III) L'imparfaite spécularité ou la mise en abyme manquée :

 

Image problématique et "jeu de miroirs en mouvement" :

    Bien que notre Narcisse gidien, c'est-à-dire une partie de nos personnages, soit à la recherche de son image, la réussite de cette quête n'est jamais totalement assurée. Elle aboutit à une connaissance imparfaite et oscillante de soi et du monde à la manière de ce "jeu de miroirs en mouvement" dont parle Borgès[64]. Cet échec se manifeste d'abord par le décalage du monde des apparences et du réel. Gide exprime sa position dans son Journal :

« Ne pas se soucier de paraître. Être, seul est important. » écrit-il[65].

    Cette opposition sera développée à nouveau dans Les Faux-monnayeurs par le personnage d'Édouard, lui aussi dans son journal :

« Je commence à entrevoir ce que j'appellerais le "sujet profond" de mon livre. C'est, ce sera sans doute la rivalité du monde réel et de la représentation que nous nous en faisons. La manière dont le monde des apparences s'impose à nous et dont nous tentons d'imposer au monde extérieur notre interprétation particulière, fait le drame de notre vie. » p. 201.

    Le sentiment de ce clivage entre les apparences du monde et le monde réel lui-même trouve un prolongement dans l'hésitation du jeune Gide entre le rêve et ce qu'il appelle une seconde réalité. « Gide semble avoir eu tout jeune un goût ou un besoin de mystère qui le poussait à "épaissir" la réalité en lui supposant un double-fond, un arrière plan clandestin et prometteur. » précise P. Masson[66]. Ici, c'est entre le réel, un autre réel et le rêve que subsiste l'hésitation. À l'occasion du récit d'une réception chez ses parents, Gide tente de s'en expliquer :

« Et quand je me retrouve dans mon lit, j'ai les idées toutes brouillées et je pense, avant de sombrer dans le sommeil, confusément il y a la réalité et il y a les rêves ; et puis il y a une seconde réalité.
    La croyance indistincte, indéfinissable, à je ne sais quoi d'autre, à côté du réel, du quotidien, de l'avoué, m'habita durant nombre d'années ; et je ne suis pas sûr de n'en pas retrouver en moi, encore aujourd'hui, quelques restes. » écrit-il[67] dans Si le grain ne meurt.

    La confusion du réel et des apparences peut même amener l'auteur à croire que sa vision intellectuelle, sa pensée entraîne l'apparition ou la disparition de certains éléments de l'espace :

« Je ne parviens jamais à me persuader tout à fait de l'existence réelle de certaines choses. Il me semble toujours qu'elles n'existent plus quand je n'y pense plus ; ou tout au moins qu'elles ne se soucient plus de moi quand je ne me soucie plus d'elles. » ; puis « Il ne faudrait vouloir qu'une chose et la vouloir sans cesse. On est sûr alors de l'obtenir. Mais moi, je désire tout ; alors je n'obtiens rien. Je découvre toujours et trop tard que l'une m'était venue tandis que je courais à l'autre. » écrit[68] Gide[69].

    Si l'être doit trouver son reflet dans les manifestations de la réalité, paysage ou personnages, il lui faut parfois devenir à son tour le miroir de ce qu'il admire :

« il faut être capable de refléter même les choses les plus pures » écrit[70] Gide.

L'être doit s'effacer devant le monde, un peu à la manière du précepte final des Nourritures terrestres à Nathanaël : « Que mon livre t'enseigne à t'intéresser plus à toi qu'à lui-même, -- puis à tout le reste plus qu'à toi. »[71]. Le cheminement était clair de notre côté aussi : les personnages prennent le pas sur leur environnement, y trouvent leur propre reflet, leur vérité, puis c'est à eux de disparaître, de devenir les faire-valoir de ce qui leur est extérieur.

