1.6. Le rapport à la mémoire : de la reconnaissance à la réminiscence

Si le regard est un outil indispensable à la progression de l’avant, il permet aussi des investigations en arrière, c’est-à-dire dans notre passé ou dans notre mémoire. Nous allons donc voir comment la vision peut aider la mémoire et porter témoignage dans une certaine mesure. Chez Gide, on assiste à une véritable renaissance du regard, nous y reviendrons par la suite, qui inscrit résolument la vision dans le temps. Cependant, elle n’en demeure pas moins liée à l’espace et nous allons voir comment le phénomène de reconnaissance, par ses nombreuses occurrences et sa nature plus ou moins accomplie, correspond tantôt à une sorte de refus implicite, tantôt au simple aveu d’une image dérobée telle que nous allons la détailler. L’intérêt du processus de reconnaissance provient du fait qu’il implique l’analyse ”sensorielle” d’une situation présente et réelle puis la comparaison – ou, au moins sa tentative, parfois son échec – avec des souvenirs vécus, une expérience personnelle. Ces deux aspects mêlent ainsi la spatialité du présent avec la temporalité d’un ailleurs. Soulignons aussi l’essence objective de l’image qui sert de support à la subjectivité des personnages dont les actes de reconnaissance relèvent de la révélation sur soi, et les actes de réminiscence, de la confrontation d’images visuelles dans le temps. Souvent, la vision et la sensation sont liées par le souvenir. Le narrateur de Paludes peut constater :

« Je sens mieux à présent tout ce que j’aurais voulu quitter, à voir tout ce que je retrouve[1]. »

Le regard présent est mis en parallèle avec la trace qu’il a laissée en mémoire, et tous deux s’articulent l’un par rapport à l’autre grâce à l’échelle temporelle. Chez Gide, la reconnaissance est parfois totale et immédiate ; c’est le cas, par exemple, dans L’Immoraliste, lorsque Ménalque montre à Michel les ciseaux de Marceline :

« je n’eus pas grand-peine à reconnaître là les petits ciseaux que m’avait escamotés Moktir[2]. »

 

Ici, ce sont les petits ciseaux qui jouent le rôle de déclencheur et forcent la vision à s’associer aux souvenirs. L’émotion est aussi soudaine dans Les Faux-Monnayeurs, lorsque Édouard rencontre sans le savoir, son neveu sous l’apparence d’un écolier voleur de livre :

« Le petit avait écrit, dessus, son nom en grosses lettres. Mon cœur bondit en y reconnaissant le nom de mon neveu : Georges Molinier[3]. »

Le lecteur découvre en même temps que le personnage l’identité du lycéen. La reconnaissance est d’abord celle du nom aperçu en toutes lettres puis celle de l’individu, c’est-à-dire d’abord liée au visuel puis à l’affectif. Cependant, cette reconnaissance soudaine et immédiate, Édouard ne la laisse pas paraître. Elle semble refoulée, comme c’est aussi le cas, peu après, lorsque Georges est présenté officiellement par sa mère à Édouard :

« Le petit s’approcha, me tendit la main ; je l’embrassai… J’admire la force de dissimulation des enfants : il ne laissa paraître aucune surprise ; c’était à croire qu’il ne me reconnaissait pas[4]. »

La duplicité de Georges est à ce point étonnante que la reconnaissance est mise en doute. Il n’y a que la rougeur de son visage qui permette à Édouard d’être rassuré quant à son interprétation. Lors d’une autre visite, celle qu’il est amené à faire à la famille La Préouse, Édouard est reconnu immédiatement :

« C’est madame de La Pérouse qui est venue m’ouvrir. Il y avait plus de deux ans que je ne l’avais revue ; elle m’a pourtant aussitôt reconnu[5]. »

Un seul coup d’œil suffit pour que la mémoire se réveille malgré la longue période de séparation. Gide semble avoir une perception à ellipse de la famille La Pérouse, tissée de retrouvailles puisque lorsqu’il en parle dans son Journal, c’est pour décrire une scène similaire à celle que nous venons d’évoquer[6]. Le temps ne parvient pas à dresser une barrière suffisante pour isoler l’image de la mémoire. C’est encore ce qui se produit dans Isabelle, au moment où Gérard revoit madame de Saint Auréol :

Elle « était tombée en enfance, mais pourtant elle me reconnut et se souvint à peu près de mon nom[7]. »

Malgré son état de vieillesse et de fatigue, madame de Saint Auréol se souvient de Gérard. Par contre, elle s’abuse sur le motif de son retour, comme si la raison démissionnait, une fois la reconnaissance, presque instinctive, survenue.

