III) L'auto-mystification ou les égarés :

    Après avoir considéré successivement comment les personnages offrent plus ou moins volontairement d'eux-mêmes une image déformée ou trompeuse, puis comment l'exercice du regard possède ses propres limites, nous allons étudier une certaine catégorie de personnages qui se trompent eux-mêmes.

 

Les éblouissements :

    Le phénomène de l'éblouissement nous intéressera d'autant plus qu'il lie un aspect visuel, une sorte d'aveuglement renversé, avec une révélation qui fait que rien ne sera plus comme avant pour le personnage concerné. Pour Michel, dans L'Immoraliste, c'est l'épisode du vol des ciseaux et la découverte de Moktir qui entraîne cet éblouissement :

« Un matin, j'eus une curieuse révélation sur moi-même » dit Michel, p. 53.

    Marceline est pour sa part plus sensible aux splendides paysages des alentours de Biskra :

Marceline « aimait le grand air et la marche. La liberté que lui valait ma maladie lui permettait de longues courses dont elle revenait éblouie » dit Michel, p. 48.

    Pour Gérard, dans Isabelle, la découverte de la lettre dans la chapelle va lui fournir plus d'explications sur la nature d'Isabelle mais tout en le poussant à tenter de reconstituer les faits, et cela, de manière inexacte :

« une enveloppe tomba sur le plancher ; tachée, moisie, elle avait pris le ton de la muraille, au point que tout d'abord elle n'étonna point mon regard ; non, je ne m'étonnai pas de la voir ; il ne paraissait pas surprenant qu'elle fût là. [...] Je regardai la signature et j'eus un éblouissement : le nom d'Isabelle était au bas de ces feuillets ! » dit Gérard, p. 104.

    L'éblouissement est ici une sorte d'aveuglement partiel dans lequel Gérard oublie tout l'environnement de la Quartfourche ainsi que ses habitants pour se focaliser sur une vieille image d'Isabelle qu'il s'est fabriquée presque oniriquement.

    La prise de conscience d'une situation jusqu'alors non révélée aboutit aussi à une sorte d'éblouissement. C'est le cas, dans Les Faux-monnayeurs, de Bernard lorsqu'il lit le journal d'Édouard :

« C'est par la lettre de Laura, insérée dans le journal d'Édouard, que Bernard acheva sa lecture. Il eut un éblouissement : il ne pouvait douter que celle qui criait ici sa détresse, ne fût cette amante éplorée dont Olivier lui parlait la veille au soir, la maîtresse abandonnée de Vincent Molinier. » p. 125.

    Là encore, l'éblouissement est un aveuglement dissimulé puisque Bernard va laisser de côté l'essentiel - l'amour d'Édouard pour Olivier - au profit des relations de Vincent avec Laura.

    La révélation peut aussi être douloureuse comme lorsque Olivier, malade chez Édouard, vient de quitter Passavant que le romancier n'apprécie pas beaucoup :

« Il [Olivier] prit pour un singulier ce pluriel. Il crut qu'Édouard visait particulièrement Passavant et ce fut, dans son ciel intérieur, comme un éblouissant et douloureux éclair traversant la nuée qui depuis le matin s'épaississait affreusement dans son coeur. » p. 289.

    On rencontre à nouveau ce genre d'éclair de lucidité instantané chez Gertrude guérie dans La Symphonie pastorale. Sans que le mot apparaisse, on comprend pourtant que c'est de cela qu'il s'agit :

« Quand j'ai vu Jacques, j'ai compris soudain que ce n'était pas vous que j'aimais ; c'était lui. » dit Gertrude au pasteur, p. 146-147.

    À travers un phénomène où le personnage concerné souffre d'y voir tout d'un coup "trop clair" pour ses yeux, c'est l'esprit qui succède à la vue pour découvrir quelque vérité plus ou moins profonde.

 

Les aveuglements :

    Parallèlement au phénomène d'éblouissement, il existe des personnages frappés d'aveuglement - volontaire ou non - dans nos récits. C'est le cas, nous avons esquissé de le dire, de Gérard, dans Isabelle, qui élabore tout un monde autour d'un médaillon :

« Sans doute j'étais fou de m'exalter ainsi sur une flatteuse image vraisemblablement vieille de plus de quinze ans » dit Gérard, p. 100.

    Durant la lecture de la lettre trouvée, l'inconscient de Gérard rapporte curieusement les événements à sa personne :

« Elle occupait à ce point mon esprit... j'eus un instant l'illusion qu'elle m'écrivait à moi-même » dit Gérard après avoir lu la lettre cachée, p. 106.

    Pourtant Gérard ne sait rien d'Isabelle ; il ignore qu'elle est à l'origine du meurtre de son amant, qu'elle est sans scrupules et peu distinguée :

« Déjà, je reconnaissais assez mal celle dont mon imagination s'était éprise. » dit Gérard, p. 184.

    Enfin, c'est Isabelle elle-même qui parvient à redonner sa lucidité à Gérard : elle place lucidement son apparence actuelle en regard de l'image que Gérard avait extrapolée :

« Si je continuais mon histoire, ce serait celle d'une autre femme où vous ne reconnaîtriez plus l'Isabelle du médaillon. » dit Isabelle, p. 183-184.

