Chapitre 3 : Un monde admirable

Nous allons à présent nous intéresser aux phénomènes d’observation qui mettent en jeu notre regard. C’est-à-dire aux situations où l’observateur occupe une place centrale, beaucoup plus importante que l’objet ou le sujet visé par le regard, et devient acteur de sa propre vision en acquérant une véritable influence sur ce qu’il considère.

1. La spécificité du regard unilatéral

Pour illustrer l’image uniquement descriptive ou informative que nous avons eu l’occasion de décrire, nous allons recenser quelques situations dans lesquelles un personnage en observe un autre sans que celui-ci le sache ou s’en soucie, c’est-à-dire où l’échange visuel est unilatéral, puisqu’à sens unique. Ces situations sont nombreuses et montrent l’intérêt de Gide pour les scènes où c’est le regard qui fait avancer l’action et renseigne le lecteur ou le spectateur. Tout d’abord, dans Le Roi Candaule, Gygès, invisible grâce à son anneau, observe l’épouse du roi, Nyssia qui l’ignore, dans toute la seconde scène de l’acte II. Gide en informe le lecteur/metteur en scène par les didascalies :

« Nyssia s’approche un peu, mais pourtant reste dans la partie de la chambre qui forme terrasse et qui n’est éclairée que par la lune ; à présent un seul flambeau éclaire faiblement l’intérieur de la chambre. Instinctivement, bien qu’invisible pour elle, Gygès a frémi en voyant s’avancer Nyssia ; il se recule à gauche et, durant toute la scène, reste à moitié dissimulé. Candaule s’est approché de Nyssia.[1] »

 

La scène est légèrement complexe puisque chaque personnage possède un statut différent. Gygès embrasse la scène du regard mais conserve quelques réticences et quelques scrupules, malgré son invisibilité rassurante. Ainsi, il prend soin de rester tout de même dissimulé à moitié pendant le déroulement de l’action. Le Roi est au courant de sa présence mais ne peut pas s’en assurer visuellement. Quant à la reine, elle est la véritable victime de la scène puisqu’elle ne se doute de rien. Ici, la situation est unilatérale par la force des choses du fait de l’invisibilité de Gygès. Dans L’Immoraliste, les scènes équivalentes vont du simple coup d’œil jusqu’au voyeurisme secret. Dans cette œuvre comme dans les suivantes, on retrouve majoritairement une focalisation interne avec un personnage narrateur, ici Michel, qui présente son histoire, ce qu’il voit, ses sentiments , ses propres pensées, ses réflexions mais aucune allusion à l’intériorité du personnage observé. Tout d’abord, Michel découvre son épouse et utilise le regard comme moyen d’investigation :

« plusieurs fois je me dressai sur ma couchette pour voir, sur l’autre couchette plus bas, Marceline, ma femme dormir[2]. »

Le fait que Marceline soit en train de dormir empêche tout retour de vision et participe du caractère unilatéral de la scène. Par la suite, cette scène trouvera un écho intéressant : lorsque Marceline sera malade, Michel s’efforcera de la veiller en espérant ardemment sa guérison :

« Que de nuits la veillai-je ainsi ! le regard obstinément fixé sur elle, espérant, à force d’amour, insinuer un peu de ma vie en la sienne[3]. »

Le sommeil de l’autre semble être propice à son observation. Ici, Michel semble vouloir fatiguer la maladie par l’insistance de son regard, tout au moins la conjurer et la mettre en fuite. Par la suite, le rapport au sommeil est à nouveau évoqué entre Marceline et Michel puisque ce dernier attend son arrivée pour pouvoir quitter la maison et aller en ville :

« je la surveillais s’endormir et je m’éveillais le premier[4]. »

de même :

« je la surveillais s’endormir, et parfois me couchais moi-même, puis, quand son souffle plus égal m’avertissait qu’elle dormait, je me relevais sans bruit[5] »

La nuit et le repos semblent le moment idéal pour observer autrui. Ainsi, Michel fera-t-il comme pour Marceline en épiant un paysan du nom de Pierre :

« Une nuit, j’allais furtivement le voir dans la grange ; il était vautré dans le foin ; il dormai d’un épais sommeil ivre. Que de temps je le regardai[6] !… »

