Chapitre 4 : Limites et faillites du regard

 

1. L’image troublée ou insuffisante

 

Pour illustrer cette ambivalence du regard dans notre corpus, nous allons considérer quelques situations dans lesquelles un personnage en observe un autre en sachant, ou non, que celui-ci sait qu’il est lui aussi observé. Ces situations sont peu nombreuses mais nécessitent, pour plus de clarté, d’être présentées dans leur contexte ce qui expliquera leur éventuelle longueur. En les élaborant, Gide s’inscrit directement dans une tradition classique héritée des romans précieux, dans lesquels sont privilégiées une fine description de la scène et une rigoureuse analyse psychologique des protagonistes. Attardons-nous quelques instants sur le fameux épisode du Portrait dérobé composé par Madame de La Fayette dans La Princesse de Clèves : la ravissante et vertueuse Mlle de Chartres, devenue Mme de Clèves à la suite de son mariage, nourrit une passion partagée pour le duc de Nemours. Cependant, les convenances et sa réserve naturelle ne permettent pas à la princesse de Clèves de céder à la cour aussi discrète que pressante que lui fait M. de Nemours. La scène que nous allons étudier se produit chez elle alors que la reine Dauphine a fait réaliser son portrait. M. de Nemours n’a pas manqué cette occasion de venir contempler celle qu’il aime et admire :

« Madame la dauphine demanda à monsieur de Clèves un petit portrait qu'il avait de sa femme, pour le voir auprès de celui que l'on achevait ; tout le monde dit son sentiment de l'un et de l'autre, et madame de Clèves ordonna au peintre de raccommoder quelque chose à la coiffure de celui que l'on venait d'apporter. Le peintre, pour lui obéir, ôta le portrait de la boîte où il était, et, après y avoir travaillé, il le remit sur la table.

Il y avait longtemps que monsieur de Nemours souhaitait d'avoir le portrait de madame de Clèves. Lorsqu'il vit celui qui était à monsieur de Clèves, il ne put résister à l'envie de le dérober à un mari qu'il croyait tendrement aimé ; et il pensa que, parmi tant de personnes qui étaient dans ce même lieu, il ne serait pas soupçonné plutôt qu'un autre.

Madame la dauphine était assise sur le lit, et parlait bas à madame de Clèves, qui était debout devant elle. Madame de Clèves aperçut, par un des rideaux qui n'était qu'à demi fermé, monsieur de Nemours, le dos contre la table, qui était au pied du lit, et elle vit que, sans tourner la tête, il prenait adroitement quelque chose sur cette table. Elle n'eut pas de peine à deviner que c'était son portrait, et elle en fut si troublée, que madame la dauphine remarqua qu'elle ne l'écoutait pas, et lui demanda tout haut ce qu'elle regardait. Monsieur de Nemours se tourna à ces paroles ; il rencontra les yeux de madame de Clèves, qui étaient encore attachés sur lui, et il pensa qu'il n'était pas impossible qu'elle eût vu ce qu'il venait de faire.

Madame de Clèves n'était pas peu embarrassée. La raison voulait qu'elle demandât son portrait ; mais en le demandant publiquement, c'était apprendre à tout le monde les sentiments que ce prince avait pour elle, et en le lui demandant en particulier, c'était quasi l'engager à lui parler de sa passion. Enfin elle jugea qu'il valait mieux le lui laisser, et elle fut bien aise de lui accorder une faveur qu'elle lui pouvait faire, sans qu'il sût même qu'elle la lui faisait. Monsieur de Nemours, qui remarquait son embarras, et qui en devinait quasi la cause s'approcha d'elle, et lui dit tout bas :

-- Si vous avez vu ce que j'ai osé faire, ayez la bonté, Madame, de me laisser croire que vous l'ignorez, je n'ose vous en demander davantage.

Et il se retira après ces paroles, et n'attendit point sa réponse. »[1].

