2. L’inclination protéiforme

Considérons plus attentivement le caractère profondément riche et complexe de Gide. Il s’agit d’un seul être aux apparences diverses, qui s’offre de mille façons au regard des autres. On peut trouver trace dès la naissance de cette essence de la division, de l’ambiguïté et du partage de l’unité. Gide lui-même se plaît à évoquer une naissance susceptible de fournir un début d’explication à sa nature. Dans son Journal, on peut lire :

« J’ai découvert par grand hasard et sans croire beaucoup à l’astrologie que le 21 novembre, précisément, jour de mon anniversaire, notre terre sort de l’influence du Scorpion pour entrer dans celle du Sagittaire. Est-ce ma faute à moi si votre Dieu prit si grand soin de me faire naître entre deux étoiles, fruit de deux sangs, de deux provinces et de deux confessions[1] ? »

Gide résulte d’un héritage de la scission, du partage, de l’éparpillement puisque il doit assumer sa double origine géographique, lié à la Normandie du côté maternel et aux Cévennes du côté paternel, mais aussi religieuse : catholique et protestante. Ainsi, il se retrouve de fait en position de mobilité et de liberté par rapport aux points d’attache habituels de ses semblables. Cette prédisposition est sans doute une bonne incitation à ses affinités futures, et il est intéressant de souligner à quel point Gide l’assume et la revendique. Dans le rassemblement à propos des Déracinés, Autour de M. Barrès du recueil Prétextes apparaît une sorte de profession de foi :

« Né à Paris, d’un père Uzétien et d’une mère Normande, où voulez-vous, Monsieur Barrès, que je m’enracine ?

J’ai donc pris le parti de voyager[2]. »

C’est donc à des promenades, des déambulations intellectuelles et littéraires que va se livrer Gide, décidant définitivement de ne jamais se fixer, ni en lieu, ni en art, ni en idées. Chez lui, la division, avec tout ce qu’elle comporte de diversité et d’ouverture, se trouve ainsi liée intrinsèquement à son essence et de façon beaucoup plus forte que par les simples jeux anecdotiques des circonstances de sa naissance. Dans Si le grain ne meurt, Gide explique le rôle qu’ont pu jouer ces différentes oppositions biologiques, géographiques et religieuses :

« Rien de plus différent que ces deux familles ; rien de plus différent que ces deux provinces de France, qui conjuguent en moi leurs contradictoires influences. Souvent, je me suis persuadé que j’avais été contraint à l’œuvre d’art, parce que je ne pouvais réaliser que par elle l’accord de ces éléments trop divers, qui sinon fussent restés à se combattre en moi[3]. »

Il ne faut donc pas sous-estimer l’importance de la grande diversité originelle de Gide dans le chemin qu’il a choisi de suivre. Ainsi, on pourra souvent discerner sous la multiplicité des penchants et des désirs, le perpétuel souci d’intégrité et de cohérence de son être profond. Si les apparences proposées sont nombreuses, elles participent toutes de l’illustration d’un être unique et fascinant. Dès sa plus jeune enfance, Gide se décrit comme un enfant complexe et ambigu :

« À cet âge innocent où l’on voudrait que toute l’âme ne soit que transparence, tendresse et pureté, je ne revois en moi qu’ombre, laideur, sournoiserie[4]. »

L’apparence que l’enfant propose est déjà remarquable en ce qu’elle semble en porte-à-faux avec sa véritable personnalité. Il est déjà difficile d’interpréter l’image qu’il offre de lui-même. Ce travestissement involontaire et inconscient se poursuit par un goût du déguisement : cette manière d’influer sur l'allure du réel emplit de joie le jeune Gide :

« On préparait un acte des Plaideurs : les grandes essayaient des fausses barbes ; et je les enviais d’avoir à se costumer ; rien ne devait être plus plaisant[5]. »

Pourtant cette joie que suppose Gide trahit peut-être aussi le désir de donner une autre image de lui-même, mais surtout de se percevoir autrement, de donner le change à son avantage. Nous aurons l’occasion par la suite de revenir plus longuement sur l’utilisation et la signification du motif du masque et du déguisement chez Gide.

La multiplicité des aspirations gidiennes semble parfois se résoudre en une dualité simplificatrice mais plus profonde aussi. Les émotions sont alors interprétées différemment par ses  deux moi et paraissent dialoguer et se faire écho. Gide s’explique à propos de cette curieuse mise à distance :

« Les chagrins personnels ne sont pas ce qui peut m’arracher des larmes ; mon visage alors reste sec, si douloureux que soit mon cœur. C’est que toujours une partie de moi tire en arrière, qui regarde l’autre et se moque, et qui lui dit : “Va donc ! tu n’es pas si malheureux que ça[6] !” »

Si Gide semble partagé en deux doubles qui s’opposent, il retrouve parfois son unité pour ne dédoubler que sa pensée. Le résultat est pourtant le même et provoque l’indécision et le doute :