Pierre n’est doublement pas en état de se rendre compte de ce qui arrive, et encore moins de soutenir le regard de Michel ou d’y répondre puisqu’il est à la fois saoul et assoupi. Le regard du narrateur a besoin d’un alibi. Lorsque la nuit ne le lui fournit pas, il est obligé de donner le change en justifiant autrement le regard qu’il porte. Ainsi à propos de ses ouvriers, il simule un vif intérêt pour leur travail afin de pouvoir mieux les regarder :

« Je feignais de surveiller le travail, mais en vérité ne voyais que les travailleurs[7]. »

La focalisation interne nous permet de découvrir les véritables motivations du personnage, et de nous rendre compte des précautions et des détours qu’il se voit obligé de prendre pour satisfaire sa curiosité. Dans Isabelle, on rencontre à nouveau des phénomènes liés à la focalisation interne. Ils sont propres au récit qui forme la substance du roman, dans laquelle Gérard décrit ce qu’il observe. Le lecteur peut ainsi suivre l’action et participer à la découverte de l’environnement en même temps que le personnage-narrateur :

« à l’autre extrémité de la maison, je vis passer Mademoiselle Verdure[8]. »

Par le biais de cette description minimaliste, le lecteur a l’impression d’incarner en vue subjective le personnage de Gérard. Ici, Mademoiselle Verdure est trop loin pour se rendre compte qu’elle a été repérée et observée. Plus tard, Gérard a de nouveau l’occasion d’apercevoir un personnage sans être vu de celui-ci. Il s’agit de Madame de Saint-Auréol :

« Plus tard encore, et quand on eût cru tout éteint, au carreau d’un petit cagibi qui prenait jour mais non accès sur le couloir, on pouvait voir, à son ombre chinoise, Madame de Saint-Auréol ravauder[9]. »

 

La scène se passe, comme pour Michel, au bénéfice du soir et de l’obscurité. Madame de Saint-Auréol, toute à son travail, ne se rend compte de rien et peut être observée sans risques. Casimir est lui aussi un personnage sans réelle malice que Gérard peut examiner posément sans rencontrer son regard. Dès leur première rencontre, la curieuse apparence de Casimir intrigue le narrateur :

« J’allais refermer ma fenêtre, lorsque je vis sortir du potager et accourir vers la cuisine un grand enfant, d’âge incertain car son visage marquait trois ou quatre ans de plus que son corps ; tout contrefait, il portait de guingois : ses jambes torses lui donnaient une allure extraordinaire[10] »

Casimir apparaît comme un être hybride et presque fantastique, un personnage entre Héphaïstos et Quasimodo qui attire le regard et le concentre. Il est difficile pour un observateur de cerner d’emblée ce personnage et il doit se contenter de spéculations et de constatations purement visuelles. L’enfant souffre de handicaps et semble plutôt tourné vers l’intérieur dans un environnement qui est déjà lié à la réclusion et à l’isolement. La sympathie de Gérard à son endroit va instaurer une relation protectrice et amicale :

« Du coin de l’œil je voyais Casimir, la tête enfouie dans ses mains, saliver lentement sur son livre[11] »

Gérard garde un œil attentif sur le jeune garçon et sera triste de le quitter à la fin de son séjour. Ainsi, lors de son retour l’année suivante, les retrouvailles, préfigurées par le regard, se feront dans la joie :

« Je crois que j’aperçois Casimir, qui sera content de me revoir[12]. »

De la même façon, Gérard va établir avec son hôte, M. Floche, une relation particulière qui relèvera à la fois du domaine universitaire mais aussi tout simplement de l’affectif. Durant leurs journées de travail respectives, les deux hommes ont l’occasion de s’étudier en silence et de façon alternée. C’est surtout le point de vue du narrateur qui nous est connu :

« Sans m’écarter de la table devant laquelle j’étais assis, je pouvais distinguer Monsieur Floche dans sa portioncule[13] »

 

La promiscuité facilite en les contraignant les échanges de regard. Gérard peut dresser une fine description de Monsieur Floche et livrer au lecteur ce que lui inspire l’observation de l’homme au travail à son bureau :

« Alors je reportais mes yeux sur Monsieur Floche ; il s’offrait à moi de profil ; je voyais un grand nez mou, inexpressif, des sourcils buissonnants, un menton ras sans cesse en mouvement comme pour mâcher une chique… et je pensais que rien ne rend plus impénétrable un visage que le masque de la bonté[14]. »

