2.3. Le regard mouvant de certains personnages

 

Les limites du regard existent dans de nombreuses directions chez Gide. Le fait même de commencer à faire usage de la vision entraîne pour l’auteur et ses personnages l’acception plus ou moins consciente, plus ou moins complète, du risque d’atteindre ces limites. Cela explique peut-être à quel point la perception des êtres demeure floue et instable à l’intérieur de chaque œuvre.

2.3.1. Subjectivité

Dans nos récits, le regard est un révélateur corrompu dont les personnages ne sont que rarement satisfaits. Ainsi, dans L’Immoraliste, Michel éprouve son insuffisance :

« Il me semblait, ainsi, que ma vue ne fût plus seule à m’enseigner le paysage, mais que je le sentisse encore par une sorte d’attouchement qu’illimitait cette bizarre sympathie[1]. » dit Michel.

Le regard devient un moyen parmi d’autres d’appréhender l’environnement. Gide met en avant une sorte de sensualisme du paysage qui ne se contente plus de parler aux yeux mais impressionne les autres sens de celui qui s’y trouve. Pourtant, dans le cas du paysage, cette subjectivité trompeuse donne à penser que le paysage n’est jamais à la bonne distance pour être contemplé au mieux :

« J’admirais l’herbe plus mouvante et plus haute, les arbres épaissis. La nuit creusait tout, éloignait, faisait le sol distant et toute surface profonde. Le plus uni sentier paraissait dangereux. On sentait s’éveiller partout ce qui vivait d’une existence ténébreuse[2]. » dit Michel.

La survenue de la nuit marque symboliquement la déchéance de la suprématie visuelle. À présent, à la suite des autres sens, c’est l’imagination qui succède au regard, comme une sorte de discernement intime, de sixième sens secret et pourtant intensément stimulé. Marceline quant à elle, explicite pour nous le mécanisme du regard appliqué aux personnages :

« Ne comprenez-vous pas que notre regard développe, exagère en chacun le point sur lequel il s’attache, et que nous le faisons devenir ce que nous prétendons qu’il est[3] ? » dit Marceline à Michel.

Le regard des personnages gidiens procède de la caricature et de l’appropriation. Chaque image est réinterprétée puis soumise de façon parcellaire à un processus mouvant, celui de la conscience. Dès lors, il est difficile d’attendre de la vision un rapport objectif et fidèle à la réalité.

De même, le pasteur, dans La Symphonie pastorale, prend conscience de la subjectivité qu’entraîne l’exercice de la vision et de son rapport aux autres sens :

« Ainsi j’expérimentais sans cesse à travers elle combien le monde visuel diffère du monde des sons et à quel point toute comparaison que l’on cherche à tirer de l’un pour l’autre est boiteuse[4]. » dit le pasteur.

Au-delà de l’impressionnisme du regard, le pasteur réalise à quel point tenter de l’affiner en faisant appel aux autres sens est délicat et hasardeux. La considération de l’ouïe ne fait que mettre en valeur la réalité de cette barrière sensitive. L’insupportable subjectivité de la vision se révèle parfois dans la distinction entre “voir” et “regarder”, que ce soit presque métaphysiquement dans Les Nourritures terrestres :

« Posséder Dieu, c’est le voir ; mais on ne le regarde pas[5]. »

… ou de façon non moins significative mais plus concrète dans Le Roi Candaule :

« Alors tu n’as pas vu la reine[6] ? » demande Candaule à Gygès.

« Un peu, si ; mais je ne l’ai pas regardée. » répond Gygès.

« Alors c’est que tu ne l’as pas vue…

On ne peut pas ne pas la regarder quand on la voit. » insiste Candaule.

Une certaine forme d’incommunicabilité – c’est-à-dire d’un déficit de communication lors duquel les personnages s’abusent sur la réalité des sentiments éprouvés – est aussi la conséquence du caractère corrompu du regard, comme par exemple dans cette scène des Faux-Monnayeurs qui survient entre Bernard et l’un de ses collègues de classe :

« Dans la cour de la Sorbonne, il vit un de ses camarades reçu comme lui, qui s’écartait des autres et pleurait. Ce camarade était en deuil. Bernard savait qu’il venait de perdre sa mère. Un grand élan de sympathie le poussait vers l’orphelin ; il s’approcha ; puis, par absurde pudeur, passa outre. L’autre, qui le vit approcher, puis passer, eut honte de ses larmes ; il estimait Bernard et souffrit de ce qu’il prit pour du mépris[7]. »

 

C’est dans la dernière phrase que l’on mesure le décalage des comportements des deux personnages. La subjectivité de l’image est à l’origine de ce malentendu, cette image que chacun perçoit de manière différente par une logique et une lucidité qui lui sont propres. L’action finale du personnage, et de là même sa réaction à proprement parler, est conditionnée par tout un cheminement intellectuel et secret, invisible à l’œil et à l’entendement de l’être qui se trouve face à lui : les mécanismes complexes qui ont motivé le choix de Bernard sont livrés à un lecteur quasi-omniscient. Gide s’amuse d’autant plus des deux décalages soulignés par la scène, celui des véritables sentiments de Bernard par rapport au comportement qu’il adopte, mais aussi celui du simple personnage par rapport au lecteur, confident et complice de l’auteur.

Il en va de même, lors de la rencontre d’Olivier et d’Édouard à la gare[8] : Gide se plaît à donner à nouveau l’exemple de deux personnages victimes d’une « singulière incapacité de jauger son crédit dans le cœur et l’esprit d’autrui[9] ». Ainsi, le dialogue qui s’instaure entre Édouard et Olivier est constitué d’assertions finalement impersonnelles, péniblement et laborieusement mesurées, pesées, réfléchies par leur auteur. L’incommunicabilité paraît provenir du danger qu’il semble y avoir à parler inconsidérément, légèrement sans avoir pu cerner puis désamorcer l’ensemble des interprétations possibles. L’affection des deux personnages s’en trouve étouffée et le regard, loin d’apporter une solution à cette crise, ajoute de nouvelles ambiguïtés, jette aux yeux avides d’indices rassurants de nouveaux motifs d’égarement et de doute. Le narrateur est habile pour profiter du trouble qui s’est installé et s’arrange, grâce à la distraction d’Édouard, pour faire rebondir l’action et révéler la présence de Bernard qui récupère à cette occasion le bulletin de consigne du romancier.

La subjectivité du regard semble donc souligner l’incapacité humaine à percevoir le monde de façon collective et générale, la difficulté à interpréter les images qui nous en arrivent, ce qui engendre et met en relief les problèmes de communication entre les personnages, que ce soit par leur apparence ou le regard qu’ils projettent.

 



[1] p. 131, L’Immoraliste.

[2] pp. 142-143, ibid.

[3] p. 167, ibid.

[4] p. 54, SP.

[5] p. 29, ibid.

[6] p. 213, Le Roi Candaule.

[7] p. 331, FM.

[8] pp. 78-79, ibid.

[9] p. 78, ibid.