2. Quelle origine ?

Chez Gide, le regard nous renvoie sans cesse à une esthétique de la mosaïque. En effet, il se refuse à mettre en fonctionnement, dans sa vie comme dans ses œuvres, un regard qui serait perpétuellement objectif et unilatéral. Gide recherche expérimentalement le moyen de glisser dans son travail une vision subjective et multiple. Ce point de théorie littéraire lui est cher et il s’en explique dans le Journal des Faux-Monnayeurs :

« Peut-être est-ce folie de vouloir éviter à tout prix le simple récit impersonnel[1]. »

Cette interrogation illustre à quel point Gide est perplexe devant son désir, mais aussi comme déjà il a une vision distincte de ce qu’il veut atteindre. Il voudrait parvenir à se déguiser et se diviser pour mieux se cacher derrière chaque personnage. Ainsi, la vision qu’aurait le lecteur des événements de l’œuvre proviendrait uniquement des éléments apportés successivement par les personnages. À cela, il ajoute encore de subtiles nuances :

« Je voudrais que, dans le récit qu’ils en feront, ces événements apparaissent légèrement déformés ; une sorte d’intérêt vient, pour le lecteur, de ce seul fait qu’il ait à rétablir[2]. »

 

Il s’agit bien là d’une di-vision, c’est à dire une vision fragmentaire et multiple, répétée, telle que nous la décrirons plus loin. Pour Gide, ceux qui vont être témoins puis rapporteurs du récit sont d’abord les personnages. Le goût de la complexité semble souvent conditionner le choix du personnage qui devra alimenter le récit. Ainsi, dans la scène où Édouard rencontre sans le savoir son neveu, Georges, c’est à ce dernier que Gide désirerait confier le soin d’une narration implicite :

« L’anecdote, si je voulais m’en servir, serait, il me semble, beaucoup plus intéressante racontée par l’enfant lui-même, ce qui permettrait sans doute plus de détours et de dessous[3]. »

Cependant, même si c’est finalement par le regard d’Édouard que sera rapportée la rencontre, les deux personnages sont dépositaires d’une plus grande liberté, d’une sorte d’indépendance. Les personnages en général voient leur statut gonfler en importance et leur autonomie s’accroître plus ou moins artificiellement. C’est d’abord avec eux que le lecteur devra dialoguer pour progresser dans le cheminement de l’œuvre. Les personnages de Gide sont comme affranchis et acquièrent presque le titre de personne. Tout naturellement, on pourra leur appliquer ce qui concerne la vision chez les êtres humains. Dans Les Cahiers et les Poésies d’André Walter, la vision de l’observateur est d’abord influencée par sa nature et le narrateur fait appel à Spinoza pour expliquer ce phénomène :

« Tous, ainsi, nous vivons dans notre rêve des choses ; une atmosphère émanée de nous enveloppe notre âme et colore inconsciemment notre vision des choses. Et, comme elle est impénétrable, elle nous entoure de solitude. – Et, comme elle est diversement colorée chaque vision des choses est individuelle ; – l’on ne voit jamais que son monde et l’on est seul à le voir ; c’est une fantasmagorie, un mirage, et le prisme est en nous, qui fait la lumière diaprée[4]. »

Notre vision est donc inféodée à notre nature : elle provient de ce que nous sommes vraiment, de ce que nous projetons sur le monde en même temps que de notre regard. Nous devenons prisonniers d’une sorte de solipsisme visuel qui nous sépare des autres. L’être qui regarde s’isole et se prive de la communication de ses semblables. Sans savoir si ce que nous percevons est véritablement la réalité, notre vision participe, à sa mesure, à cette multiplicité de regards subjectifs que Gide essaie d’intégrer dans ses œuvres. La force du regard provient de sa faculté à soumettre le réel, à lui donner une courbure personnelle et férocement indépendante. C’est cela qui désolait le narrateur des Nourritures terrestres :

« Nathanaël, le malheur de chacun vient de ce que c’est toujours chacun qui regarde et qu’il subordonne à lui ce qu’il voit. Ce n’est pas pour nous, c’est pour elle que chaque chose est importante. Que ton œil soit la chose regardée[5]. »