Dans cette scène, les jeux de regards sont éminemment complexes, conformément à l’œuvre toute entière par essence : les personnages principaux se distinguent, se reconnaissent, se plaisent puis s’aiment d’abord par le regard, c’est-à-dire par l’image qu’ils donnent d’eux-mêmes. Ce constat est relativisé par le fait que la beauté ne semble jamais se départir de l’esprit et donc qu’une apparence remarquable révèle presque immanquablement une grande âme. Dans l’épisode qui nous intéresse, il se produit une sorte de petit renversement : ce n’est plus M. de Nemours qui surprend une action révélatrice de l’inclination de la Princesse de Clèves, mais celle-ci qui est témoin involontaire d’un petit vol transfiguré et anobli par ses motivations. Ici, Mme de Clèves observe M. de Nemours et celui-ci devine facilement qu’il a été surpris. Pour lui, une étape de plus vers la conquête de sa belle semble être franchie avec la possession de son portrait. Cependant, si la découverte du forfait constitue une preuve supplémentaire et significative des sentiments du duc pour elle, les bienséances courtoises et précieuses génèrent un véritable cas de conscience quant à l’attitude à adopter. Finalement, le portait ne sera ni demandé, ni restitué et tout se déroule comme si le vol n’avait pas eu de témoins, comme si l’image semblait paralysée par sa propre signification et la série de conclusions qu’elle forcerait à tirer, comme si la faillite de la vision était inévitable du fait de son impossible légitimation. Enfin, comme un voleur qui aime laisser son empreinte, revendiquer son acte, expliquer son geste pour mieux le transcender, le duc de Nemours avoue tout, en plaidant pour une attitude discrète que la princesse a déjà choisie. L’apparence, ainsi que le regard qui la reçoit, semblent mis en déroute par l’esprit, c’est-à-dire par son processus même de décodage.

Tout d’abord, on pourrait se reporter à la fin de l’acte II du Roi Candaule, dans la scène II, comme nous l’avions fait dans la troisième sous-partie de notre première partie pour souligner la situation d’un Gygès qui observe la reine Nyssia à son insu. En effet, cette scène II est hybride et mérite que l’on s’y intéresse à présent puisque ce même Gygès devient l’observateur avoué et embarrassé d’une scène entre le roi et sa femme. C’est Candaule qui a obligé Gygès à assister au coucher de la reine en utilisant le pouvoir d’invisibilité de l’anneau. Reportons-nous aux dernières didascalies de l’acte afin d’éclairer la scène avec plus de précision :

« Nyssia s’est presque complètement dévêtue. Gygès, malgré lui, regarde et s’est avancé ; on sent qu’il lutte, et voudrait ne pas voir ; au moment où Nyssia va laisser tomber son dernier voile, il s’élance vers le flambeau qui reste et le jette à terre[2]. »

On peut s’interroger sur la signification d’un tel acte : est-ce pour priver le spectateur d’une vision royale que Gygès assombrit la scène en brisant le flambeau, ou plutôt pour se garder de lui-même, c’est-à-dire se prémunir de sa propre curiosité, un peu comme une sorte d’Œdipe qui se crèverait les yeux afin de ne plus risquer d’avoir l’audace de les lever sur la ville dont il a organisé le malheur ? Gygès assistera pourtant à toute la scène et même plus comme le suggère l’impérieux dernier dialogue entre Candaule et Gygès dissimulé :

Le Roi Candaule (à voix basse) : C’est toi, Gygès ? — C’est toi ?

– Gygès (très bas) : Oui, c’est moi.

– Le Roi Candaule (impérieux) : Reste !

(s’en allant) : Et maintenant, que tout autour de moi soit heureux. (Il sort.)

Candaule organise pour Gygès une véritable scène de voyeurisme indirect puisque c’est son épouse Nyssia qui est le principal point de convergence du regard tiers. Ici, le regard est obligé puisque Candaule force Gygès à contempler Nyssia. A l’instar du bonheur, le Roi doit éprouver la vue par le biais d’un tiers, à travers Gygès.