La reconnaissance se voit aussi soumise au doute et à l’interrogation dans certains cas. Dans L’Immoraliste, Michel est surpris lorsqu’il voit Marceline :

« Comme elle paraît faible et changée ; dans l’ombre, ainsi, je la reconnaîtrais à peine[8]. »

Le regard ne semble plus tout à fait suffisant pour donner une image dénuée d’ambiguïté et garantir à l’observateur la réalité de sa perception. Ici, la maladie, mais aussi le temps écoulé dans une certaine mesure, contribuent au flou de la reconnaissance. Pourtant, ce manque d’assurance n’est pas lié uniquement au regard mais touche aussi l’audition :

« Je ne reconnais pas sa toux… Est-ce bien elle[9] ? »

La maladie en évoluant est la cause de cette “inquiétante familiarité” dont on connaît par la raison la vraie nature mais qu’on ne parvient pas à éprouver par les sens. La multitude de petites dissemblances avec ce dont Michel se souvient, donne de Marceline une réalité presque étrangère. Cette angoisse de ne pas pouvoir ou même de ne pas savoir reconnaître un être cher apparaît aussi dans Les Faux-Monnayeurs alors qu’Édouard se demande si Olivier viendra l’attendre à la gare :

« À supposer qu’il soit là, sauront-ils seulement, dans la foule, se reconnaître ? Ils se sont si peu vus[10]. »

Cette dernière phrase illustre bien à quel point la reconnaissance est prioritairement liée au regard, et doit, pour s’effectuer, avoir été nourrie de souvenirs précis et distincts. Cependant, la mémoire est fragile et elle restitue parfois des souvenirs corrompus ou lacunaires. C’est le cas pour Gide en ce qui concerne les souvenirs de son père :

« Je n’ai pas souvenir de l’avoir vu mort, mais peu de jours avant sa fin, sur le lit qu’il ne quittait plus[11]. »

 

Comme le regard, la mémoire est influencée par ce qui l’a le plus impressionnée et laisse de côté ce qui lui semble plus secondaire. Ici, l’inconscient de Gide l’a peut-être incité à ne retenir de son père qu’une image plus positive, plus active par opposition au spectacle figé d’un homme sur son lit de mort. Au moment où il rédige Si le grain ne meurt, Gide n’hésite pas à reconsidérer les événements passés de sa vie avec son regard actuel. Ainsi, il s’aperçoit parfois qu’il avait mal interprété tel ou tel fait. C’est le cas à propos de la pauvreté des Bavretel :

« Tout ce qui s’éclaire à mes yeux aujourd’hui, j’étais mal éduqué pour le comprendre d’abord[12] »

La liaison entre la vision et les souvenirs est renforcée par le choix métaphorique qu’opère Gide, même si les yeux dont il est question ici sont évidemment ceux de l’esprit. Pourtant, lorsqu’il se souvient, c’est véritablement un regard en arrière qu’il tente de porter et ce n’est pas étonnant si la mémoire s’abuse parfois de la même façon que le feraient les yeux. Écrire ses mémoires, c’est d’abord un exercice d’optique qui vise à estimer puis à se placer à bonne distance de son objet :

« À reparcourir le passé, je suis comme quelqu’un dont le regard n’apprécierait pas bien les distances et parfois reculerait extrêmement ce que l’examen reconnaîtra beaucoup plus proche[13]. »

Le jeu d’écriture devient jeu de perspectives, comme si les événements, selon qu’ils sont plus ou moins anciens, se présentaient visuellement, les uns masquant parfois partiellement les autres. C’est en cela qu’un regard juste va aider son porteur à se souvenir correctement, en levant par la suite les doutes et les ambiguïtés.