    Plus concrètement, le miroir possède un pouvoir ambigu chez Gide. C'est le plus souvent un témoin, mais un témoin gênant pour celui qui s'y trouve reflété, sorte de révélateur pour le lecteur quant à l'action qui se déroule. C'est le cas dans L'Immoraliste dans la scène[72] des ciseaux dérobés où Michel observe Moktir par le biais du miroir. De même dans Isabelle :

Isabelle « s'arrêta devant une console qui supportait un grand miroir et, pendant que la vieille fouillait dans un tiroir, s'avisant à son reflet du ruban d'émeraude qu'elle portait autour du cou, elle le détacha prestement, le roula autour de son doigt... » dit Gérard, p. 144.

    Dans La Symphonie pastorale, le pasteur semble très attentif à tout ce qui pourrait peiner Gertrude en lui rappelant son infirmité. Ce n'est que dans l'adaptation cinématographie de Jean Delannoy en 1946, avec Michèle Morgan dans le rôle de Gertrude, que l'on découvre une scène plus que significative : Gertrude parcourt une pièce en s'aidant de ses mains pour reconnaître les murs et les objets lorsqu'elle arrive devant un miroir. "Ah ! une vitre." dit-elle. Un des enfants du pasteur esquisse une rectification : "Non...", mais le pasteur l'interrompt et confirme Gertrude dans son erreur. Le miroir devient ici le rappel du regard extérieur porté ou renvoyé sur la relation de Gertrude et du Pasteur. Ce dernier éprouve d'ailleurs la même gêne que lorsque Getrude lui demande s'il la trouve jolie. Pour lui, admirateur des âmes, le miroir - et l'exercice de la vision, en général - acquiert la substance et la signification d'un regard tiers et réprobateur.

    Le miroir comme témoin gênant mais révélateur pour le lecteur peut devenir aussi l'interlocuteur visuel des personnages, l'intermédiaire le plus immédiat avec l'image qu'ils offrent d'eux-mêmes :

« cette barbe me gêna [...] Rentré dans la chambre d'hôtel, je me regardai dans la glace et me déplus ; j'avais l'air de ce que j'avais été jusqu'alors : un chartiste. » dit Michel dans L'Immoraliste, p. 68-69.

   ... voire une sorte d'artifice dramatique qui permet aux personnages de dialoguer en se tournant le dos, d'élaborer des jeux de regard plus complexes que s'ils se faisaient simplement face. Dans Les Faux-monnayeurs, par exemple, Lady Griffith discute avec Vincent :

« Elle [Lady Griffith] dit tout cela sans se retourner, tout en continuant d'arranger ses cheveux rebelles ; mais Vincent rencontra son regard dans la glace. » p. 66.

    Enfin, de façon plus métaphysique, Édouard confère à son journal une importance essentielle puisque le réel doit y transiter pour y être reconnu, validé et accepté en tant que tel :

« Le nouveau [carnet de Journal], sur quoi j'écris ceci, ne quittera pas de sitôt ma poche. C'est le miroir qu'avec moi je promène. Rien de ce qui m'advient ne prend pour moi d'existence réelle, tant que je ne l'y vois pas reflété. » dit Édouard, p. 155.

    Il n'est pas innocent que ce soit le personnage du romancier qui dresse de son journal un portrait proche de celui qu'un Stendhal donnait du roman : « Hé, monsieur, un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l'azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route. »[73].

    De façon plus anecdotique, on pourra souligner le statut de la bague dans Le Roi Candaule. En effet, c'est une espèce d'anti-miroir qui, non seulement, ne duplique pas, ni ne reflète l'image de son possesseur, mais va même jusqu'à supprimer la vision de l'être original en le dérobant aux regard lorsqu'elle est activée.

    Nos personnages à la recherche de leur image possèdent donc une connaissance imparfaite de soi perceptible au décalage qui existe parfois entre l'apparence et le réel, mais aussi dans l'indétermination de ce réel. Ils peuvent devenir, à leur tour, miroir de ce qu'ils observent ou admirent, mais le rôle du miroir comme objet reste important : parfois témoin gênant ou interlocuteur privilégié pour les personnages, tantôt une sorte de révélateur pour le lecteur. D'autres objets font écho au caractère réflectif et spéculatif miroir comme le journal intime ou l'anneau de Gygès.