Cette philosophie du regard doit mener à l’épanouissement de l’observateur puis à la prise de conscience de sa singularité afin de mieux se rapprocher de ses semblables. À l’inverse, la faute d’Œdipe contribuera à lui faire porter un regard différend sur le monde qui l’entoure, finira par signifier son exclusion de la société et son exil loin des hommes. De la même manière qu'Œdipe a changé, son regard s’est modifié aussi, entraînant le décalage des apparences :

« Comment ! rien n’est changé ? Penses-tu que rien désormais puisse revêtir, à mes yeux décillés, sa première innocente apparence ? »

Puis, toujours en réponse à Jocaste :

« Mais à présent je ne me reconnais plus dans mes actes. Il en est un, sanglant, pourtant bien né de moi, que je voudrais désavouer… tant il a changé de visage. Ou du moins mon regard a changé ; et tout m’apparaît différent[6]. »

Le retour à la lucidité chez Œdipe s’opère grâce au regard. Cependant, l’image que nous renvoie le monde extérieur n’est jamais que le reflet de sa propre faculté de regarder, et, encore plus subtilement, celui de sa nature profonde. Œdipe voit-il sa vision évoluer à mesure qu’il découvre plus précisément ce qu’il est exactement. Pour Sartre, la détermination des caractères propres de l’image comme image, nécessite de recourir à un nouvel acte de conscience. Il faut réfléchir, c’est à dire s’accorder le recul qui va permettre de saisir l’image dans sa globalité. Pour prendre conscience que nous sommes observateurs, il faut déjà laisser de côté l’objet observé pour se consacrer pleinement à l’étude de la façon dont nous est donnée cette image.  Ici encore se retrouve la di-vision qui consiste à appliquer plusieurs fois son regard vers l’objet pour en obtenir une image familière et intéressante. C’est un acte réflexif et très personnel qui me permet d’affirmer que j’ai une image. Il en va de même pour les personnages qui, chez Gide, mènent en solitaires la réflexion que conduit pour eux leur créateur.

L’auteur est donc lui aussi dépositaire du regard pour garder un œil attentif sur sa création. Si Gide perçoit son rôle comme celui d’un inquiéteur qui doit s’efforcer de stimuler son lecteur en portant sur lui un regard incisif et bienveillant, il ne lui en laisse pas moins toute sa liberté. C’est à lui d’établir le sens de l’œuvre, d’en donner son interprétation puis d’en tirer la conclusion. C’est à ce prix-là que le livre est assimilé et peut enrichir celui qui s’y est risqué :

« Puis, mon livre achevé, je tire la barre, et laisse au lecteur le soin de l’opération ; addition, soustraction, peu importe : j’estime que ce n’est pas à moi de la faire. Tant pis pour le lecteur paresseux : j’en veux d’autres. Inquiéter, tel est mon rôle[7]. »

Gide a une vision claire du lecteur qu’il attend. Il a déjà établi son profil et sait ce qu’il peut en espérer. L’exigence qu’il manifeste n’est que le reflet du vif désir de liberté qu’il nourrit pour son lecteur. Cette liberté dans la contrainte qui rappelle son goût pour le classicisme ne doit rencontrer aucun obstacle, pas même la précaution de se préserver soi-même, une sorte d’instinct de survie littéraire :

« Mais, tout considéré, mieux vaut laisser le lecteur penser ce qu’il veut – fût-ce contre moi[8]. »

Le regard que Gide veut poser sur son lecteur ressemble à celui qu’il consacre à ses personnages : il provient de la conjugaison d’une sorte de disponibilité dramatique et d’une liberté d’action et de pensée, fuyant toute censure ou toute recommandation. Pour ce qui est du lecteur, la meilleure méthode est encore d’épurer le récit, de ne laisser paraître que l’essentiel en permettant qu’une perception personnelle s’élabore progressivement au fil de l’imagination. Ce qui avait pu lui sembler l’inconvénient propre à la condition de narrateur devient une des voies de l’émancipation du lecteur :

« C’est le fatal défaut de mon récit, aussi bien que de tous les mémoires ; on présente le plus apparent ; le plus important, sans contours, élude la prise[9]. »