Lorsqu’elle est rattrapée par le temps, liée à la gêne, la reconnaissance devient le signe d’une évolution qui s’est produite à l’abri des regards. Cette évolution est plus ou moins bien acceptée puisqu’elle constitue le signe concret du temps qui s’enfuit. A ce titre, la reconnaissance rappelle aussi à l’homme qu’il vieillit et que son époque passe. C’est le cas dans la troisième partie de L’Immoraliste, au moment où Michel, guéri, revient à Biskra :

« je reconnais le banc où je m’assis aux premiers jours de ma convalescence. […] Voici l’arbre dont j’allais palper l’écorce. Que j’étais faible, alors !… Tiens ! voici des enfants… Non, je n’en reconnais aucun. Que Marceline est grave ! Elle est aussi changée que moi[14]. »

Ici, la familiarité n’est que partielle avec l’espace retrouvé et les souvenirs ne sont plus en accord avec le présent. Les retrouvailles de Michel avec Biskra ont lieu à la manière d’une sorte de déambulation ; d’abord une déambulation spatiale puisqu’il passe d’un endroit à un autre, que son regard se promène d’objet en être humain, vagabonde sans s‘attarder vraiment ; mais un autre parcours se déroule parallèlement à cette déambulation, l’accompagne et la gradue : c’est la recherche de souvenirs. Même si Michel se repère et se souvient du lieu, il n’est pas à l’aise, gêné par une multitude de petits changements. Le bonheur de marcher dans un lieu chargé de son propre passé est fortement tempéré par le sentiment que rien ici ne vous a attendu pour changer, que tout est déjà un peu différent et que votre surprise et votre désarroi se sont construits chaque jour à partir de la seconde même de votre départ. Cela est sensible à un autre degré dans La Symphonie pastorale, dans le regard que porte le pasteur sur les deux personnages féminins les plus importants : Gertrude et Amélie. Gide veut donner le sentiment que Gertrude s’épanouit à mesure qu’Amélie se flétrit. La mise en parallèle est terriblement riche de significations. À propos de son élève, le pasteur est surpris de la rapidité des progrès effectués :

« souvent d’un entretien à l’autre je ne reconnaissais plus mon élève[15]. »

Conjointement à cette affirmation admirative qui montre à quel point le pasteur se sent concerné par le devenir de Gertrude et comme le temps semble bénéfique pour certaine personne, Gide propose un contre-exemple, décrit par la même plume du narrateur, en la personne d’Amélie. Cette dernière est victime du temps qui passe, commence à devenir méconnaissable aux yeux du pasteur :

« Certes j’ai bien du mal à reconnaître en elle aujourd’hui l’ange qui souriait à chaque noble élan de mon cœur[16] »

 

Certes le regard du pasteur n’est pas des plus objectifs et souffre lui aussi d’aveuglement – une sorte de cataracte de l’âme survenue avec l’arrivée de Gertrude –, il faut cependant avouer que la gêne de la reconnaissance est plus ou moins flatteuse selon ce qui la met en œuvre. Dans Isabelle, c’est Gérard qui éprouve la dualité de deux époques durant son séjour à la Quartfourche, notamment par le biais du médaillon représentant Isabelle. Le parallèle s’effectue ici entre le présent et une époque bien antérieure à la visite du jeune homme. Le portrait va servir ici d’échantillon pour mesurer les effets du temps :

« Je m’attendais à la trouver davantage vieillie ; pourtant je reconnaissais à peine en elle la jeune fille du médaillon ; non moins belle sans doute, elle était d’une beauté très différente, plus terrestre et comme humanisée[17] »

Cette fois, la surprise du personnage est agréable et si le temps est passé sur le corps d’Isabelle, il n’a pas eu d’effets complètement néfastes mais l’a plutôt révélé et émancipé. Isabelle se trouve prise entre deux époques, deux moments qui renvoient chacun une image différente d’elle-même, et cette dualité ne se réconcilie pas vraiment. On retrouve cette ambivalence par la suite lors de la dernière visite de Gérard à la Quartfourche, quatre mois après. Tout a changé depuis la fois précédente, comme par analogie avec Isabelle, mais cette fois-ci en mal : le parc est ravagé par les bûcherons et une partie des anciens habitants est décédée. Face à ces exactions du temps, on retrouve Isabelle, c’est-à-dire le seul personnage qui ne semble pas en subir les mauvaises influences.  Elle dirige l’endroit que Gérard parcourt, tentant de raccrocher ses souvenirs à quelques détails :

l’abbé « étendait la main d’un geste que je reconnus[18]. » ; mais aussi, Gérard est « joyeusement surpris, à l’entrée, de reconnaître, bourgeonnant, le “Hêtres à feuille de pêcher”, connaissance illustre[19] ».

