2. Vers les limites du regard

2.1. La vision déficiente

Si dans les scènes précédentes le regard pouvait encore permettre une sorte de communication – même problématique – entre les personnages, Gide va encore plus loin et se propose d’atteindre l’incompréhension, le point où la vision commence à devenir déficiente, où l’attention se manque à elle-même. Ainsi Gide déplore-il dans Les Nourritures terrestres : « Mon œil lassé de voir[1].… » après avoir constaté la saturation de tous ses sens :

« On lave le pont dans le matin trop frais, avec l’eau de la mer qu’on hisse dans des seaux ; aération. – De ma cabine j’entends le bruit des brosses de chiendent sur le bois. Chocs énormes. – J’ai voulu ouvrir le hublot. Bouffée trop forte d’air marin sur le front et les tempes en sueur. J’ai voulu refermer le hublot… Couchette ; y retomber. Ah ! tous ces chavirements horribles avant le port ! Carrousel des reflets et des ombres sur la paroi de la cabine blanche. Exiguïté[2] ».

Dans Paludes, on rencontre à nouveau ce même manque d’attention volontaire, ce refus de voir et d’aboutir à une réalité que l’on redoute. Dans un épisode assez curieux, le narrateur et Martin s’échangent des feuillets, créant ainsi un réseau de questions et de réponses qui éclaire indirectement et intéresse notre « vision déficiente ». Le manque d’attention volontaire qui mène au refus de voir semble bien vouloir et devoir nous empêcher de nous voir malheureux :

« — Ce qu’il faut indiquer, c’est que chacun se croit dehors parce qu’il ne regarde pas. — D’ailleurs il ne regarde pas parce qu’il est aveugle[3]. » pense le narrateur. Il reprend plus loin : « Etre aveugle pour se croire heureux. Croire qu’on y voit clair pour ne pas chercher à y voir puisque : / L’on ne peut se voir que malheureux[4]. ».

Martin de son côté répond sur son feuillet : « Etre heureux de sa cécité. Croire qu’on y voit clair pour ne pas chercher à y voir puisque : / L’on ne peut être que malheureux de se voir[5]. ».

Pourtant, c’est aussi par maladresse ou manque de lucidité que la vision peut devenir déficiente. À ce moment-là, c’est celui qui regardait qui n’a pas su voir. Dans le Journal des Faux-Monnayeurs, Gide avait prévu une scène entre Édouard et Lafcadio, envoyé au jardin du Luxembourg qui aurait écouté au lieu de regarder :

« Mais mieux vaut ne recourir à aucun décor indifférent à l’action. Tout ce qui ne peut servir alourdit. Et ce matin, je me demande pourquoi pas le jardin du Luxembourg, et précisément ce lieu du jardin où se fait le trafic des fausses pièces d’or, derrière le dos de Lafcadio, et sans qu’il s’en doute, et tandis qu’il écoute et note cette conversation d’ordre général, et si grave, mais que du même coup, le petit fait précis va réduire à l’insignifiance. / Édouard, qui l’envoyait là-bas pour épier, lui dira : / — “Mon petit ami, vous ne savez pas observer ; voilà ce qui se passait d’important”, — et il lui sortira la boite pleine de fausses pièces[6]. ».

De façon plus générale, Gide est intimement convaincu que toute chose se trouve sous nos yeux et qu’il faut savoir la regarder. À la façon d’un Galilée qui déjà à son époque considérait le monde comme « un grand livre ouvert écrit en langage mathématique », il met en scène un « petit homme sympathique qui trimbalait un bocal avec des poissons » dans ses nouvelles Nourritures :

« Il faut partir de ce point, me dit-il, que les plus importantes inventions restent encore à découvrir. Elles seront la mise en lumière, simplement, d’une constatation des plus simples, car tous les secrets de la nature gisent à découvert et frappent nos regards chaque jour sans que nous y fassions attention[7]. » remarque ce personnage.

Cela dit, les apparences ne se livrent pas facilement et ne parlent pas à n’importe qui. Ainsi, pour remplir la mission dont son père l’a chargé, Julius de Baraglioul se rend chez Lafcadio Wluiki[8] afin d’y trouver quelques informations. Cependant, Gide nous prévient d’emblée que Julius n’est pas très habile dans le domaine de l’observation ou de l’investigation humaine (« Presque rien dans cette banale chambre meublée ne se prêtait hélas ! à sa curiosité malexperte[9] »), ni n’a spécialement de goût pour cela (« Julius n’était rien moins qu’indiscret ; il respectait, de la vie de chacun, ce revêtement qu’il plaît à chacun de lui donne[10] »). La scène qui nous intéresse est donc celle qui nous montre comment Julius, malgré les grands soins qu’il prend à rester sur ses gardes, se fait surprendre par Lafcadio, de la même façon qu’Édouard repérait le vol de Georges dans Les Faux-Monnayeurs :