Il n’est plus fourni que le strict essentiel au lecteur qui devra y prendre appui pour faire apparaître la véritable signification et devenir dans une certaine mesure l’artisan de la substantifique moelle qu’il compte en retirer. Gide est très attaché à cette idée que le regard doit être singulier et capable d’influencer la vision que nous retirons du monde. Lui-même, dans Si le grain ne meurt, se souvient souvent du regard neuf et émerveillé qui était le sien, par exemple lorsqu’il découvre, dans le second jardin du Luxembourg, les premiers adeptes du grand-bi :

« Nous admirions leur hardiesse, leur élégance. À peine encore distinguait-on la monture et la roue arrière minuscule où reposait l’équilibre de l’aérien appareil. La svelte roue d’avant se balançait ; celui qui la montait semblait un être fantastique[10]. »

Le réel est transcendé et le jeune Gide détourne ce qu’il voit pour en faire un être hybride onirique, une sorte de centaure moderne qu’il est le seul à distinguer. Ici encore, le regard déformant s’est appuyé sur une sincère admiration développée à partir de traits existants. Puis, à partir du moment où l’œil commence à douter, n’est plus très sûr de ce qui lui arrive, l’imagination prend le relais et extrapole suivant les affinités de l’observateur. C’est aussi l’innocence du regard qui permet cela, cette innocence que Gide portait à nouveau en lui au début de son voyage au Congo et qui ajoutait tant à un spectacle déjà inhabituel :

« Tout l’effort de l’esprit ne parvient pas à récréer cette émotion de la surprise qui ajoute au charme de l’objet une étrangeté ravissante. La beauté du monde extérieur reste la même, mais la virginité du regard s’est perdue[11]. »

Et si cette quête du premier regard, de la pureté visuelle coïncidait avec la recherche de la jeunesse, puisque ce qu’a perdu Gide n’est rien d’autre que l’absence de certitudes et d’expérience propre aux enfants ! Il lui manque la part de mystère qui confère à l’image son ambiguïté et son caractère ouvert. Voir avec certitude, c’est déjà voir moins bien, voir moins loin. Dans ses œuvres, Gide va tenter de préserver la subjectivité du récit, partagée entre les personnages, et c’est au lecteur qu’il demande de l’accepter :

« Admettre qu’un personnage qui s’en va puisse n’être vu que de dos[12]. »

Même l’auteur doit pouvoir se persuader qu’il ignore sur le moment l’image du visage de ce personnage qui tourne le dos. Le regard porté par le lecteur se conforme à un certain réalisme et lui donne place dans la scène au même niveau que les autres personnages. Le renoncement à la description, ou au moins sa réduction à l’essentiel, participe de la même logique et c’est le lecteur qui devra avoir le soin d’imaginer les personnages tels qu’il aura pu les comprendre :

« Ne pas amener trop au premier plan – ou du moins pas trop vite – les personnages les plus importants, mais les reculer, au contraire, les faire attendre. Ne pas les décrire, mais faire en sorte de forcer le lecteur à les imaginer comme il sied[13]. »

Doit-on interpréter cette négation de la description comme une faillite pure et simple, ou plutôt comme la réappropriation par Gide des procédés descriptifs habituels ? Il semble évidemment que ce soit plutôt la deuxième explication, c’est-à-dire une façon supplémentaire de brouiller les pistes et de complexifier la narration, pour le plus grand plaisir de l’auteur. Le lecteur gidien est sollicité pour son bien et c’est sur lui que repose la cohérence de son interprétation : à lui de savoir ce qui est important :

« Au contraire, décrire avec précision et accuser fortement les comparses épisodiques ; les amener au premier plan pour distancer d’autant les autres[14]. »

Pour être plus vif et plus juste, le regard doit être préalablement égaré et laissé à lui-même. Retrouver seul son chemin dans l’œuvre et en extraire son épanouissement, est le souhait le plus amical de Gide à son lecteur. À lui de saisir l’organisation spatiale et temporelle que l’auteur a voulu mettre en place. Pourtant, Gide redoute parallèlement l’influence du regard de son futur lecteur sur son écriture. Il ne peut s’empêcher de se projeter de l’avant et d’imaginer des yeux étrangers sur son travail, ce qui modifie et infléchit quelque peu sa sincérité comme il le confie dans le Journal sans dates à la date du 1er décembre 1909 :

« C’est mon livre de bord. À plusieurs reprises déjà j’ai tenu semblable registre ; mais je le tenais pour moi seul. J’ai promis celui-ci à la Nouvelle Revue Française. Puisse, au pressentiment des regards du lecteur, ma pensée ne pas trop se contrefaire[15]. »