 

Comme Michel tout à l’heure, Gérard revient en un lieu qui lui est cher et tente de s’y sentir à nouveau à son aise. Pourtant, sa reconnaissance est dérisoire et s’il reconnaît un arbre, sa symbolique ne doit pas nous échapper : ses bourgeons rappellent inéluctablement que tout change et se perpétue par la mort et le remplacement. D’ailleurs, il aura beau faire, Gérard ne fait plus partie des familiers de la Quartfourche :

Gratien « m’aperçut, mais ne me reconnut pas d’abord[20] ».

De la même manière que le paysage lui est presque étranger, il est lui aussi un quasi-étranger pour les derniers autochtones. La fuite du temps a engendré la gêne qui atteint le regard et, de ce fait, la reconnaissance. Le regard peut aussi constituer le détail qui va mettre en lumière tous les changements supposés chez une personne. C’est le cas de Mohammed, un jeune homme qu’Oscar Wilde fait connaître à Gide. Le regard de cet “adolescent merveilleux” fascine l’écrivain :

« Ses grands yeux noirs avaient ce regard langoureux que donne le haschisch[21] ».

Pourtant, deux ans plus tard, Gide le revoit et, si peu de choses ont changé, son regard a bien perdu sa magie et laisse deviner toutes les autres corruptions qui ont pu survenir :

« Son visage n’avait pas beaucoup changé. Il paraissait à peine moins jeune ; son corps avait gardé sa grâce, mais son regard n’avait plus la même langueur ; j’y sentais je ne sais quoi de dur, d’inquiet, d’avili[22]. »

La perte de l’innocence du regard sous la pression du temps contamine la totalité de l’individu même si l’apparence n’en donne pas tout de suite le reflet. Il est étrange de constater que ce phénomène va aussi affecter Oscar Wilde aux yeux de Gide. En effet, après quelques années de séparation, les deux hommes se retrouvent à Blidah tout à fait par hasard. Encore une fois, c’est la modification du regard qui va impressionner Gide et lui faire esquisser son interprétation :

« Wilde était certainement changé. On sentait dans son regard moins de mollesse, quelque chose de rauque en son rire et de forcené dans sa joie[23]. »

La reconnaissance est gênée dès lors que le changement atteint l’intégrité d’un être. Cependant, il s’agit parfois d’un renouveau et plus d’une lente décrépitude. Comme auteur, Gide a toujours voulu transmettre cette sorte d’attente active face à la nouveauté, ce besoin de mesurer et d’apprécier le changement du monde qui s’opère. Dans Les Nourritures terrestres, il tente de s’en expliquer :

« Je ne peux t’expliquer, Nathanaël, ce désir exaspéré de nouveauté […] et si, lorsque je vivais à Alger, je passai chaque fin de jour dans le même petit café maure, c’était pour percevoir l’imperceptible changement, d’un soir à l’autre, de chaque être, pour regarder le temps modifier, mais lentement, un même tout petit espace[24]. »

La recherche de la nouveauté apporte le dynamisme et une forme de résistance devant la décadence physique de l’être biologique. Il s’agit de résister au temps en le prenant de vitesse, en découvrant ses changements avant qu’il ne les propose. C’est aussi une manière de se protéger face à une réalité que l’on ne peut pas maîtriser. Un autre moyen est de tenter d’imposer le passé au présent, d’abord en s’assurant souvent que le présent n’a pas bougé, qu’il demeure strictement comparable au passé. C’est ce qui fait dire au narrateur :

« Rien qu’on puisse laisser derrière soi, disant : “CELA EST.” De sorte que nous revînmes pour voir si tout y était encore[25]. »

