1.4. Le motif de l’action

De façon plus directe, la vision est souvent liée à l’action chez Gide ; elle la précède et la conditionne dans une certaine mesure. Elle agit comme un signal que va interpréter le personnage. C’est la vue qui va déterminer le moment du retour d’El Hadj vers le peuple :

« dès que je vis la nuit enfin dolente chavirer sur la dune où la blancheur naissait, je me remis en route vers les tentes[1]. »

Dans Les Nourritures terrestres, Gide réinterprète aussi l’ultime séparation du mythe d’Orphée et Eurydice en supposant que le coup d’œil en arrière d’Orphée était volontaire :

« Eurydice, ma belle, je suis pour vous Orphée

Qui d’un regard, dans les enfers, vous répudie,

Importuné d’être suivi[2] ; »

Le regard devient actif et prend une signification plus profonde : c’est consciemment et volontairement qu’Orphée se retourne pour condamner définitivement Eurydice. Ce coup d’œil en arrière constitue une véritable action. L’idée d’une vision active se retrouve dans Paludes :

« — À présent, j’éternue ; oui, sitôt que la pensée s’arrête et que la contemplation me commence, je prends froid[3]. »

Il semble que la contemplation, de même que l’action, ne puisse commencer que lorsque la pensée s’interrompt. Cependant, il y a des risques à ce que l’action succède trop vite à la vision. Dans Perséphone, le chœur des Nymphes prône la plus grande précaution au personnage éponyme :

« Tiens-toi sur tes gardes.

Défends-toi toujours

De suivre, hagarde,

Ce que tu regardes

Avec trop d’amour[4]. »

C’est notamment au jeune Narcisse que pense le chœur des Nymphes, afin que Perséphone considère avec une distance critique l’amour qu’elle éprouve pour lui. Le risque réside dans le lien étroit qui unit l’observation à l’acte. Gide lui-même est bien conscient du pouvoir déclencheur du regard. Lors de son voyage en U.R.S.S., il est étonné de constater comme le contact peut devenir facile, comme les amitiés peuvent se lier facilement d’un seul coup d’œil :

« Aussi bien nulle part autant qu’en U.R.S.S. le contact avec tous et n’importe qui, ne s’établit plus aisément, immédiat, profond, chaleureux. Il se tisse aussitôt – parfois un regard y suffit – des liens de sympathie violente[5]. »

Pourtant, Gide a aussi découvert à ses dépens que le regard ne sert pas qu’à nouer des liens amicaux, mais contribue parfois à véhiculer l’antipathie, à instaurer un climat hostile. En effet, l’épisode de la “Peignée du Luxembourg” est suscité principalement par un défi visuel :

« Je surpris au passage des ricanements, des regards narquois ou chargés de fiel[6] »

Le prolongement logique du rituel visuel que subit le jeune Gide est le court affrontement et son coup de poing dans l’œil qui clôt symboliquement la scène. L’enfant a fait les frais du rapport un peu trop direct entre le regard et l’action. Par la suite, on rencontre à nouveau le caractère dévastateur d’une simple vision. La scène se passe à Biskra lors d’une visite de la mère de Gide. Comme d’habitude depuis quelques temps, Mériem, une Oulad Naïl, rend visite à Gide et son ami Paul. Cependant, la chambre d’hôtel occupée par la mère donne justement sur leur terrasse. Ainsi, un simple coup d’œil, au moment du départ à l’aube de Mériem, va prendre une importance considérable :

« Elle s’éloignait à pas furtifs, se fondait dans le ciel rougissant, comme un spectre que le chant du coq va dissoudre ; mais juste à ce moment, c’est-à-dire avant qu’elle eût disparu, je vis les volets de la chambre de ma mère s’ouvrir, et ma mère à sa fenêtre se pencher. Son regard un instant suivit la fuite de Mériem ; puis la fenêtre se referma. La catastrophe avait eu lieu[7]. »

Un simple regard va donc entraîner une scène assez pathétique entre Gide et sa mère, soulignant les dangers des phénomènes de vision trop prompts à déclencher l’action. Cependant, cette promptitude n’est pas toujours présente et ce sont parfois des hésitations, des « possibles » potentiels que le regard met en lumière.



[1] p. 359, El Hadj.

[2] p. 82, NT.

[3] p. 137. Gide, André, Paludes, 1895 ; Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1993.

[4] p. 311. Gide, André, Perséphone, 1933 ; Gallimard, « NRF », Paris, 1947.

[5] p. 28, Retour de l’U.R.S.S.

[6] p. 89, SGNM.

[7] p. 310, ibid.