La relation de l’auteur au lecteur est à ce point ténue qu’elle suffit à influencer les idées qui ne sont même pas encore posées sur le papier. Il est cependant paradoxal que Gide soit aussi conscient du poids du regard des futurs visiteurs de son récit, alors qu’il semble s’abuser sur l’incidence de son propre regard de Blanc lors de son voyage au Congo. En effet, le projet de film ethnographique auquel il va participer avec Marc Allégret, le pousse à s’interroger sur le problème de l’étranger blanc qui filme. Lui est-il possible de se soustraire complètement aux regards de son entourage pour ne plus l’influencer ? Gide insiste, dans les conférences qu’il donnera après coup, sur le parti pris d’absence du voyageur européen à l’intérieur des séquences du film. Contrairement à d’autres cinéastes, aucun faux pittoresque ne vise à montrer la difficulté de l’aventure, le mérite de l’aventurier blanc, ou le décalage explicite des cultures : le spectateur  est confronté directement aux scènes montrant les peuplades primitives dans leur milieu, c’est-à-dire, comme dit Gide, au naturel.  Il ajoute que ce résultat n’a été possible qu’après « un lent apprivoisement, lorsque leur vie n’est plus dérangée par la présence du Blanc ». Ici existe véritablement le problème de l’influence d’un regard étranger et rien ne peut démontrer le postulat selon lequel l’homme blanc peut apparaître ou disparaître sans modifier l’attitude des autochtones. Dans un article, Daniel Durosay souligne l’ambiguïté d’une telle conviction :

« Mais une telle ingénuité traduit, à l’insu même des intéressés, la situation supérieure du colonisateur face au colonisé, et, sous couvert de bonnes intentions, déréalise la situation concrète de l’indigène, en présupposant que l’intrusion du Blanc, qui s’aveugle ou s’innocente sur ses pouvoirs effectifs ou virtuels, peut-être inoffensive ou inopérante. […] La soi-disant “absence” n’est que le mirage de sa bonne conscience[16] »

 

Cette conscience, c’est l’aveuglement de Gide à penser que son regard possède aussi peu d’influence sur la vie quotidienne de quelques peuplades primitives isolées et éloignées, alors qu’il ressent lui-même le poids du regard de ses futurs lecteurs sur son travail littéraire. Le regard des deux hommes blancs au Congo préfigure la multitude du regard des spectateurs qui iront voir le film au cinéma. L’illusion de transparence est fondée sur les motivations gidiennes à aller vers l’autre, à son « goût d’évasion », son « désir de se perdre et de s’oublier dans autrui », à cet « oubli le plus grand possible […] de toutes nos préoccupations personnelles[17] ».

La provenance du regard est donc un phénomène relativement complexe chez Gide qui mêle intimement les personnages à leur auteur, puis l’auteur aux lecteurs.  En effet, Gide s’efforce de poursuivre le projet d’éclater le récit et de le disperser entre les personnages, forçant ainsi une vision subjective et multiple de la narration et des événements qui l’habitent. L’exigence envers le lecteur est d’autant plus importante que c’est d’abord à lui de reconstituer la mosaïque des regards afin de rendre sa cohérence à l’œuvre. Mais qu’en est-il exactement de la nature de ce regard ?



[1] p. 22, Journal FM.

[2] p. 28, ibid.

[3] p. 36, ibid.

[4] p. 99, C&P d’André Walter.

[5] p. 44, NT.

[6] p. 296. Gide, André, Œdipe, 1930 ; Gallimard, « NRF », Paris, 1947.

[7] p. 85, Journal FM.

[8] p. 87, ibid.

[9] p. 204, SGNM.

[10] p. 18, ibid.

[11] p. 733, Voyage au Congo.

[12] p. 30, Journal FM.

[13] p. 56, ibid.

[14] idem.

[15] p. 34. Hebey, Pierre, L’esprit NRF : 1908-1940 ; Gallimard, « NRF », Paris, 1990.

[16] pp. 24-25. Durosay, article Images et imaginaire.

[17] pp. 31-32. Gide, André, Conférence de Bruxelles, paru dans le Bulletin des amis d’André Gide, Vol. XVI, octobre 1988.