Dans L’Immoraliste, on rencontre aussi ce type de regard plurilatéral, que ce soit de façon presque banale dans le quotidien des relations de Michel et Marceline, sous la forme d’une curieuse sensation…

« elle sentit que je la regardais[3] » dit Michel à propos de sa femme.

… ou comme fondement de l’épisode central[4] du récit, celui du vol des ciseaux :

« Un matin, j’eus une curieuse révélation sur moi-même : Moktir, le seul des protégés de ma femme qui ne m’irritât point, était seul avec moi dans ma chambre. Je me tenais debout auprès du feu, les deux coudes sur la cheminée, devant un livre, et je paraissais absorbé, mais pouvais voir se refléter dans la glace les mouvements de l’enfant à qui je tournais le dos. Une curiosité que je ne m’expliquais me faisait surveiller ses gestes. Moktir ne se savait pas observé et me croyait plongé dans la lecture. Je le vis s’approcher sans bruit d’une table où Marceline avait posé, près d’un ouvrage, une paire de petits ciseaux, s’en emparer furtivement, et d’un coup les engouffrer dans son burnous. Mon cœur battit avec force un instant, mais les plus sages raisonnements ne purent faire aboutir en moi le moindre sentiment de révolte. Bien plus ! je ne parvins pas à me prouver que le sentiment qui m’emplit alors fût autre choses que de l’amusement, de la joie. Quand j’eus laissé à Moktir le temps de me bien voler, je me tournai de nouveau vers lui et lui parlai comme si rien ne s’était passé. Marceline aimait beaucoup cet enfant ; pourtant ce ne fut pas, je crois, la peur de la peiner qui me fit, quand je la revis, plutôt que dénoncer Moktir, imaginer je ne sais quelle fable pour expliquer la perte des ciseaux. A partir de ce jour, Moktir devint mon préféré[5]. » raconte Michel.

L’intérêt de cette scène est multiple : il s’agit d’abord comme le précise Michel d’une révélation dans tous les sens du terme. La scène va finalement permettre aux deux personnages, au-delà de tous les mécanismes de la dissimulation, de se dévoiler mutuellement, d’altérer l’image qu’il se renvoyaient l’un à l’autre. Ce renouvellement de l’apparence passe cependant par beaucoup d’incompréhension chez Michel comme chez Moktir : si la vision offre un moyen honnête de saisir les actions, elle n’en demeure pas moins floue et lacunaire quant aux intentions et aux motivations. Ainsi, la scène se propose une mise en parallèle de deux personnages très différents qui s’observent à la dérobée tout en continuant leurs occupations réciproques, chacun pensant posséder l’autre, c’est-à-dire accéder à la conscience d’un geste suspendu dans son secret et son mystère. Pourtant, la révélation s’opère d’abord sur soi-même et le vol symbolique n’est que l’amorce d’un processus complexe au cours duquel Michel  va s’interroger avec autant de perplexité quant à son essence personnelle. À la manière d’une régression psychanalytique, la scène ouvre des abîmes inconnus dans le moi de Michel : il est métaphoriquement semblable à son personnage qui, au début de la scène, se tient face au miroir et peut surprendre ainsi l’image d’un être assez étrange pour n’être pas tout à fait lui-même, et cependant assez familière pour ne pas être absolument un autre. Pourtant, ce déferlement de nouveauté est perçu subjectivement par Michel et ne s’appuie pas strictement sur la vérité ou l’omniscience. En devinant qu’il est observé (comme il l’avouera par la suite), Moktir contribue à la complexité de la scène et lui confère un aspect bilatéral, presque universel. Lorsque l’image est troublée ou incomprise, il est très difficile de lui donner du sens,  de cerner justement celui qui la renvoie. À ce titre, la scène va acquérir un caractère fondateur et influencer plus ou moins directement l’orientation et l’organisation de l’œuvre, tout en prenant aussi une importance féconde pour le roman : c’est fortuitement que l’on apprendra par la suite, de la bouche du mystérieux Ménalque, que Moktir s’est su démasqué au moment de son forfait et s’est beaucoup interrogé sur le sens de la réaction de Michel. Ici, le regard n’est pas forcé comme dans Le Roi Candaule, ni redirigé par le moyen d’un autre personnage, mais il est biaisé, détourné. La force de la scène réside dans ses ambiguïtés comme dans ses jeux de reflets : l’image divise pour mieux rapprocher, puis rapproche pour mieux interroger. Gide se refuse à expliciter les rapports de Michel et de Moktir, tout en accordant subtilement à ce dernier l’impunité mais pas l’invisibilité :