Le résultat de cette observation est aussi ambigu qu’incertain : l’apparence de Monsieur Floche déroute Gérard qui prend conscience des limites du regard pour cerner une personne. Par la suite, le personnage de Monsieur Floche reste en décalage avec l’apparence qu’il propose. C’est le cas lors du récit d’une soirée à la Quartfourche au cours de laquelle Gérard semble étudier chacun de ses occupants avec une curiosité mêlée d’étonnement, et plus particulièrement Monsieur Floche :

« de ma place, je pouvais le voir, non point dormant comme il disait, mais hochant la tête dans l’ombre ; et le premier soir, un sursaut de flamme ayant éclairé brusquement son visage, je pus distinguer qu’il pleurait[15]. »

Une fois de plus, la focalisation interne nous place au plus près de la perception de Gérard et nous partageons sa surprise en découvrant les larmes de Monsieur Floche. En effet, celui-ci semble vouloir se soustraire aux regards et conserver une part de mystère puisqu’il organise lui-même l’égarement de ses proches en affirmant qu’il dort. Parfois, le regard unilatéral se voit finalement réfléchi et revient par l’intermédiaire de celui qui était observé. C’est ce qui se produit entre Monsieur Floche et Gérard lors d’un après-midi de travail alors que le premier est très occupé par l’entretien d’un petit outil :

« Je le regardai ; il s’était à présent renfoncé dans sa chancelière et s’occupait à déboucher minutieusement avec une épingle chacun des trous d’un petit instrument qui versait de la sandaraque. L’opération finie, il leva la tête et rencontra mon regard. Un sourire si amical l’éclaira que je me dérangeai pour causer avec lui[16] »

 

Ici, un regard qui se contentait de renseigner son auteur, devient le vecteur d’une certaine communication et de sentiments de sympathie. Il va même aboutir au déclenchement d’une action, comme si, à force d’acquérir de simples images informatives, le narrateur finissait par être détecté par ceux qu’il vise, puis par motiver une réaction de leur part. L’héroïne éponyme de l’œuvre attire elle aussi les regards de Gérard et se voit entourée d’un épais mystère par le petit nombre de ses apparitions. À la manière d’un espion ou d’un voyeur, Gérard va pouvoir approcher et contempler Isabelle :

« Je me hissais sur la commode, plongeai mes regards dans la chambre voisine… Isabelle de Saint-Auréol était là[17]. »

Par la suite, Gérard la suivra :

« je courais presque, quand soudain, loin devant moi, je l’aperçus. C’était elle, à n’en pas douter[18] »

Acrobatiques ou sportives, les rencontres visuelles avec Isabelle se déroulent toujours à la dérobée, ou presque puisque l’on peut penser que dans notre second exemple, Isabelle s’était aperçue de la présence de Gérard, lorsqu’elle dit que sa « voix ne parut pas la surprendre[19] ». L’utilisation de la vue subjective accentue aussi le sentiment de ne saisir qu’une partie de la réalité, de ne contempler que ce qui veut bien se donner à être vu. Dans les Faux-Monnayeurs, on rencontre majoritairement des récits en focalisation interne pour les scènes liées au regard, souvent de la part du romancier-narrateur Édouard :

Olivier « a gardé les yeux fermés pendant presque toute l’interminable allocution du pasteur, ce qui m’a permis de le contempler longuement[20] »

Olivier ne dormait pas mais ses yeux fermés le rendent aussi indisponible au regard que le sommeil de Marceline pour Michel. Le regard d’Édouard peut donc s’appliquer et conserver son statut unilatéral sans gênes, ni réticences. C’est surtout l’admiration et une certaine forme de désir qui motive la contemplation d’Olivier par Édouard. Cette évidence se confirme un peu plus loin, lors d’une soirée au cours de laquelle, comme dans le cas de Pierre, le paysan de L’Immoraliste, Olivier est partagé entre le sommeil et l’ébriété :

Olivier « s’était étendu sans façon et semblait dormir. Certainement il était ivre ; et certainement je souffrais de le voir ainsi ; mais il me paraissait plus beau que jamais[21]. »