Le meilleur moyen de ne pas être surpris par le changement et donc de pouvoir reconnaître ce que nous avons en mémoire, c’est donc de vérifier périodiquement que le temps n’a pas fait son œuvre. La peur du changement devient une appréhension de la perte de familiarité. L’autre moyen, ensuite, d’imposer le passé au présent, est de nier en quelque sorte le présent pour y plaquer les souvenirs du passé qu’on a. C’est ce que Gide fait dire à son André Walter à propos de Schopenhauer :

« Si j’arrivais à contempler la chimère avec assez de fixité pour que mes yeux éblouis du mirage n’aient plus un seul regard pour les réalités ambiantes, la chimère inventée m’apparaîtrait réelle ; et si c’est une image évoquée d’autrefois, j’oublierais que c’est autrefois, je la ferais toute présente, usurpatrice des réalités[26]. »

L’assimilation du présent par le passé est l’ultime méthode pour se prémunir, par la vision, de l’irruption de l’étrange et de l’inconnu dans le monde que nous connaissons. C’est à ce titre que la reconnaissance visuelle peut-être gênée par la mutation des apparences.

Chez Gide, la reconnaissance peut se focaliser sur un signe, un objet, un lieu qui aura son rôle dans l’aspect dramatique d’une scène, dans son organisation. C’est le cas du pistolet de La Pérouse qui va finalement servir, par un ressort tragique, à tuer le jeune Boris et non son véritable propriétaire sous ses yeux :

« Mais soudain [La Pérouse] reconnut le pistolet ; Boris venait de le porter à sa tempe[27]. »

La vision du pistolet est le déclencheur de la mémoire et donc de la reconnaissance. Cependant le caractère irréel de la scène fige La Pérouse sur place et l’empêchera de pouvoir éviter le suicide. Dans Isabelle, l’écriture joue le rôle de cette étincelle qui, via le regard, va motiver une réflexion, un souvenir et une action :

« Je reconnus sur l’enveloppe du faire-part l’écriture de Mademoiselle Verdure[28] ».

La vue de l’écriture appelle ici une réflexion qui aboutira, paradoxalement, à ce que Gérard ne répondra pas directement à l’auteur de la lettre, Mademoiselle Verdure, mais plutôt au personnage le plus concerné par le décès des époux Floche, c’est-à-dire le jeune Casimir. En l’absence de vision possible, la voix permet aussi la reconnaissance puisqu’elle constitue d’une certaine façon une forme d’écriture orale :

« Je reconnus celle de Mademoiselle Verdure qu’Isabelle avait déjà rejointe dans le vestibule[29] »

Même si la reconnaissance n’est pas exclusivement visuelle, elle l’est très généralement et c’est souvent la vision d’un lieu qui appelle la mémoire et la pousse à se restituer. Ainsi, dans les souvenirs personnels de Gide, le souvenir de la maison d’enfance, la Mivoie ne s’entretient que par la vision :

« cette propriété de ma grand-mère sur la rive droite de la Seine, en amont de Rouen, – qu’on vendit quelque temps après sa mort, et dont je ne me souviendrais guère si je ne pouvais la revoir du train à chaque voyage en Normandie[30] ».

C’est aussi le cas de l’appartement de la rue de Tournon où Gide passe une partie de son enfance. Le lieu reste le support de quantité de souvenirs qui reparaissent dès que l’auteur s’imagine à l’intérieur. La vision, même purement spirituelle, déclenche la mémoire et facilite l’expression de la réminiscence :

« Avant de quitter [l’appartement] de la rue de Tournon, je regarde une dernière fois tout le passé qui s’y rattache et relis ce que j’en ai écrit[31]. »

Il faut souligner aussi que dans le cadre d’une œuvre foncièrement autobiographique, les souvenirs de Gide se trouvent intimement liés à l’écriture par l’intermédiaire de la vue. Il se place face à ses souvenirs comme devant une série de photographies dont chacune possède son propre point de vue, sa perspective plus ou moins complexe, son organisation intrinsèque et unique. C’est aussi que la mémoire de Gide semble davantage visuelle que vouée aux autres sens. Il se souvient d’abord de ce qui a pu fasciner son regard, comme lorsqu’il rapporte le récit des visites qu’il faisait avec sa mère à la veuve du général de Feuchères :

« Je me souviens en particulier d’un grand secrétaire, dont je ne pouvais détacher mes regards, car je savais qu’à un certain moment de la visite ma cousine allait en sortir une boite de fruits confits[32] ».