« — Il [Moktir] prétend vous les avoir pris pendant que vous tourniez la tête, un jour que vous étiez seul avec lui dans une chambre ; mais l’intéressant n’est pas là ; il prétend qu’à l’instant qu’il les cachait dans son burnous, il a compris que vous le surveilliez dans une glace et surpris le reflet de votre regard l’épier. Vous aviez vu le vol et vous n’avez rien dit[6] ! Moktir s’est montré fort surpris de ce silence… moi aussi[7]. » dit Ménalque à Michel.

Michel est perdant au jeu du regard ; il pensait être celui qui dominait, qui possédait mais il découvre qu’il en était autrement. Dans cette scène, les deux personnages sont plus ou moins lucides quant aux motivations respectives de chacun, et cela d’autant plus que l’organisation de la scène semble s’opposer à une réaction instinctive, naturelle. Cet épisode contient donc de quoi nourrir la trame du récit et dépasser ses propres limites puisque Ménalque ne serait peut-être pas venu à la rencontre de Michel sans la curieuse réaction de celui-ci face au vol : une sorte d’effet papillon[8], peut-être.

Dans Isabelle, les journées de travail du narrateur en compagnie de M. Floche, dans le bureau de ce dernier, établissent le décor propice aux échanges visuels. En effet, les deux bureaux des personnages se font face, créant ainsi une promiscuité intéressante :

« Je ne levais point la tête de dessus mon travail sans rencontrer le regard du bonhomme, qui me souriait en hochant la tête, ou qui, vite, par crainte de m’importuner, détournait les yeux et feignait d’être plongé dans sa lecture[9]. » dit Gérard à propos de M. Floche.

Ayant voulu lui être agréable, Gérard a refusé que Monsieur Floche tire le rideau de séparation qui aurait pu offrir un peu d’intimité à son espace de travail. Ainsi, il rend donc possible implicitement la scène au cours de laquelle le regard respectif engendre la gêne chez les deux personnages. Pourtant, ils n’y ont pas le même statut puisque la possibilité pour Monsieur Floche de garder un œil sur le jeune étudiant était d’emblée présentée comme un « grand plaisir ». Gérard quant à lui est troublé par cette promiscuité visuelle et fait en sorte de l’éviter le plus possible. Nos deux personnages s’observent donc indirectement – véritablement à la dérobée – tout en continuant, comme pour Michel et Moktir, leurs activités respectives, l’un refusant de soutenir le regard de l’autre.

La première entrevue de Georges et d’Édouard, dans Les Faux-Monnayeurs, nous offre un épisode de choix pour notre étude. Édouard observe Georges qui s’apprête à dérober un livre à l’étalage d’une librairie mais celui-ci a l’intuition d’être surveillé et modifie, mine de rien,  ses intentions :

