releva la tête de nouveau, espérant cette fois être quitte. Mais non ; mon regard était toujours là ; comme l'oeil de Caïn ; seulement mon oeil à moi souriait. Je voulais lui parler ; j'attendais qu'il quittât la devanture pour l'aborder ; mais il ne bougeait pas et restait en arrêt devant les livres, et je compris qu'il ne bougerait pas tant que je le fixerais ainsi. Alors, comme on fait à "quatre coins" pour inviter le gibier fictif à changer de gîte, je m'écartai de quelques pas, comme si j'en avais assez vu. Il partit de son côté ; mais il n'eut pas plus tôt gagné le large que je le rejoignis. » raconte Édouard, p. 87-88.

    Édouard devient dans cette scène le chasseur[38] d'image qui guette sa proie et la force par l'influence du regard à se dérober. Pour plus de clarté, nous avons graissé les passages qui avaient trait au regard et souligné ceux qui avaient rapport à la dissimulation. La véritable duplicité visuelle apparaît lorsqu'une expression est à la fois en gras et soulignée. Ici, le texte est à double, voire à triple niveau. En effet, à double car Édouard n'est pas dupe et décode parfaitement, lucidement même, ce qu'il appelle "un petit manège". D'autre part, à triple niveau car à la fin de notre passage, Édouard devient celui qui trompe, qui offre une apparence falsifiée au regard de Georges : il lui fait croire qu'il en a "assez vu" pour mieux le rattraper et en savoir davantage.

    On retrouve dans une moindre mesure d'autres scènes de regards au cours du récit, entre La Pérouse et son petit-fils Boris :

« le matin, quand il s'en va au lycée avec les autres, je me penche à ma fenêtre pour le regarder passer. Il le sait... Eh bien ! il ne se retourne pas ! » dit La Pérouse à propos de Boris.

    ou encore :

« La Pérouse cependant s'affectait de ne rencontrer point le regard de Boris » p. 247.

    Dans la scène finale du suicide de Boris, la méchante duplicité de Georges transparaît tout-à-fait dans son regard :

« Georges, à la gauche de Ghéridanisol, suivait la scène du coin de l'oeil, mais faisait mine de ne pas voir. » p. 373.

    Le retour d'Olivier à Paris donne lieu à une série de scènes "en cascade" qui vont faire transiter l'information à travers plusieurs personnages d'une façon qui ne sera jamais franche, ni ouverte, mais toujours "à la dérobée" :

    Olivier accompagné de Bernard aperçoit Georges et ses amis : « A quelques pas devant eux, sur le boulevard Saint-Michel, qu'ils remontaient, Olivier venait d'apercevoir Georges, son jeune frère. Il saisit Bernard par le bras, et tournant les talons aussitôt, l'entraîna précipitamment. » p. 258.

    Georges a pourtant tout vu : « La conversation de ces trois enfants [Ghéridanisol, Philippe et Georges] était très animée ; mais l'intérêt que Georges y prenait ne l'empêchait pas d' "avoir l'oeil" comme il disait. » p. 259.

    Plus tard, Mme Molinier dira avoir feint de ne pas entendre la nouvelle : « Tenez : je sais qu'il est à Paris. Georges l'a rencontré ce matin ; il l'a dit incidemment, et j'ai feint de ne pas l'entendre, car il ne me plaît pas de le voir dénoncer son frère. » dit Mme Molinier à Édouard, p. 269.