« Je vois toujours presque à la fois les deux faces de chaque idée et l’émotion toujours chez moi se polarise. Mais si je comprends les deux pôles, je perçois fort nettement aussi, entre eux deux, les limites où s’arrête la compréhension d’un esprit qui se résout à être simplement personnel, à ne voir jamais qu’un seul côté des vérités, qui opte une fois pour toutes pour l’un ou pour l’autre des deux pôles[7]. »

 

L’aspiration protéiforme de Gide le pousse de façon toujours différente vers le dédoublement. Cette dualité interne provoque un décalage entre les sentiments éprouvés et leur manifestation externe. Une fois de plus, l’apparence qu’offre Gide n’est pas conforme à la vérité de ses sensations, et il se plait à proposer une image faussée et déroutante à ses proches. En écho à cette habitude, on peut mentionner un fait rapporté lors de son voyage au Congo et qui concerne un petit garçon épileptique :

« Je me souviens de cet enfant épileptique, dans le premier village de la subdivision de Bosoum ; il était tombé dans le feu, et tout un côté de son beau visage était hideusement brûlé ; l’autre côté du visage souriait, d’un sourire angélique[8]. »

Gide, comme ce jeune Congolais, est partagé entre deux visages, voire davantage, dont aucun ne rend complètement compte de sa réalité personnelle, mais fournissent tous plutôt des pistes et des indices à la manière d’une mosaïque. Évidemment, l’image est tournée vers l’extérieur et se construit pour être interprétée par autrui. Gide cherche d’abord à nouer des contacts avec les autres, part volontiers à la conquête de toute humanité qui pourrait lui être étrangère. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la célèbre devise des Nourritures terrestres :

« ASSUMER LE PLUS POSSIBLE D’HUMANITÉ, voilà la bonne formule[9]. »

Par ses nombreuses apparences, Gide propose des liens vers autrui. Sa curiosité le pousse toujours à aller vers ce qu’il ne distingue pas, ce qu’il ne connaît pas. Cette quête perpétuelle d’une mise au point, au sens photographique du terme, va développer une soif de contact et de communication avec ce qui diffère de lui. Cela nous est rappelé dans l’Envoi des Nourritures terrestres :

« C’est parce tu diffères de moi que je t’aime ; je n’aime en toi que ce qui diffère de moi[10]. »

L’affirmation de l’altérité nécessite de posséder sa propre richesse, unique et originale. Les aspirations protéiformes de Gide apparaissent comme autant de façons de révéler l’identité et la singularité d’autrui, de l’amener à se découvrir et à s’éduquer en accord avec sa nature. L’épanouissement de l’apparence symbolise la progression de l’esprit. En ce qui concerne Gide, la prise de conscience de sa singularité aboutira à son second Schaudern[11], c’est-à-dire ces crises d’angoisse profonde et d’identité :

« On eût dit que brusquement s’ouvrait l’écluse particulière de je ne sais quelle commune mer intérieure inconnue dont le flot s’engouffrait démesurément dans mon cœur ; j’étais moins triste qu’épouvanté ; mais comment expliquer cela à ma mère qui ne distinguait, à travers mes sanglots, que ces confuses paroles que je répétais avec désespoir :

— Je ne suis pas pareil aux autres ! Je ne suis pas pareil aux autres[12] ! »

Le jeune Gide mesure pour la première fois à quel point il peut être différent et comme sa diversité est difficile à assumer. Sa détresse est d’autant plus renforcée qu’elle n’est que très peu partagée avec sa mère qui ne saisit pas la véritable signification de la crise. L’extrême sensibilité de Gide est vraisemblablement à l’origine de cet accès d'appréhension qui ne repose sur « Rien, peut-être… » selon lui. Pourtant, c’est cette sensibilité qui permettra à l’auteur de composer une œuvre personnelle et originale, au romancier d’engendrer des personnages émancipés. Gide relèvera plus tard cette citation de Thibaudet :

« Le romancier authentique crée ses personnages avec les directions infinies de sa vie possible[13] »

Le romancier gidien est celui qui va élaborer ses personnages au moyen de ses multiples possibles, comme des échos limités de ses innombrables apparences.



[1] p. 959, Journal, t. I.

[2] p. 45. Gide, André, Prétextes, 1903 ; Mercure de France, Paris, 1947.

[3] p. 21, SGNM.

[4] p. 10, SGNM.

[5] p. 19, SGNM.

[6] p. 366, SGNM.

[7] p. 31, Journal, t. I.

[8] p. 816, Voyage au Congo, in Journal, t. II, op. cit.

[9] p. 24. Gide, André, Les Nourritures terrestres, 1897 ; Gallimard, « Folio », Paris, 1972.

[10] p. 163, NT.

[11] Le terme est emprunté à Goethe et signifie tremblement.

[12] p. 133, SGNM.

[13] p. 86, Journal FM.