À la manière de Michel, Édouard s’imprègne de l’image d’un dormeur qu’il admire et qui le fascine et l’attire. Cela, sans risque de lucidité de la part du sujet observé et donc de façon purement descriptive, ainsi qu’il le ferait d’une œuvre d’art ou même simplement d’un objet inanimé. En positif ou en négatif, Édouard adopte un détachement de romancier étudiant son sujet ce qui augmente encore le sentiment glacial et passif qui se dégage de la scène. La description qu’il donne au lecteur de Molinier n’est pas très flatteuse et illustre judicieusement ce point :

« Les coudes sur la table et le menton dans les mains, je contemplais Molinier. Le pauvre homme ne se doutait pas combien la position courbée dont il se plaignait paraissait naturelle à son échine ; il s’épongeait le front fréquemment, mangeait beaucoup, non tant comme un gourmet que comme un goinfre, et semblait apprécier particulièrement le vieux bourgogne que nous avions commandé[22]. »

Molinier est analysé comme un sorte de bête curieuse, froidement et le plus objectivement possible. Èdouard acquiert ainsi un statut qui s’apparente par certains côtés à celui de l’auteur ; c’est-à-dire à même de porter des jugements sur les inclinations et les déviances des personnages. Cependant, Gide récupère parfois explicitement sa place et organise, en tant que narrateur omniscient, une forme de focalisation zéro. Ce narrateur-là n’est pas Édouard et se situe au-dessus de lui. Le relais qui s’opère ainsi participe beaucoup de l’originalité du roman. Ainsi, une scène équivalente à celle ou Édouard observait Olivier, mi-saoûl, mi-endormi, peut se reproduire avec ce changement de perspective :

« Olivier reposait. Édouard se rassit près de lui. Il avait pris un livre, mais le rejeta bientôt sans l’avoir ouvert et regarda dormir son ami[23]. »

Mais, la scène peut aussi comporter d’autres personnages, sans la nécessité d’y faire figurer Édouard, comme par exemple Bernard assistant secrètement à la dévotion d’un mauvais élève miraculeusement reçu à son examen :

« Le cancre n’avait pas remarqué Bernard, qui le vit glisser dans la main du bedeau de l’argent pour payer un cierge[24]. »

Ainsi, le lecteur devient l’observateur dérobé d’un personnage qui lui-même assiste à une scène dont il ne devrait pas être témoin. Le passage en narration omnisciente permet occasionnellement d’enrichir de cette manière les scènes de regard et de leur donner une profondeur intéressante.

Dans La Symphonie pastorale, l’usage de la focalisation interne est encore de mise et demeure l’apanage du personnage du pasteur. C’est lui qui va consigner par écrit les progrès de Gertrude et en faire le récit au lecteur par l’intermédiaire de ses cahiers, tenus à jour scrupuleusement. Il va aussi être le témoin privilégié de l’influence de Gertrude sur les autres membres de la famille. Son épouse Amélie  finit par accepter de bon cœur le surcroît de travail que lui impose Gertrude puisque le pasteur peut surprendre une manifestation de joie sur son visage :

« Je la vis sourire après qu’elle eut achevé d’apprêter Gertrude[25]. »

Ce sourire reste plus ou moins mystérieux puisqu’il ne s’adresse véritablement à personne mais trahit simplement la satisfaction d’Amélie. En effet, Gertrude est toujours aveugle et ne peut pas en profiter ; le pasteur assiste indirectement à la scène mais ne fait qu’observer sans que son épouse s’en aperçoive ouvertement. Par la suite, le pasteur aura l’occasion d’observer secrètement, presque en voyeur, la rencontre de son fils Jacques avec Gertrude dans l’église déserte :

« Ni l’un ni l’autre ne m’avaient entendu entrer, car le peu de bruit que je fis fut couvert par les sons de l’orgue. Il n’est point dans mon naturel d’épier, mais tout ce qui touche à Gertrude me tient au cœur : amortissant donc le bruit de mes pas, je gravis furtivement les quelques marches de l’escalier qui mène à la tribune ; excellent poste d’observation[26]. »

 