« Julius haussa les épaules, serra les lèvres, hocha la tête et remit en place le cahier. il tira sa montre, se leva, s’approcha de la fenêtre, regarda dehors ; la pluie avait cessé. Il se dirigea vers le coin de la chambre où, en entrant, il avait posé son parapluie ; c’est à  ce moment qu’il vit, appuyé un peu en retrait dans l’embrasure de la porte, un beau jeune homme blond qui l’observait en souriant[11]. »

Julius a été surpris par Lafcadio alors qu’il était venu pour en savoir plus en toute discrétion. Cependant, le narrateur accorde une certaine indulgence à son personnage puisqu’il précise : « Certainement Lafcadio venait seulement d’arriver ; en remettant à sa place le carnet, Julius avait déjà levé les yeux vers la porte et n’avait vu personne[12] ». Le rapprochement avec la scène des Faux-Monnayeurs est d’autant plus pertinent que Lafcadio adopte la même réaction distanciée qu’Édouard : « Lafcadio souriait d’un sourire qui n’avait rien d’hostile ; il semblait plutôt amusé, mais ironique » (idem). Pourtant, si Julius ne considère pas avoir découvert quoi que ce soit d’important ou de capital, Lafcadio, une fois seul, semble très contrarié. Il se sanctionnera de plusieurs punte pour avoir été aussi négligent (une « Pour avoir laissé Olibrius fourrer son sale nez dans ce carnet » ; deux « pour lui avoir montré que je le savais[13] »), signe qu’il redoute la puissance du regard, sans se rendre compte que si Julius a pu voir, il n’a sans doute rien saisi du tout. Pour Lafcadio, montrer à l’autre qu’on sait qu’il sait est plus grave (ou tout au moins davantage sanctionné) que d’apprendre qu’il sait.

La difficulté de voir est encore augmentée lorsque le regard se pose sur la nouveauté, il faut alors tenter de se remettre à neuf, d’élever sa vision à la hauteur de ce que l’on contemple. Lors de son voyage au Congo, Gide se rend compte de la difficulté qui existe à vouloir s’intéresser à tout, du regret éventuel de passer à côté de ces nouvelles vues, de leur vérité peut-être primordiale :

« Comment savoir s’il est vrai que, parmi ceux qui les [ouvriers Saras de la voie ferrée] ont précédés sur les chantiers, la mortalité a été, comme on nous le dit, consternante ?… Je suis trop neuf dans le pays[14]. » constate Gide.

 

Dans une note qu’il ajoute à cette dernière phrase, on peut lire :

« Je ne pouvais prévoir que ces questions sociales angoissantes, que je ne faisais qu’entrevoir, de nos rapports avec les indigènes, m’occuperaient bientôt jusqu’à devenir le principal intérêt de mon voyage, et que je trouverais dans leur étude ma raison d’être dans ce pays. Ce qu’en face d’elles je sentais alors, c’est surtout mon incompétence. Mais j’allais en m’instruisant.

Pour le voyageur nouveau venu dans un pays où pour lui tout est neuf, une indécision l’arrête. S’intéressant à tout également, il ne peut suffire et d’abord il ne note rien, faute de pouvoir tout noter. […] Que l’on m’excuse donc si je ne savais encore poser sur tout ce que m’offrait la nouveauté, qu’un regard incertain et vague. »

Le regard est donc bien une activité que l’on doit exercer mais aussi adapter à l’objet considéré. Plus concrètement, au cours du même voyage, Gide prend conscience du danger de ne pas savoir observer, ou plutôt du secours que la connaissance peut apporter à la vision :

« Le long de la rive, vers l’est, l’eau reste hors de vue et d’atteinte, derrière l’épais écran de papyrus et de roseaux. Ils dissimulent des fondrières, où l’on enfonce jusqu’au genou, jusqu’à la ceinture, où l’on peut disparaître en entier[15]. » écrit-il.

Lorsqu’il ira puis “reviendra” d’U.R.S.S., Gide confiera son inquiétude pour une littérature – et par extension, une société – qui lui semble narcissique quant à elle-même et aveugle vis-à-vis du reste du monde :

« Quant à ce que l’on pourrait appeler la littérature-miroir, c’est-à-dire celle qui se restreint à ne plus être qu’un reflet (d’une société, d’un événement, d’une époque), j’ai déjà dit ce que j’en pense. / Se contempler (et s’admirer) peut bien être le premier souci d’une société encore très jeune ; mais il serait fort regrettable que ce premier souci fut aussi bien le seul, le dernier[16]. » précise-t-il dans une note.