« A un certain moment, le surveillant fut appelé à l'intérieur de la boutique ; il n'y resta qu'un instant, puis revint s'asseoir sur sa chaise ; mais cet instant avait suffi pour permettre à l'enfant de glisser dans la poche de son manteau le livre qu'il tenait en main ; puis, tout aussitôt, il se remit à fouiller les rayons, comme si de rien n'était. Pourtant il était inquiet ; il releva la tête, remarqua mon regard et comprit que je l'avais vu. Du moins, il se dit que j'avais pu le voir, il n'en était sans doute pas bien sûr ; mais, dans le doute, il perdit toute assurance, rougit et commença de se livrer à un petit manège où il tâchait de se montrer tout à fait à son aise, mais qui marquait une gêne extrême. Je ne le quittais pas des yeux. Il sortit de la poche le livre dérobé ; l'y renfonça ; s'écarta de quelques pas ; tira de l'intérieur de son veston un pauvre petit portefeuille élimé, où il fit mine de chercher l'argent qu'il savait fort bien ne pas y être, fit une grimace significative, une moue de théâtre, à mon adresse évidemment, qui voulait dire : “Zut ! je n'ai pas de quoi”, avec cette petite nuance en surplus : “C'est curieux, je croyais avoir de quoi” tout cela un peu exagéré, un peu gros, comme un acteur qui a peur de ne pas se faire entendre. Puis enfin, je puis presque dire : sous la pression de mon regard, il se rapprocha de nouveau de l'étalage, sortit enfin le livre de sa poche et brusquement le remit à la place que d'abord il occupait. Ce fut fait si naturellement que le surveillant ne s'aperçut de rien. Puis l'enfant releva la tête de nouveau, espérant cette fois être quitte. Mais non ; mon regard était toujours là ; comme l'œil de Caïn ; seulement mon œil à moi souriait. Je voulais lui parler ; j'attendais qu'il quittât la devanture pour l'aborder ; mais il ne bougeait pas et restait en arrêt devant les livres, et je compris qu'il ne bougerait pas tant que je le fixerais ainsi. Alors, comme on fait à “quatre coins” pour inviter le gibier fictif à changer de gîte, je m'écartai de quelques pas, comme si j'en avais assez vu. Il partit de son côté ; mais il n'eut pas plus tôt gagné le large que je le rejoignis[10]. » raconte Édouard.

Édouard devient dans cette scène le chasseur[11] d’image qui guette sa proie et la force par l’influence du regard à se dérober. Pour plus de clarté, nous avons graissé les passages qui avaient trait au regard et souligné ceux qui avaient rapport à la dissimulation. Nous pourrions avancer globalement qu’Édouard est plutôt dépositaire du registre visuel et que Georges relève plutôt du domaine de la dissimulation. Pourtant, la scène est plus complexe que cela. Elle se déroule comme une alternance dans laquelle chaque personnage doit tenir sa partie : Édouard comme l’inquisiteur au regard perçant, et Georges comme le jeune voleur maladroit au fort sentiment de culpabilité. Gide promène son lecteur entre la description des gestes vus et des pensées supposées de Georges, rapportés par Édouard, et le récit de la stratégie adoptée par celui-ci pour faire réagir l’enfant. Cette suite de considérations est ponctuée de deux moments forts : les échanges de regard des deux personnages. Le premier a lieu presque au début de la scène alors que le surveillant de la boutique vient de tourner le dos et que Georges a glissé un livre dans sa poche et a éprouvé le sentiment d’avoir été observé. Ce sentiment le met très mal à l’aise et va motiver la suite de la scène, c’est-à-dire l’élaboration d’une théâtralité de la restitution, seul moyen pour l’enfant de sauver la face, recouvrer un peu de naturel et s’inventer après coup une honnêteté virtuelle et de façade. Évidemment Édouard n’est pas dupe de ce numéro d’acteur et donne au lecteur un récit dont le ton est partagé entre l’ironie et l’amusement. Le second échange visuel s’effectue juste après la remise en place du livre, comme une sorte de vérification morale : l’enfant attend le détournement du regard d’Édouard en guise d’absolution. Ce n’est pourtant pas ce qui se produit et il semble se produire une inversion des comportements : à présent, c’est Georges qui se fige devant la boutique et Édouard qui se voit contraint d’agir pour hâter la conclusion en organisant la fin du regard inquisiteur et simulant un pseudo-départ.  L’effet est immédiat puisque Édouard est semble-t-il meilleur comédien que Georges. La véritable duplicité visuelle apparaît lorsqu’une expression est à la fois en gras et soulignée. Ici, le texte est à double, voire à triple niveau. En effet, à double car Édouard n’est pas dupe et décode parfaitement, lucidement même, ce qu’il appelle “un petit manège”. D’autre part, à triple niveau car à la fin de notre passage, Édouard devient celui qui trompe, qui offre une apparence falsifiée au regard de Georges : il lui fait croire qu’il en a “assez vu” pour mieux le rattraper et en savoir davantage.