Le pasteur se sent obligé d’expliquer ses motivations pour mieux justifier la liberté qu’il a prise avec la vie privée des deux jeunes gens. Paradoxalement, dans cette scène qui doit aboutir à une contemplation purement visuelle, c’est pour ne pas faire de bruit et être repéré que le pasteur se sonne le plus de mal. Finalement, l’image renvoyée par Jacques et Gertrude n’est pas très instructive et montre simplement deux jeunes gens discutant paisiblement. Le contenu de l’entretien devient donc prioritaire et mobilise toute l’attention du pasteur. Cependant, de façon analogue à l’image, le dialogue reste de l’ordre du convenu et ne trahit rien d’inhabituel comme le constate le pasteur :

« Je dois dire que, tout le temps que je demeurai là, je n’entendis pas une parole que l’un ou l’autre n’eussent aussi bien dite devant moi[27]. »

L’aboutissement de cette scène est un mini-constat d’échec en ce qui concerne l’image récoltée à la dérobée. En effet, elle semble incapable d’apporter des informations nouvelles et d’éclairer les actions et projets des protagonistes. La vision unilatérale, nous l’avons vu, est souvent liée à l’incapacité de celui qui est observé de réfléchir le regard, ni même d’en prendre conscience. Dans La Symphonie pastorale, le pasteur aura l’occasion de contempler à loisir Gertrude, mais celle-ci ne sera ni ivre, ni endormie, comme Olivier (dans Les Faux-Monnayeurs) ou Pierre (dans L’Immoraliste), mais, plus tristement, décédée, après sa tentative de suicide :

« Hélas ! Je ne devais plus la revoir qu’endormie. C’est ce matin, au lever du jour, qu’elle est morte[28] »

Ainsi, le pasteur peut maintenant contempler Gertrude sans avoir à se cacher ou assourdir ses pas. La petite aveugle ayant recouvré la vue ne laisse symboliquement que son image aux autres personnages. Cependant, les scènes visuelles sont parfois décrites en focalisation zéro ce qui permet à l’auteur d’éclairer leurs motivations aux yeux du lecteur. C’est le cas de la scène dans laquelle Charlotte fait une visite impromptue au pasteur après s’être relevée :

« Je ne t’avais pas dit bonsoir. Puis, tout bas, désignant du bout de son petit index l’aveugle qui reposait innocemment et qu’elle avait eu curiosité de revoir avant de se laisser aller au sommeil[29]. »

Gide donne tous les éléments au lecteur pour comprendre cette visite enfantine : le prétexte du bonsoir à son papa, et la véritable raison, motivée par sa curiosité pour revoir Gertrude. Ici encore, l’aveugle n’est sans doute pas consciente du regard qui porte sur elle puisque rien ne lui permet de savoir qu’elle est désignée, si ce n’est peut-être les paroles très basses de la petite fille. À l’inverse de la famille perçue de l’intérieur, Gide propose une vision externe de la cellule familiale dans Les Nourritures terrestres. En effet, pour communiquer sa joie, le narrateur observe une famille d’un petit village :

« Au soir, je regardais dans d’inconnus villages les foyers, dispersés durant le jour, se reformer. […] Parfois, invisible de nuit, je suis resté penché sur une vitre, à longtemps regarder la coutume d’une maison[30]. »

Là encore, la vision se fait à la dérobée et aucun des membres de la famille en question n’est conscient d’être observé. Cette contemplation muette et discrète est récurrente chez Gide et n’est pas anodine. En effet, Roger Bastide l’explicite en mettant en regard la scène du vol des ciseaux par Moktir dans L’Immoraliste, et le rêve de Gide du « paquet gothique » :

« Et cependant, même dans cette scène du vol des ciseaux, le fait de regarder à la dérobée a son importance ; le roman n’y insiste pas, mais qu’il y ait une grande valeur pour la compréhension de Gide, notre rêve le prouve, en le mettant maintenant au premier plan. Gide est celui qui regard en cachette[31]. »

Gide apprécie l’observation à la dérobée et cela lui permet de ne pas avoir de justification à donner, de pouvoir assouvir un besoin de contemplation sans pour autant inquiéter ou alarmer l’être qui en est l’objet. Ainsi, la scène de regard idéale devient celle qui porte sur un personnage endormi, inerte ou inconscient, mais aussi, dans le meilleur des cas, celle dans laquelle le sujet contemplé est pleinement consentant, livré sans artifices, ni arrières-pensées. C’est cette dernière situation que Gide propose furtivement dans La Tentative amoureuse, entre Luc et Rachel :