 

L’enfant semble évidemment plus intéressé par le contenu du secrétaire que par le meuble lui-même, cependant c’est bien sur lui que s’est posé le plus longuement le regard au point de constituer un souvenir à lui seul. En se focalisant sur un point précis, la vision appelle le souvenir et donne une aide conséquente à la mémoire.

Cette vision qui n’existe finalement qu’en souvenir constitue ce que nous pourrions appeler le regard intérieur. Il transparaît dans la langue de Gide, dans les choix syntaxiques et sémantiques qu’il opère, dans les expressions qu’il affectionne. Attardons-nous un instant sur le rôle privilégié des verbes de vision dans l’acte de se souvenir chez nos personnages. Gide emploie volontiers ces verbes en lieu et place de verbes plus directement liés à la mémoire, tels que « se rappeler », « se remémorer », « se souvenir », etc. Notons aussi à quel point la réminiscence est un processus personnel qui se déroule  dans l’intimité de l’être comme en témoigne l’écrasante pronominalité des verbes du souvenir. En voici quelques exemples dont le commentaire sera identique puisque nous nous contenterons de souligner le lien sémantique qui unit la vision au souvenir, notamment en ce qui concerne les verbes. Dans L’Immoraliste, le récit de Michel est parsemé de ces substitutions :

« Là, coulèrent des jours sans heures. Que de fois, dans ma solitude, j’ai revu ces lentes journées[33] !… »

A propos des enfants de Biskra : « Je me souviens de chacun d’eux ; je les revois[34]… »

Lors de la maladie de Marceline, veillée par Michel : « C’était la nuit ; je me revois penché sur elle[35] ».

« Je revois la tombée du jour, la rapide ascension de l’ombre contre les pentes des forêts[36] ».

« Je revois le ton de la mer[37]. »

La nature du récit est déjà une invitation à la réminiscence. Le regard prend explicitement une valeur temporelle qui se transfère en retour aux simples scènes descriptives. Cela est sensible à nouveau dans L’Immoraliste lorsque Michel se met à éprouver de la considération pour Ménalque :

« Ce fut à la sortie de mon cours que je revis pour la première fois Ménalque. Je ne l’avais jamais beaucoup fréquenté, et, peu de temps avant mon mariage, il était reparti pour une de ces explorations lointaines qui nous privaient de lui parfois plus d’une année. Jadis il ne me plaisait guère […]. Son insolence même, qui m’écartait de lui d’abord, me plut, et le sourire qu’il me fit, me parut plus charmant de ce que je le savais plus rare[38]. »

Ce passage est très intéressant puisqu’il illustre comment un simple événement visuel suffit à déclencher une série de mises en perspective temporelles. Le narrateur y constate, en se souvenant du passé, qu’il a évolué, ou tout au moins qu’il considère Ménalque d’une autre manière, plus tolérante et plus pertinente. L’influence de son voyage de noces a été décisive dans l’acquisition d’une plus grande ouverture d’esprit. De même, dans La Symphonie pastorale, le pasteur se découvre un lac dont l’existence lui devenait incertaine :

« Je croyais connaître admirablement tous les alentours de la commune ; mais passé la ferme de la Saudraie, l’enfant me fit prendre une route où jusqu’alors je ne m’étais jamais aventuré. Je reconnus pourtant, à deux kilomètres de là, sur la gauche, un petit lac mystérieux où jeune homme j’avais été quelquefois patiner. Depuis quinze ans je ne l’avais plus revu, car aucun devoir pastoral ne m’appelle de ce côté ; je n’aurais plus su dire où il était et j’avais à ce point cessé d’y penser qu’il me sembla, lorsque tout à coup, dans l’enchantement rose et doré du soir, je le reconnus, ne l’avoir d’abord vu qu’en rêve[39]. »

Cet long extrait présente plus d’un intérêt puisqu’il mêle chez le pasteur la connaissance (ou plutôt une forme de reconnaissance tournée vers l’espace) et l’ignorance (ou plus précisément l’oubli, relatif au temps), ce qui aboutit à son hésitation onirique. Dans l’extrait, nous avons souligné ce qui correspond au domaine spatial et graissé ce qui appartient au registre temporel. On peut se rendre compte ainsi comme les deux univers sont imbriqués.