    Nous sommes passés de la duplicité visuelle d'un Georges qui fait semblant de ne rien voir ou d'un Olivier qui ne veut pas être vu, à la duplicité auditive de Mme Molinier qui ne désire pas montrer qu'elle a entendu, ce qui nous amène à prendre quelques instants pour illustrer ce déplacement d'un exemple. Celui des conversations de Georges et de ses amis à la sortie du Lycée : Georges raconte à Philippe la scène où Ghéridanisol plaisante plus que douteusement sur l'enfant d'une jeune femme (p. 248). Pourtant, Georges ne savait pas que Ghéridanisol savait parfaitement qu'il était observé. En réponse, Georges organise une sorte de scène équivalente à l'intention de Ghéridanisol :

    Georges et Philippe discutent : « Léon Ghéridanisol, qui s'était rapproché d'eux, les écoutait. Il ne déplaisait pas à Georges d'être entendu par lui ; si l'autre l'avait épaté tantôt, Georges gardait en réserve de quoi l'épater à son tour » p. 250.

    Le curieux parallélisme entre la vision et l'audition trouve encore des échos tout au long de notre cheminement. Nous avons pu étudier comment quelques scènes précises permettent de souligner l'ambivalence du regard qui existe au coeur des relations de nos personnages.

 

L'humaine dissimulation des personnages :

    Les images qu'offrent d'eux-mêmes certains personnages peuvent parfois quitter la réalité la plus immédiate, générant une image qui va à l'encontre de celle informative et descriptive, véritablement stable, fiable, dont nous avons parlé en première partie, et qui s'inscrit en illustration d'une image dangereuse et trompeuse. L'image devient à ce moment trop révélatrice et certains personnages peuvent vouloir la cacher ; ce procédé de création d'une image fausse est pourtant vain dans une certaine mesure car on peut penser que l'image qu'on choisit pour se dissimuler devient à son tour révélatrice, comme le masque révèle parfois son porteur. Dans L'Immoraliste, Michel veut dissimuler autant que possible sa maladie à Marceline :

« Ma première pensée fut de cacher ce sang à Marceline. » dit Michel lors de sa première crise de tuberculose, p. 27.

    L'exaspération qui résulte de cette falsification annonce peut-être déjà le refus de toute compromission de la part du futur "immoraliste" :

« une sorte d'irritation me vint de ce qu'elle n'eût rien su voir. Je me sentais injuste, il est vrai, me disais : si elle n'a rien vu, c'est que je cachais bien ; n'importe ; rien n'y fit ; cela grandit en moi comme un instinct, m'envahit... à la fin cela fut trop fort ; je n'y tins plus : comme distraitement, je lui dis : -- J'ai craché le sang, cette nuit. » dit Michel, p. 27-28.

    Pourtant, la convalescence de Michel sera elle-aussi dissimulée en partie à Marceline :

« Il importait qu'elle [Marceline] ne troublât pas ma renaissance ; pour la soustraire à ses regards, je devais donc dissimuler. » dit Michel, p. 70.

    De même « Ainsi ne lui livrais-je de moi qu'une image qui, pour être constante et fidèle au passé, devenait de jour en jour plus fausse. » dit Michel, p. 70.

    C'est peut-être Ménalque qui nous donnera un semblant de début d'explication qui pourrait justifier l'image trompeuse qu'offre Michel à Marceline :

« C'est à soi-même que chacun prétend le moins ressembler. Chacun se propose un patron, puis l'imite ; même il ne choisit pas la patron qu'il imite ; il accepte un patron tout choisi. » dit Ménalque, p. 115.

    C'est pour rassurer Marceline que Michel dissimule la métamorphose qui s'opère en lui, mais aussi pour ne pas être gêné dans sa renaissance. Une certaine ambiguïté poursuit le personnage de Michel à travers toutes ses évolutions si l'on en juge par l'interrogation du narrateur à la fin du récit :

« Il avait achevé ce récit sans un tremblement dans la voix, sans qu'une inflexion ni qu'un geste témoignât qu'une émotion quelconque le troublât, soit qu'il mît un cynique orgueil à ne pas nous paraître ému, soit qu'il craignît, par une sorte de pudeur, de provoquer notre émotion par ses larmes, soit enfin qu'il ne fût pas ému. » p. 178.