« Luc regardait Rachel se baigner nue sous les feuilles[32]. »

Une fois qu’ils se sont vus, puis connus, leur intimité est si grande que le regard est naturel et leur connaissance mutuelle comme l’extension de la découverte de soi. Ici, le regard permet aussi aux deux amoureux de garder le contact, d’être moins séparés, de continuer à partager le quotidien dans une même activité, comme s’ils demeuraient toujours enlacés. Dans sa vie, Gide relate aussi des scènes de regard à la dérobée. Ainsi, dans Si le Grain ne meurt, il raconte comment il pouvait assister secrètement aux spectacles du Café-concert de son quartier à travers une palissade :

« Les planches n’étaient pas si bien jointes qu’on ne pût, par-ci, par-là, en appliquant l’œil, glisser entre deux le regard : je distinguais, par dessus la grouillante et sombre masse des spectateurs, l’émerveillement de la scène, sur laquelle une divette venait débiter des fadeurs[33]. »

La réussite de l’entreprise visuelle n’est pas très valorisante ici, d’autant plus que l’image qu’elle permet d’atteindre est finalement décevante. Il y avait plus de magie à se demander ce qui pouvait bien se dérouler derrière les planches, qu’à parvenir à assister au maigre spectacle qui se déroule dessus.  Cependant, cette déception n’est pas systématique comme le prouve la scène du bal rapportée par la suite et dont Gide conserve un souvenir aussi onirique que merveilleux. L’enfant est déjà couché mais pas endormi lorsqu’il entend une « singulière rumeur », « un frémissement du haut en bas de la maison », des « vagues harmonieuses ». Il devine que c’est un bal sans savoir exactement la réalité que ce mot recouvre et donc se lève pour en savoir plus :

« Les vagues de sons montent du premier ; il faut aller voir ; […]il me semble que je vais être initié tout à coup à une autre vie, mystérieuse, différemment réelle […]. On va me voir. On va me punir de ne pas dormir, d’avoir vu[34]. »

On distingue nettement ici la curiosité fébrile de l’enfant mêlée à un fort sentiment de culpabilité. Le risque est d’abord d’être vu par autrui ce qui explique les précautions pour observer en cachette, de loin et sans risque. Cependant, le danger d’être vu provient principalement du fait d’avoir vu ce qui ne devait peut-être pas être visible par un enfant, du moins dans l’esprit de Gide. C’est pour voir que l’on prend des risques qui eux-mêmes n’existent qu’à cause de la vision défendue ou supposée telle. La scène se poursuit de façon inattendue, pour l’enfant comme pour le lecteur, puisque l’un des symboles de l’autorité parentale, la bonne, se trouve compromise dans la même activité, et ainsi solidaire :

« c’est Marie, ma bonne, qui comme moi tâchait de voir, dissimulée un peu plus bas au premier angle de l’escalier. Elle me saisit dans ses bras ; je crois d’abord qu’elle va me reconduire dans ma chambre, m’y enfermer ; mais non, elle veut bien me descendre au contraire, jusqu’à l’endroit où elle était, d’où le regard cueille un petit brin de la fête[35]. »

Par cette complicité, le regard est mieux satisfait, la curiosité de l’enfant plus assouvie, contrairement au châtiment auquel il s’attendait. La scène se poursuit de façon aussi paradoxale puisque l’une des invitées va finalement apercevoir le petite garçon et venir l’embrasser. La vision originelle n’a donc plus rien de secret et, de glissements en glissements, se trouve renversée lorsque cette personne s’amuse du fait que Gide ne la reconnaît pas. Il devient celui qui est contemplé et dont l’image familière est considérée par un autrui qu’il ne parvient pas à cerner. Cette ambiguïté laisse l‘enfant perplexe et « les idées toutes brouillées[36] ».