Lorsqu’il s’agit de ses propres souvenirs, Gide utilise aussi ce regard intérieur. Ainsi, lorsqu’il parle de l’appartement de ses parents rue Médicis, c’est d’abord du balcon qu’il se souvient :

« Je revois pourtant le balcon ; ou plutôt ce qu’on voyait du balcon[40] »

Une fois de plus, la mémoire de Gide nous est montrée comme prioritairement visuelle. Ainsi, la vision permet de rassembler les souvenirs, même en petit nombre, de ce premier appartement, ou tout au moins d’une partie. De la même façon, certains souvenirs de sa cousine lui reviennent sous forme d’images familières et habituelles :

« dans le fauteuil à oreillettes qu’elle ne quittait guère, et où je la revois encore[41]. »

Gide lui-même s’applique ce regard extérieur et parvient à se présenter comme une sorte de personnage de sa mémoire :

« Je me revois dans le hall de l’hôtel, attendant ma note[42] »

 

Cette distanciation lui permet de porter le regard intérieur dont nous avons parlé et ainsi de se mettre en position de réminiscence. Cependant, la vue n’aide pas simplement la mémoire à faire remonter ses propres souvenirs, elle est aussi un formidable outil pour porter témoignage. Lorsque les personnages ont été témoins de quelque chose, c’est d’abord qu’ils y ont assisté et ont pu voir de leurs yeux. Ainsi, tout naturellement, les champs lexicaux de la vision viennent compléter le récit d’une expérience, d’un fait. Dans Les Nourritures terrestres, le narrateur rapporte ce qu’il a pu observer dans le domaine de la distillerie :

« J’ai vu de même recueillir la résine des pins, la gomme maladive des merisiers, le lait des figuiers élastiques, le vin des palmiers étêtés[43]. »

Si le regard permet de rapporter un témoignage sur des expériences passées et véritables, il permet aussi de prendre conscience du réel, d’entrer en contact au plus près avec la réalité. C’est ce que prône un inventeur rencontré par le narrateur des nouvelles Nourritures :

« Savoir voir, tout est là. Mais nous vivons sans regarder. […] Il suffit d’observer, vous dis-je[44]. »

C’est le regard qui nous donne une vision du monde la plus instantanée. Le bon et l’honnête témoin est celui qui sait observer et comprendre ce qu’il voit. L’inventeur des nouvelles Nourritures nous invite à nous étonner de ce que la vue offre de plus banal, de plus quotidien – la poche – mais c’est aussi pour ne pas risquer de laisser le regard s’engourdir ou même s’abuser. Dans El Hadj, les chansons du héros constituent chacune des témoignages par la vue qui utilisent une rhétorique interrogative :

« Dites ! qu’avez-vous vu dans la plaine ?

La caravane immense y a passé.

Qu’est-ce qu’elle aura vu sur le sable ?

Des os blanchis ; des coquilles vidées ;

[…]

Mais qu’avez-vous été voir dans la plaine ?

N’avez-vous donc rien été voir[45] ?… »

La chanson s’interroge en demandant à son auditeur ce qu’il a vu et de quoi il a pu devenir le témoin. Le personnage gidien est celui qui veut voir, qui s’impatiente lorsque le regard est déçu ou cesse d’être significatif. Gide lui même est très sensible au caractère véridique du regard. Lors de son voyage au Congo, il est bien décidé à devenir un témoin occidental privilégié quant aux conditions de vie en Afrique Équatoriale. À défaut de maîtriser la langue des autochtones, il se fixe des principes très rigides qui dicteront la démarche de son récit :

« Je ne veux tenir pour certain que ce que j’aurai pu voir moi-même, ou pu suffisamment contrôler[46]. »

La véracité du témoignage, mais aussi la validation du réel doivent passer par la vue qui leur servira de caution. Ne croire que ce qu’on peut voir semble le début d’une démarche rationaliste. Pourtant le certificat que peut donner la vision apparaît parfois borné. Il existe des limites au témoignage du regard et Gide va en prendre rapidement conscience. Voir juste ne suffit pas à acquérir la capacité de restituer ce qu’on a vu. Le meilleur moyen d’assumer cette limite de l’écriture face au vécu, c’est de la reconnaître :