 

    Dans Les Faux-monnayeurs, les personnages aveuglés sont nombreux et ne le sont pas tous au même degré. Le pasteur et sa famille offrent un première exemple. Armand reproche à son père de refuser volontairement de prendre conscience de son cadre familial, de refuser le réel au profit d'une fausse dimension spirituelle :

« Il est très épatant, mon papa. Il sait par coeur un tas de phrases consolatrices pour les principaux événements de la vie. C'est beau à entendre. Dommage qu'il n'ait jamais le temps de causer... » dit Armand à Olivier, p. 275.

    De même, Édouard, à propos[49] des tentatives du pasteur pour arrêter de fumer, a du mal à lui trouver des circonstances atténuantes devant Sarah :

« Peut-être après tout qu'il ne se souvenait pas, ajoutais-je [Édouard], ne voulant pas laisser paraître devant Sarah tout ce que je soupçonnais là d'hypocrisie. » (p. 112)

    C'est plus ici qu'une simple dissimulation : ce petit fait témoigne ouvertement d'un aveuglement plus général. En effet, le pasteur se focalise sur sa fonction religieuse au détriment de sa famille, refusant même de voir le malheur des siens.

    La Pérouse commence à se rendre compte, vers la fin de sa vie, de la duplicité de son entourage :

« il y a certains actes de ma [de La Pérouse] vie passée que je commence seulement à comprendre. Oui, je commence seulement à comprendre qu'ils n'ont pas du tout la signification que je croyais jadis, en les faisant... C'est maintenant seulement que je comprends que toute ma vie, j'ai été dupe. Madame de La Pérouse m'a roulé ; mon fils m'a roulé ; tout le monde m'a roulé ; le Bon Dieu m'a roulé... » (p. 118)

    Olivier de son côté est aussi en proie au doute inverse par rapport à son aventure avec Passavant :

« Son aveuglement, près de Passavant, n'avait-il pas été volontaire ? » se demande-t-il, p. 289.

    On peut se demander jusqu'à quel point l'aventure d'Olivier avec le comte Passavant n'est pas identique à celle de Vincent avec Lady Griffith. En effet, sous le couvert d'un déguisement narratif, on nous rapporte à demi-mot que Vincent a pu tuer Lady Griffith et est devenu fou. Le frère aîné d'Olivier écrit :

« Je vis depuis une quinzaine de jours en compagnie d'un singulier individu que j'ai recueilli dans ma case. Le soleil de ce pays a dû lui taper sur le crâne. J'ai d'abord pris pour du délire ce qui est bel et bien de la folie. [...] Un hideux nègre qui l'accompagnait, remontant avec lui la Casamance, et avec qui j'ai un peu causé, parle d'une femme qui l'accompagnait et qui, si j'ai bien compris, a dû se noyer dans le fleuve, certain jour que leur embarcation a chaviré. Je ne serais pas étonné que mon compagnon ait favorisé la noyade. » écrit Alexandre, p. 361-362.

    Tous les personnages sont aveuglés et sont incapables de reconnaître Vincent en la personne du "singulier individu". Il faudra la curieuse intervention du narrateur pour nous éclairer, nous "désaveugler" :

« Olivier rendit la lettre sans rien dire. Il ne lui vint pas à l'esprit que l'assassin dont il était ici parlé fût son frère. » p. 362.

    Dans La Symphonie pastorale, le pasteur qui s'est volontairement aveuglé durant tout le roman sur son amour de Gertrude, est sermonné à son tour par cette dernière. Pour nuancer ses reproches, elle avance que son aveuglement physique correspondait en partie à son aveuglement moral ou intellectuel :

« Mon ami, mon ami, vous voyez bien que je tiens trop de place dans votre coeur et votre vie. Quand je suis revenue près de vous, c'est ce qui m'est apparu tout de suite ; ou du moins que la place que j'occupais était celle d'une autre et qui s'en attristait. Mon crime est de ne pas l'avoir senti plus tôt ; ou du moins - car je le savais bien déjà - de vous avoir laissé m'aimer quand même. Mais lorsque m'est apparu tout à coup son visage, lorsque j'ai vu sur son pauvre visage tant de tristesse, je n'ai plus pu supporter l'idée que cette tristesse fut mon oeuvre... » dit Gertrude, p. 145.

    Les phénomènes d'aveuglement sont donc ambigus chez nos personnages, navigant sans cesse entre le conscient et l'inconscient, entre le volontaire et l'involontaire. Il existe bien une sorte d'auto-mystification mais elle n'est jamais flagrante, un personnage ne pouvant pas vivre uniquement dans le mensonge. Les éblouissements et les aveuglements, chacun à leur manière, tendent à nous montrer que les personnages ne sont pas toujours libres de ce qu'ils pensent, ni de l'image qu'ils offrent d'eux-mêmes.

 

    Nous avons pu étudier les diverses manifestations d'une l'image dangereuse et trompeuse dont nos personnages savent se servir. En effet, comme elle est aisément transformable et malléable, certains personnages élaborent - plus ou moins consciemment - toute une duplicité visuelle à partir de leur image, une façon de se dérober au regard. Ainsi, nous avons pu voir que le regard possède lui-aussi ses limites qui en font un révélateur corrompu de la réalité, impropre à la décrire et à l'éclairer pleinement. Pourtant certains personnages ne veulent pas voir, ni prendre conscience de la réalité et deviennent sujets d'éblouissements, qui les y obligent, ou d'aveuglements qui les en préservent.



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