Lors d’une autre scène célèbre, Gide est encore celui qui observe furtivement et prend ses précautions pour ne pas être vu. Il s’agit de la scène du chagrin qu’éprouve Madeleine en découvrant le comportement de sa mère ; scène que Gide avait déjà transcrite dans La Porte étroite. Une fois arrivé à la maison de sa cousine, le jeune Gide grimpe les escaliers puis passe devant la chambre de sa tante :

« Je ne jetai qu’un rapide coup d’œil, j’entrevis ma tante, étendue languissamment sur un sofa […]. Par peur d’être aperçu et retenu, je passai vite[37]. »

La  crainte d’être vu n’est sans doute pas l’unique raison qui pousse Gide à s’éclipser rapidement ; il doit entrer dans ses motivations une pointe de réprobation et de réticence devant la personnalité amorale de sa tante qui le pousse à ne pas vouloir en voir davantage, avec cette même prudence qu’il ne parvient à vaincre que lorsqu’il l’a décidé explicitement, par défi personnel. Cela nous renvoie à une scène cocasse qui se déroule entre Gide et sa maman, dans la bibliothèque familiale. Celui-ci lit à haute voix ce qui lui semble un texte « gaillard ». Progressivement, les deux protagonistes de la scène commencent à se sentir quelque peu mal à l’aise et Gide garde un œil très discret sur sa mère en train de coudre afin de guetter sa réaction :

« Maman tirait l’aiguille d’une main toujours plus nerveuse ; tout en lisant j’accrochais du coin de l’œil l’extrémité de son mouvement[38]. »

Finalement, la mère de Gide intervient afin qu’il suspende sa lecture et pour lui faire éviter les pages osées de l’Albertus de Gautier. Au moment où elle parcourt le livre à la recherche de l’endroit où son fils pourra continuer sa lecture en toute moralité, Gide peut l’observer directement, sans risque de devoir croiser son regard :

« Alors je la regardai : elle approcha le livre de la lampe et, les lèvres serrées, parcourut les strophes qui suivaient, avec ce regard froncé du juge qui, durant un huit clos, écoute une déposition scabreuse[39]. »

Il y a d’autant moins de risque pour l’enfant que le regard de sa mère est lui-même capturé par le livre et ainsi détourné. Le huis-clos dont il était question a évolué : il ne concerne plus Gide et sa mère, mais uniquement celle-ci et le livre problématique.

Plus tard, lors de son séjour en U.R.S.S., Gide rapportera la scène à laquelle il a assisté dans un jardin public de Sébastopol :

« un enfant estropié, qui ne peut se mouvoir qu’avec des béquilles, passe devant les bancs où des promeneurs sont assis. Je l’observe, longuement, qui fait la quête. Sur vingt personnes à qui il s’adresse, dix-huit ont donné ; mais qui sans doute ne se sont laissé émouvoir qu’en raison de son infirmité[40]. »

Il s’agit bien ici d’un Gide en retrait par rapport à ce qu’il observe, comme s’il était à ce point impliqué dans son rôle de témoin qu’il en devenait absent, d’une transparence toute passive. D’ailleurs il n’évoque pas à son endroit une quelconque marque d’attention de la part de l’enfant, ni même le récit du début d’une réaction personnelle. La scène se passe d’abord entre l’infirme et les gens et dire que Gide est là-bas en tant qu’observateur étranger est plus vrai que jamais. Le petit garçon a captivé les regards tournés vers la scène et Gide propose même l’hypothèse que c’est son apparence qui a pu décider les autres personnes à lui faire l’aumône.

Déjà, au cours de son périple au Congo, Gide avait eu l’occasion de s’interroger concrètement sur son rôle d’observateur mais aussi sur l’influence de ce regard qu’il portait sur un peuple étranger. Il constate vite que les indigènes vivent parfois mal le caractère inquisiteur de l’œil du blanc, de la même façon qu’ils avaient déjà pensé à se préserver individuellement de la curiosité d’autrui. À Fort-Archambault, Gide visite une ville indigène divisée au moyen de claie de roseaux et se retrouve dans une situation significative :

« Ces nattes sont juste assez hautes pour qu’un homme de taille moyenne ne puisse regarder par dessus. En passant à cheval, on les domine et le regard plonge dans d’étranges intimités. Quintessence d’exotisme[41]. »

Gide devient celui qui peut contempler malgré les obstacles, dont le regard perçant n’est plus arrêté par les barrières communes et qui pratique une forme de voyeurisme ethnographique. La position à cheval va conférer à l’observateur une impunité qui ressemble à celle qu’offrait l’anneau de Gygès. Les indigènes n’ont pas la possibilité d’échapper au regard des cavaliers et cette situation préfigure ce que sera le film d’Allégret. En effet, Gide et lui-même désiraient que le spectateur soit envoûté par l’atmosphère du pays, devienne « l’observateur secret d’une humanité sans histoire[42] », surprenne le quotidien indigène sans gêne ni dissimulation. Durosay faisait justement remarquer que dans son film, Allégret adoptait le « thème de l’“observateur secret”, utilisant la caméra comme une glace sans tain[43] ». Une fois encore, c’est un procédé qui permet au cinéaste-voyeur de se dissimuler au regard de ceux qu’il filme.