    Dans Le Roi Candaule, la dissimulation est un motif important puisque la pièce semble construite sur un perpétuel jeu d'apparitions et de disparitions :

« que celui qui tient son bonheur, -- qu'il se cache ! / Ou bien qu'il cache aux autres son bonheur. » dit Gygès dans le prologue de la pièce, p. 169.

    Cette oscillation concerne aussi la reine :

« Pourquoi se cachait-elle ? Se croit-elle trop laide ? » demande Sébas à propos de la reine, p. 173.

« Non : trop belle, au contraire. » répond Archélaüs.

« Quoi ? de l'orgueil ? » reprend Sébas.

« De la pudeur. » dit Archélaüs.

    Ce dialogue nous a livré les principales raisons pour lesquelles on se dérobe au regard dans la pièce : la laideur[39], la beauté[40], la pudeur[41], l'orgueil[42]. La reine a pour l'instant le charme de l'inconnu :

« C'est la première fois qu'on la voit en public. » dit le Cuisinier, p. 172.

« On dit qu'elle est extrêmement belle. » dit Simmias, p. 176.

« Mais personne n'a pu la voir. » répond Phèdre.

    La bague est à elle seule un concentré d'oscillations entre apparition et disparition : elle provient du ventre d'un poisson où elle était dissimulée, fait disparaître le roi pendant le repas puis reparaître, motive l'invitation du pêcheur Gygès à la table du roi, puis de sa femme, cache Gygès à la reine, montre les intentions du roi à son épouse, entraîne la chute puis la mort du roi... Ne disait-elle pas :

« Je cache le bonheur », p. 189.

    Le Roi Candaule sera vite dégoûté de ses velléités ostentatoires à mesure qu'il en aura mesuré empiriquement les dangers :

« que pensez-vous de mon bonheur ? -- » demande Candaule à Nyssia, p. 194.

« Qu'il est pareil à moi, mon seigneur. [...] Que je crains qu'il se fane à rester découvert... » répond Nyssia.

    Ce qui aura pour conséquence :

« Et Nyssia, tu sais : maintenant je l'enferme / Dans l'ombre, loin de tous, pour moi seul ; / Comme un parfum subtil, indiscret, qui s'évente... » dit Candaule à Phèdre, p. 245.

    Dans Les Faux-monnayeurs, Georges est habile dans l'exercice de la dissimulation :

« Le petit s'approcha, me tendit la main ; je l'embrassai... J'admire la force de dissimulation des enfants : il ne laissa paraître aucune surprise » dit Édouard à propos de Georges, p. 92

    Ainsi, on retrouve chez certains personnages une tendance à offrir une image modifiée, voire complètement fausse d'eux-mêmes, qui souvent abuse facilement leurs semblables. C'est peut-être Édouard qui nous fournit la meilleure clé de lecture des oeuvres de Gide lorsqu'il critique son collègue Douviers :

« Je sens je ne sais quoi d'insuffisant chez Douviers, d'abstrait et de jobard. Il prend toujours les choses et les êtres pour ce qu'ils se donnent ; c'est peut-être parce que lui se donne toujours pour ce qu'il est. » (p. 95)

    Le plus fidèle représentant[43] de Gide dans Les Faux-monnayeurs nous avoue à demi-mot que jamais aucun personnage ne présente sa véritable nature sans la déguiser peu ou prou, que seuls les êtres indigents ou timorés s'exposent sans fard, sans malice, sans obscurité.

 

L'image mouvante de certains personnages :

    Au-delà de cette dissimulation volontaire mise en place par les personnages, il faut, en manière de prolongement logique, considérer l'évolution involontaire et parfois inconsciente de l'apparence des acteurs de nos récits. Ainsi dans L'Immoraliste, Michel est frappé par la métamorphose "citadine" de Charles :

« Je vis entrer, à la place de Charles, un absurde Monsieur, coiffé d'un ridicule chapeau melon. Dieu ! qu'il était changé ! Gêné, contraint, je tâchai pourtant de ne pas répondre avec trop de froideur à la joie qu'il montrait de me revoir ; mais même cette joie me déplut ; elle était gauche et ne me parut pas sincère. Je l'avais reçu dans le salon, et, comme il était tard, je ne distinguais pas bien son visage ; mais, quand on apporta la lampe, je vis avec dégoût qu'il avait laissé pousser ses favoris. » dit Michel, p. 134.