 

La spécularité du regard :

    Dans les récits de Gide, on assiste à une sorte de mise en abyme du phénomène de voyeurisme mais de façon subtile et expérimentale. L'hypothèse, qui aurait séduit un Borgès, d'un étage supplémentaire à nos schémas de scènes de regard, replace le lecteur à l'origine de l'observation. En effet, on peut considérer que ce dernier tient un rôle passif dans les situations que nous avons mentionnées en II,1. Le lecteur épie un personnage qui en observe un autre sachant, ou non, que celui-ci sait qu'il est observé. Cette hypothèse, bien que compliquée, a le mérite de replacer le lecteur au coeur de l'oeuvre littéraire, de l'interpeller directement, cela établissant un pont solide entre la fiction et le réel ; peut-être est-ce là la seconde réalité qui préoccupait Gide dans sa jeunesse.

    D'autre part, de la même manière qu'il se met en scène dans son roman[74], l'auteur est peut-être aussi celui qui observe son lecteur en train de lire, ses réactions, ses attitudes, de la même façon qu'un Gide[75] aime contempler le paysage par les yeux d'un ami. Si cette spécularité est imparfaite, c'est que le lecteur ressemble, lorsqu'il parcourt l'oeuvre, à certains personnages qui ont accès à des connaissances que leur statut n'aurait pas dû leur concéder mais qu'ils ne savent pas tout de suite comment intégrer. C'est le cas de Bernard, dans Les Faux-monnayeurs, qui trouve le journal d'Édouard dans la valise de celui-ci, le lit mais ne le comprend pas dans sa totalité, seulement en partie et progressivement, par éclairs. De même Lafcadio, dans Les caves du Vatican, qui voit Julius en train de regarder son carnet sans y rien comprendre.

    L'hypothèse d'un auteur intrigué par le comportement de son lecteur qui lui-même suit les pérégrinations, actions et réflexions des personnages, aboutit donc à une sorte de mise en abyme : cette scène de regard macroscopique se retrouve inscrite dans les oeuvres, entre les personnages, dans des situations diverses.

 

L'échec de l'image :

    De la même manière qu'il est réticent quant à l'idée d'une pure description[76], Gide se refuse à livrer le caractère essentiel de ses personnages dans la simple image qu'ils donnent d'eux. L'intérêt de cette image réside dans sa part d'ombre, dans le fait qu'elle se dérobe inlassablement à l'observation la plus méticuleuse. Elle se révèle insuffisante à donner une véritable idée du personnage. La leçon que nous donne l'image, réside peut-être dans la dernière phrase du film La discrète de Christian Vincent (1990) :

« Antoine ne vit pas le regard de la femme assise en face de lui. Quand bien même il l'aurait vu qu'il n'en aurait rien su. Quand on regarde quelqu'un, on n'en voit que la moitié. »[77]

    Le regard appliqué est aussi incapable de percer le mystère d'une personne que l'image qu'offre cette personne est peu satisfaisante à la définir correctement.

    Nous avons pu voir les problèmes et les faiblesses de l'apparence, de la subjectivité du regard chez les personnages. Nous avons souligné l'intérêt des jeux de miroirs dans nos récits, émis l'hypothèse d'une vaste mise en abyme du phénomène d'observation, puis avancé l'idée que l'intérêt du regard incombait à sa part d'ombre et de mystère.

 

    Dans notre "mode d'emploi de l'image", l'importance du sujet observé et de l'oeil a été révisée au profit de celle du regard lui-même en tant que perception lucide de l'espace romanesque, des personnages, des sentiments. La mise en place d'un Narcisse gidien nous permet de nommer et de définir ces personnages qui cherchent leur reflet en eux-mêmes, chez les autres puis dans l'espace. La difficulté mais aussi les imperfections de l'image ont été soulignées dans les relations qu'elles entretiennent avec le réel et le fictif. Le miroir peut s'envisager à la fois comme un objet révélateur et comme une sorte d'interlocuteur, un témoin presque fidèle des confrontations entre les personnages. Pourtant, le constat quant à cette image est plutôt décevant puisque l'on s'aperçoit que la partie importante de l'image, son essence, doit rester cachée, dérobée aux regards pour conserver son intérêt.



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