Dans Si le grain ne meurt, on rencontre aussi quelques scènes de regard faussement réciproques :

« Ils étaient là, trois docteurs, Leenhardt, Theulon et Boissier ; […] / La séance est finie / Je me rhabille. Theulon paternellement se penche, veut m’aider ; Boissier aussitôt l’arrête ; je surprends, de lui à Theulon, un petit geste, un clin d’œil, et suis averti qu’un regard malicieux, fixé sur moi, m’observe, veut m’observer encore, alors que je ne me sache plus observé, qu’il épie le mouvement de mes doigts, ce regard tandis que je reboutonne ma veste. “Avec le petit vieux que voilà, s’il m’accompagne à Lamalou, il va falloir jouer serré”, pensai-je, et, sans en avoir l’air, je lui servis quelques grimaces de supplément, du bout des doigts trébuchant dans les boutonnières[12]. »

Celui-ci s’aperçoit qu’il est observé et pour mieux prouver sa « maladie » doit donner dans la caricature. La démonstration est claire : le regard n’est jamais sans ambiguïté pour personne ; même les médecins dont la profession devrait garantir un exercice sûr et lucide de l’observation, se font abuser par un enfant. C’est même un jeu de regard — le clin d’œil de Boissier — qui va alerter le jeune Gide et permettre la falsification du registre visuel. Cette prédilection de Gide pour la complexité des apparences et son amusement à « faire croire » — ou faire voir — se retournent pourtant contre lui à certaines occasions. L’épisode du cadenas de la cage aux tourterelles est une véritable représentation concrète du « tel est vu qui croyait faire voir » qu’il affectionne beaucoup.  Évidemment, c’est aussi une façon pour Gide de donner la preuve une fois de plus à son lecteur que voir ne signifie pas comprendre. Ainsi, la vue permet l’établissement d’un grand pouvoir mais qui demeure fondamentalement incomplet. Ainsi, le jeune Gide se propose de montrer malicieusement à Mme Bertrand qu’un simple cadenas ne l’empêchera pas d’ouvrir la volière et qu’elle aurait mieux fait de « faire appel à [son] obéissance ».  Ce passage se divise en trois parties distinctes. Dans la première, Gide expose comment il pense que la scène se déroulera :

« Eh bien ! nous allions lui montrer ce que valait son cadenas. Naturellement, pour entrer dans la cage, je ne me cacherais point d’elle ; si elle ne me voyait pas, ce ne serait plus amusant du tout ; j’attendrais pour ouvrir la porte qu’elle fût au salon, dont les fenêtres faisaient face à la volière (déjà je riais de sa surprise) et ensuite je lui tendrais la double clef en l’assurant de mon bon vouloir[13]. »

La seconde partie est le récit de la scène, vue par le jeune Gide :

« En entrant dans le poulailler, j’avais moins d’yeux pour mes tourterelles que pour Mme Bertrand ; je la savais dans le salon, dont je surveillais les fenêtres ; mais rien n’y paraissait ; on eût dit que c’était elle qui se cachait. Comme c’était manqué ! Je ne pouvais tout de même pas l’appeler. J’attendais ; j’attendais et il fallut bien à la fin se résigner à sortir. À peine si j’avais regardé la couvée[14]. »

Enfin, Mme Bertrand fait appeler Gide qui doit bien constater qu’elle a assisté silencieusement et discrètement à la scène :

« — Je vois que je me suis trompée sur votre compte : j’espérais que j’avais affaire à un honnête garçon… Vous avez cru que je ne vous voyais pas tout à l’heure.

— Mais…

— Vous regardiez vers la maison dans la crainte que…

— Mais précisément c’est…

— Non, je ne vous laisserai pas dire un mot. Ce que vous avez fait est très mal. D’où avez-vous eu cette clef ?