« Ce que je ne puis peindre, c’est la beauté des regards de ces indigènes, l’intonation émue de leur voix, la réserve et la dignité de leur maintien, la noble élégance de leurs gestes[47]. »

À l’inverse, dans Paludes, Gide s’amuse avec le souvenir et concède à ses personnage d’exprimer davantage que la réalité. L’impression visuelle restituée dépasse le témoignage dans un simple souci esthétique et expressionniste : ce n’est plus un récit fidèle et détaillé qui est recherché, mais davantage une tentative volontairement imprécise de recomposer l’atmosphère du moment :

« Je n’ai pas vu les calosomes ! dit Angèle (car je lui montrai cette phrase).

Du reste, ça n’est pas la saison ; mais cette phrase, n’est-il pas vrai – rend excellemment l’impression de notre voyage[48]… »

C’est comme si l’important n’était pas tant dans la vérité factuelle que dans la justesse de ton du témoignage. Le regard nous permet d’appréhender les éléments d’une scène et pour restituer celle-ci au mieux, il faudrait pouvoir recréer la magie de l’instant qui les a liés autant que les éléments eux-mêmes. Là se trouve peut-être le véritable défi du narrateur ou du chroniqueur.

Nous avons pu constater que la vision permet le phénomène de reconnaissance qui allie spatialité et temporalité. Cependant, celle-ci n’est pas toujours parfaite, ni dénuée d’ambiguïté. Elle est parfois soumise au doute ou à la gêne, et démontre ainsi sa fragilité. Un simple élément peut focaliser sur lui un processus de réminiscence qui autorise, par la vue, le renforcement de souvenirs évanescents. Nous avons même pu voir comment Gide utilisait un « regard intérieur » dans ses récits, consciemment ou non, en liant intimement vision et souvenir. Le regard est aussi le moyen privilégié de porter témoignage puisqu’il permet, dans une certaine mesure, d’obtenir une image fidèle de la réalité du monde. Il existe cependant des limites à la portée de ce témoignage et le véritable réalisme est peut-être davantage expressionniste que factuel.



[1] p. 140, Paludes.

[2] pp. 108-109, Immoraliste.

[3] p. 90, Gide, André, Les Faux-Monnayeurs, 1925 ; Gallimard, « Folio », Paris, 1978.

[4] p. 92, ibid.

[5] p. 156, ibid.

[6] « Chez le vieux père La Pérouse. Sa joie de me revoir. », Journal, t. I, p. 129. De même, « Chez La Pérouse. Reçu par madame que je n’avais pas revue depuis trois ans. », ibid. p. 131.

[7] p. 189, Isabelle.

[8] p. 153, Immoraliste.

[9] p. 176, ibid.

[10] p. 77, FM.

[11] p. 91, SGNM.

[12] p. 179, ibid.

[13] p. 24, ibid.

[14] p. 169, Immoraliste.

[15] p. 66, SP.

[16] p. 116, ibid.

[17] p. 142, Isabelle.

[18] p. 157, ibid.

[19] p. 164, ibid.

[20] p. 165, ibid.

[21] p. 339, SGNM.

[22] p. 344, ibid.

[23] p. 235, In Memoriam in Prétextes.

[24] p. 121, NT.

[25] p. 141, Paludes.

[26] p. 109, C&P d’André Walter.

[27] p. 374, FM.

[28] p. 153, Isabelle.

[29] p. 150, ibid.

[30] p. 32, SGNM.

[31] p. 131, SGNM.

[32] p. 253, SGNM.

[33] p. 32, Immoraliste.

[34] p. 52, ibid.

[35] p. 125, ibid.

[36] p. 153, ibid.

[37] p. 167, ibid.

[38] pp. 104-105, Immoraliste.

[39] pp. 12-13, SP.

[40] p. 9, SGNM.

[41] p. 255, ibid.

[42] p. 326, ibid.

[43] p. 106, NT.

[44] p. 188, NN.

[45] pp. 349-350, El Hadj.

[46] p. 695, Voyage au Congo.

[47] p. 842, ibid.

[48] p. 138, Paludes.