    De la même façon, il sera déconcerté lorsqu'il reviendra à Biskra pour retrouver les enfants de sa convalescence :

« Je ne reconnais pas les enfants, mais les enfants me reconnaissent. Prévenus de mon arrivée, tous accourent. Est-il possible que ce soient eux ? Quelle déconvenue ! Que s'est-il donc passé ? Ils ont affreusement grandi... En à peine un peu plus de deux ans -- cela n'est pas possible... quelles fatigues, quels vices, quelles paresses, ont mis tant de laideur sur ces visages, où tant de jeunesse éclatait ? » dit Michel, p. 169-170.

    Michel éprouve par expérience le désarroi d'un Ménalque[44] face au temps qui passe, l'impuissance à empêcher l'altération physique et morale des personnes qu'il a connues. Cette confusion est la même que celle de Gérard, dans Isabelle, lorsqu'il place en regard l'Isabelle du médaillon et celle du présent, à la manière d'un portrait de Dorian Gray inversé[45] :

« Si je continuais mon histoire, ce serait celle d'une autre femme où vous ne reconnaîtriez plus l'Isabelle du médaillon. » dit Isabelle, p. 183-184.

    Dans Le Roi Candaule, la femme de Gygès va se trouver victime de la comparaison avec Nyssia, épouse du roi, reconnue comme la plus belle femme du royaume. Même si objectivement Trydo n'a pas évolué, la confrontation avec la reine pour l'aspect physique, et le récit de Sébas pour l'aspect moral, l'a révélée comme insoutenable pour Gygès :

« Tu pouvais croire que ta femme était belle... / Mais je t'ai vu soudain qui voyais Nyssia, / Et aussitôt Trydo ne t'a plus paru belle. » dit Candaule à Gygès, p. 211.

« Non ! mais il ne faudrait pourtant pas que cette ordure / S'en vienne comme ça faire le fier devant moi, / Et prétendre qu'il est le seul à toucher cette femme... » dit Sébas à la cour à propos de Trydo, p. 202.

    À la fin de la pièce, Gygès devenu roi sera celui qui tente de s'opposer à toute perturbation, à toute évolution, notamment quant à la visibilité de Nyssia, comme pour empêcher cette perversion de l'image qui survient chez les personnages :

« [Hostilement] Ce visage si beau, Madame, / Je croyais qu'il devait rester voilé. » dit Gygès, p. 247.

« Voilé pour vous, Gygès. Candaule a déchiré mon voile. » répond la reine, méprisante.

« Eh bien ! recousez-le. » insiste finalement Gygès.

    On peut souligner aussi que le cadre romanesque subit lui-aussi une certaine perversion. Le Biskra que retrouve Michel n'a plus le même éclat ni le même attrait que celui où il renaquit. De même, la Quartfourche dans laquelle revient Gérard est en profonde décomposition comme le répète Gratien :

« j'aurais mieux aimé mourir avant d'avoir vu tout cela. » dit Gratien à Gérard, p. 168.

    Pourtant, ces deux théâtres souffrent à cause de leurs occupants et la déliquescence de l'espace provient directement de celle, plus liée au temps qui passe, des personnages.

    Nous avons pu montrer comment se manifeste la duplicité visuelle des personnages, par des situations où l'observateur devient aussi l'observé, par des moyens de dissimulation dont se servent les personnages, par la modification de l'apparence de ceux-ci plus ou moins consciemment, et par l'utilisation de la théâtralité dans le but de déguiser la vérité, de travestir l'image naturelle.



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