— Je…

— Je vous défends de répondre[15]. »

 

Comme une sorte de variante à nos scènes-types, ici Gide regarde Mme Bertrand, fait en sorte de se faire apercevoir d’elle sans être certain d’être parvenu à ses fins. Pour une fois, le personnage voyeur-poseur  est pris à son propre piège et semble prisonnier de la complexité du regard qu’il a voulu instaurer. Le jeune Gide, en tant qu’être observé, pensait parvenir à reprendre l’avantage en regardant en retour. Ce duel de regards aussi intense qu’intime n’est pas sans rappeler celui de M. de Nemours avec la princesse de Clèves, sous la forme d’une filiation ténue.

On retrouve dans une moindre mesure d’autres scènes de regards dans lesquelles interviennent des personnages qui observent et d’autres qui se laissent voir au cours du récit. Par exemple, entre La Pérouse et son petit-fils Boris :

« le matin, quand il s’en va au lycée avec les autres, je me penche à ma fenêtre pour le regarder passer. Il le sait… Eh bien ! il ne se retourne pas ! » dit La Pérouse à propos de Boris.

ou encore :

 « La Pérouse cependant s’affectait de ne rencontrer point le regard de Boris[16] ».

Ici, le jeune Boris accepte de se laisser observer mais se refuse à cautionner ce comportement en prenant garde de ne pas rendre ce regard. C’est sans doute par timidité et pour se protéger que l’élève agit ainsi. Dans la scène finale du suicide de Boris, la méchante duplicité de Georges transparaît tout à fait dans son regard :

 « Georges, à la gauche de Ghéridanisol, suivait la scène du coin de l’œil, mais faisait mine de ne pas voir[17]. ».

En effet, regarder franchement et ouvertement signifierait l’acceptation raisonnable et responsable de ce qui va suivre, c’est-à-dire le suicide théâtral d’un jeune enfant. Le regard biaisé est une façon pour Gide de montrer à quel point Georges n’assume pas ses actes et ne fait que suivre Ghéridanisol.

Le retour d’Olivier à Paris donne lieu à une série de scènes “en cascade” qui vont faire transiter l’information à travers plusieurs personnages d’une façon qui ne sera jamais franche, ni ouverte, mais toujours « à la dérobée » :

Olivier accompagné de Bernard aperçoit Georges et ses amis : « A quelques pas devant eux, sur le boulevard Saint-Michel, qu’ils remontaient, Olivier venait d’apercevoir Georges, son jeune frère. Il saisit Bernard par le bras, et tournant les talons aussitôt, l’entraîna précipitamment[18]. »

       Georges a pourtant tout vu : « La conversation de ces trois enfants [Ghéridanisol, Philippe et Georges] était très animée ; mais l’intérêt que Georges y prenait ne l’empêchait pas d’“avoir l’œil” comme il disait[19]. »

       Plus tard, Mme Molinier dira avoir feint de ne pas entendre la nouvelle : « Tenez : je sais qu’il est à Paris. Georges l’a rencontré ce matin ; il l’a dit incidemment, et j’ai feint de ne pas l’entendre, car il ne me plaît pas de le voir dénoncer son frère[20]. » dit Mme Molinier à Édouard.

Nous sommes passés de la duplicité visuelle d’un Georges qui fait semblant de ne rien voir ou d’un Olivier qui ne veut pas être vu, à la duplicité auditive de Mme Molinier qui ne désire pas montrer qu’elle a entendu, ce qui nous amène à prendre quelques instants pour illustrer ce déplacement d’un exemple. Celui des conversations de Georges et de ses amis à la sortie du Lycée : Georges raconte à Philippe la scène où Ghéridanisol plaisante plus que douteusement sur l’enfant d’une jeune femme[21]. Pourtant, Georges ne savait pas que Ghéridanisol savait parfaitement qu’il était observé. En réponse, Georges organise une sorte de scène équivalente à l’intention de Ghéridanisol :

Georges et Philippe discutent : « Léon Ghéridanisol, qui s’était rapproché d’eux, les écoutait. Il ne déplaisait pas à Georges d’être entendu par lui ; si l’autre l’avait épaté tantôt, Georges gardait en réserve de quoi l’épater à son tour[22] ».