C’est dans cette conception visuelle que viennent s’inscrire les « Rencontres » des nouvelles Nourritures. La seconde d’entre elles s’adresse à Jean-Paul Allégret et concerne la vision à la dérobée d’un homme noir :

« Et par prétexte pour nous arrêter, nous feignions de regarder la devanture ; mais c’était lui, le nègre, que nous regardions. Pauvre, il l’était assurément, et cela paraissait d’autant plus qu’il tâchait de le moins paraître[44] »

Le narrateur et son ami s’efforcent de contempler l’homme sans qu’il s’en rende compte, atténuant le sentiment coupable et dérangeant de voyeurisme par un grossier subterfuge. Paradoxalement, les deux amis ne sont pas dupes quant à l’apparence du noir qui voudrait sembler moins misérable qu’il n’est. La symétrie de la scène est intéressante puisque le lecteur peut imaginer en parallèle trois personnes désirant tromper les apparences, les unes en déguisant ce qu’elles font, l’autre ce qu’elle est. Plus loin, dans la troisième rencontre, le narrateur est toujours en position d’observateur face à ses semblables. Il s’en distingue et demeure en retrait :

« De ma fenêtre, […] je contemplais la foule, attendant le désir d’y plonger, vers le soir, quand elle deviendrait plus fervente[45]. »

Chaque rencontre est d’abord celle du regard posé à la dérobée sur autrui, d’abord celle de l’apparence d’un être avec l’œil de l’observateur. Le véritable contact ne s’effectue que plus tardivement, s’il a lieu[46].

Toutes ces scènes admirables unilatérales illustrent bien par leur nombre et leur diversité les préoccupations gidiennes en ce qui concerne les personnages et leur relation au regard. L’image qu’ils donnent est informative et n’implique pas de degrés de lecture approfondie, mais porte déjà en elle une certaine ambivalence que nous détaillerons par la suite.



[1] p. 218. Gide, André, Le Roi Candaule, 1900 ; Gallimard, « NRF », Paris, 1947.

[2] p. 23, Immoraliste.

[3] p. 125, ibid.

[4] pp. 160-161, ibid.

[5] p. 163, ibid.

[6] p. 132, ibid.

[7] p. 136, ibid.

[8] p. 30, Isabelle.

[9] p. 67, ibid.

[10] p. 33, ibid.

[11] p. 124, ibid.

[12] p. 186, ibid.

[13] p. 47, ibid.

[14] pp. 48-49, ibid.

[15] p. 66, ibid.

[16] p. 79, ibid.

[17] p. 141, ibid.

[18] p. 171, ibid.

[19] p. 172, ibid.

[20] p. 98, FM.

[21] p. 109, ibid.

[22] p. 224, ibid.

[23] p. 300, ibid.

[24] p. 332, ibid.

[25] p. 31, SP.

[26] pp. 69-70, ibid.

[27] p. 70, ibid.

[28] p. 148, ibid.

[29] p. 27, ibid.

[30] p. 67, NT.

[31] p. 58, Anatomie d’André Gide.

[32] p. 75. Gide, André, La Tentative amoureuse ou Le traité du vain désir, 1893 ; Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1993.

[33] p. 18, SGNM.

[34] pp. 25-26, ibid.

[35] idem.

[36] p. 27, ibid.

[37] p. 124, ibid.

[38] p. 201, ibid.

[39] idem.

[40] p. 65, Retour de l’U.R.S.S.

[41] p. 815, Voyage au Congo.

[42] p. 38, article Voyage au Congo.

[43] p. 27. Durosay, article Images et imaginaire.

[44] p. 184, nouvelles Nourritures.

[45] p. 192, ibid.

[46] « Ah ! tout de même j’aurais dû l’aborder. » conclut avec regret le narrateur dans la seconde rencontre avec l’homme noir, p. 185, ibid.