Enfin, à force d’être déficiente par rapport à ce qu’on voit effectivement, la vision peut du même coup se mettre à rapporter plus fidèlement ce qu’on ne voit pas et toucher au plus près de la réalité du moment. Dans Les Nourritures terrestres, Gide double son impressionnisme personnel – qu’il définissait lui-même comme une « vision rapide et superficielle[17] » – d’une sorte de lucidité qui prend la relève de la description :

« Il y eut cette oasis dans la roche et le sable, où nous entrâmes à midi, et par des flammes tellement chaudes que le village exténué ne semblait même pas nous attendre. Les palmiers ne se penchèrent point. Les vieillards causaient au creux des portes ; les hommes étaient assoupis ; les enfants jasaient à l’école ; les femmes, on ne les voyait pas. »

Dans ce petit passage, on débute avec une pure description qui va progressivement évoluer vers l’énonciation de ce que l’on sait et non plus ce que l’on voit : la transformation débute au moment où les voyageurs s’aperçoivent que « le village exténué ne semblait pas [les] attendre » ; on poursuit avec des détails en négatif, c’est-à-dire le constat de ce qui n’est pas (« Les palmiers ne se penchèrent point. ») ; puis par ce qui n’est presque plus visible (« Les vieillards causaient au creux des portes »), par ce que l’on pressent être vrai sans en être véritablement témoin (« Les hommes étaient assoupis ; les enfants jasaient à l’école ») et enfin par ce qui nous est explicitement caché : « les femmes, on ne les voyait pas. ».

Si la vision appliquée aux objets ou au paysage peut devenir problématique, il en est de même, mais de façon peut-être plus radicale et plus subtile, lorsqu’elle concerne des êtres vivants. Lorsque chez Gide deux personnages ne peuvent plus se voir – dans tous les sens du terme –, c’est le signe qu’il existe un trouble beaucoup plus profond dans leur rapport. C’est le cas dans La Tentative amoureuse où Gide va montrer l’opposition de Luc et Rachel en les faisant regarder à l’opposé :

« Donc Luc et Rachel se quittèrent ; un seul jour, un seul instant d’Été, leurs deux lignes s’étaient mêlées, – un unique point de tangence – et déjà maintenant ils regardaient ailleurs. / Sur le sable assis près des vagues, Luc regardait la mer, et Rachel la contrée[18]. ».

C’est aussi le regard que se portent mutuellement les deux amants qui est bouleversé et devient strictement parallèle, sans espoir de croisement :

« Quand ils sortaient ensemble encore ils marchaient en songeant – j’allais dire : pensifs ; chacun regardait devant lui au lieu de tant regarder l’autre. » ibid.

Déjà dans Les cahiers d’André Walter Gide reprenait Spinoza pour remarquer que notre vision est influencée par notre nature et qu’elle contribue encore un peu plus à la séparation des êtres, qu’elle finit par nous enfermer en nous-mêmes :

« Tous, ainsi, nous vivons dans notre rêve des choses ; une atmosphère émanée de nous enveloppe notre âme et colore inconsciemment notre vision des choses. Et, comme elle est impénétrable, elle nous entoure de solitude. – Et, comme elle est diversement colorée, chaque vision des choses est individuelle ; – l’on ne voit jamais que son monde et l’on est seul à le voir ; c’est une fantasmagorie, un mirage, et le prisme est en nous, qui fait la lumière diaprée[19]. » écrit Gide à propos de Spinoza.

Peut-être la pire des visions déficientes est-elle celle qui nous enferme en nous-mêmes et nous isole des autres ! Qu’il porte sur un objet, une situation, un paysage, un personnage ou être vivant, le regard chez Gide n’est jamais affranchi de ses propres limites.



[1] p. 132, NT.

[2] idem.

[3] p. 114, Paludes.

[4] idem.

[5] idem.

[6] p. 17, Journal FM.

[7] p. 187, NN.

[8] Attardons-nous à quelques considérations d’onomastique quant à ce patronyme : Gide sous la plume de Juste-Agénor de Baraglioul prend la peine de préciser la prononciation (« on prononce Louki, le W et l’i se font à peine sentir », p. 44). Ainsi, phonétiquement, on obtient une sorte de néologisme anglais (looky) qui pourrait se traduire par « qui est vu, qui est saisi par le regard ». De quoi alimenter nos hypothèses quant à sa relation au regard.

Évidemment, on peut aussi rapprocher ce nom de « lucky » (c’est-à-dire « chanceux ») en insistant plutôt sur le caractère opportuniste et confiant dans la fortune de Lafcadio.

[9] p. 53. Gide, André, Les caves du Vatican, 1914 ; Gallimard, « Folio », Paris, 1972.

[10] p. 54, ibid.

[11] p. 56, ibid.

[12] p. 57, ibid.

[13] p. 59, ibid.

[14] p. 695, Voyage au Congo.

[15] p. 835, ibid.

[16] p. 90, Retour de l’U.R.S.S.

[17] Cf. L’esprit N.R.F., 1908-1940. Éd. Gallimard, Coll. N.R.F.

[18] p. 82, La Tentative amoureuse.

[19] p. 99, C&P d’André Walter.