Le curieux parallélisme entre la vision et l’audition trouve encore des échos tout au long de notre cheminement. Nous avons pu étudier comment quelques scènes précises permettent de souligner le trouble du regard qui existe au cœur des relations de nos personnages et d’éclairer d’une nouvelle façon l’ambivalence récurrente de celui-ci. Il nous faut aussi constater à quel point la mise en scène est importante dans nos exemples. C’est elle qui va générer en partie la dynamique entre les personnages et créer les conditions propres à nos jeux de regard.



[1] La Princesse de Clèves, L’école / Le Seuil, Paris, 1992, pp. 112-113.

[2] p. 224, Le Roi Candaule.

[3] pp. 22-23, L’Immoraliste.

[4] L’aspect essentiel de la situation n’aura pas échappé non plus aux éditeurs puisque l’édition, Le livre de Poche 1964, utilisée pour ce travail, reproduisait en couverture une peinture de cette “scène aux ciseaux”.

[5] pp. 53-54, L’Immoraliste.

[6] On peut souligner à nouveau le motif de la vision qui s’oppose à la parole (Cf. I, 2) : Michel a vu mais il n’a rien dit.

[7] p. 109, L’Immoraliste.

[8] Cf. entre autres, La Théorie du Chaos, de J. Gleick aux éditions Flammarion. (Chapitre premier). En effet, sans la soirée de départ avec Ménalque, le fils nouveau-né de Michel et Marceline ne serait peut-être pas décédé, modifiant ainsi la courbure du déroulement du roman…

[9] p. 45, Isabelle.

[10] pp. 87-88, Les Faux-Monnayeurs.

[11] On pourra méditer à ce propos sur cet extrait du Roi des Aulnes de Michel Tournier qui apporte une autre dimension à nos scènes de regard ambivalent : « 18 mai 1939. J'ai longtemps pris mes photos à la sauvette, je veux dire à l'insu de celui ou de celle que je photographiais. La méthode est fructueuse et commode. En outre, elle flatte la petite lâcheté qui me tenaille toujours un peu au moment de me livrer à un rapt d'image. Mais c'est finalement un pis-aller, et je reconnais maintenant que l'affrontement du photographié, pour effrayant qu'il paraisse, est toujours préférable. Car il est bon que la prise de vue se reflète d'une façon ou d'une autre dans le visage ou l'attitude du photographié : surprise, colère, peur, ou au contraire amusement, satisfaction vaniteuse, voire pitrerie, geste obscène ou provocateur. Il y a cent ans, lorsque l'anesthésie a fait son entrée dans les salles d'opération, certains chirurgiens se sont récriés : « La chirurgie est morte, a dit l'un d'eux. Elle reposait sur l'union dans la souffrance du patient avec le praticien. Avec l'anesthésie, elle est ravalée au niveau de la dissection de cadavre. » Il y a de cela dans la photographie. Les téléobjectifs qui permettent d'opérer de loin, sans aucun contact avec le photographié, tuent ce qu'il y a de plus émouvant dans la prise de vue : la légère souffrance qu'éprouvent, ensemble et à des pôles opposés, celui qui se sait photographié et celui qui sait qu'on sait qu'il se livre à un acte prédateur, à un détournement d'image. » p. 180-181, Éd. Gallimard, Coll. Folio.

[12] pp. 113-114, SGNM.

[13] pp. 143-144, ibid.

[14] idem.

[15] pp. 144-145, ibid. On notera – mais nous y reviendrons – que ce passage aboutit explicitement deux fois de suite au silence obligé du principal protagoniste, comme si la vision s’opposait instinctivement à la parole. Cf. II, 3.

[16] p. 247, FM.

[17] p. 373, ibid.

[18] p. 258, ibid.

[19] p. 259, ibid.

[20] p. 269, ibid.

[21] p. 248, ibid.

[22] p. 250, ibid.