Chapitre 6 : La séduction des contraires

Dans l’œuvre de Gide, les contraires connaissent des liaisons subtiles, des sortes de mariages qui au lieu de les opposer définitivement et radicalement contribuent à les rapprocher, à les mettre en parallèle. À la manière de nos jeux de regard qui s’appelaient, se répondaient, se faisaient écho ou simplement rappel sans jamais s’opposer nettement ou définitivement, certains motifs plus abstraits semblent suivre la même logique. L’aboutissement de cette alchimie réside dans une symétrie, une relation liant deux mondes et qui traverse toutes les œuvres, qu’elles soient d’inspiration librement autobiographique ou non. Aussi, détachons-nous quelques instants de la vue en ce qu’elle possède de plus fonctionnel pour nous intéresser à quelques jeux contradictoires d’apparence. Nous allons voir comment rêve et réalité, fiction et réel, être et paraître, vision et parole, contemplation et action, mais aussi  la vue face aux autres sens, ou l’écriture gidienne et ses descriptions, s’appellent, se font échos et reflets de façon significative. Toute séparation semble dépassée et l’alliance s’opère à un autre niveau.

1. De l’ambiguïté des oppositions

1.1. Rêve et réalité

 

Chez Gide, rêve et réalité sont tout d’abord considérés comme deux mondes séparés l’un de l’autre mais entre lesquels des passerelles existent et se manifestent quelquefois de façon impromptue. Il y a parfois danger dans la vision et une vue objective devient alors nécessaire. Le rêve est une fantaisie qui survient et fait irruption spontanément dans le réel. Dans Les Cahiers et les Poésies d’André Walter, tous deux sont distincts mais s’habitent tout d’un coup, la solitude s’emplit d’une foule d’êtres chimériques et imaginaires, les jeunes gens qui hantent certains fantasmes gidiens :

« Je jouissais douloureusement de ma solitude ; je la peuplais d’êtres aimés : — devant mes yeux se balançaient, d’abord indécises, les formes souples des enfants qui jouaient sur la plage et dont la beauté me poursuit ; j’aurais voulu me baigner aussi, près d’eux, et, de mes mains, sentir la douceur des peaux brunes. Mais j’étais tout seul ; alors un grand frisson m’a pris, et j’ai pleuré la fuite insaisissable du rêve[1]… »

C’est aussi toute une émotion esthétique qui se construit en rêve mais qui ne survit pas au retour à la vie réelle. Il est douloureux de revenir à la réalité, surtout lorsqu’elle paraît bien terne par rapport aux songes. Dans Les Nourritures terrestres, la vision d’une simple goutte d’alcool appelle et déclenche tout un imaginaire :

« Alambic : ah ! goutte d’or qui va suinter. (Il y en a de plus sapides que le jus concentré des cerises ; d’autres odorantes comme les prés.) Nathanaël ! c’est là vraiment une vision miraculeuse ; il semble que tout un printemps se soit ici concentré… Ah ! que mon ivresse à présent théâtralement le déploie. Que je boive, enfermé dans cette salle obscure et dont je ne m’apercevrai plus – que je boive de quoi redonner à ma chair – et pour libérer mon esprit, – la vision de tout l’ailleurs que je souhaite[2]… ».

À partir de cette petite goutte précieuse et lumineuse, un monde de sensations et de perceptions s’édifie. Presque tous les sens sont convoqués à cette fantaisie lyrique qui se trouve véritablement mise en scène. La vision permet ici d’envisager ce que sera l’ivresse, de commencer à goûter l’évasion prochaine aussi bien spatiale que temporelle. Cet imaginaire rêvé, cet idéal soudainement projeté trouve parfois difficilement sa place au cœur du réel, ou tout au moins doit s’en trouver modifié. C’est ce qu’extrait et note Gide dans le Journal des Faux-Monnayeurs, le 22 juillet :

« À noter, les très remarquables observations de W. James sur l’habitude (dans son précis de psychologie que je lis en ce moment).

“…Quand  nous nous échauffons pour un idéal abstrait que nous méconnaissons ensuite dans les cas concrets où il s’enveloppe de détails déplaisants. Tout idéal en ce bas monde est masqué par la vulgarité des circonstances où il se réalise[3].” »

Tenter de sauver les idéaux rêvés de la trivialité permanente qui les guette ne va pas sans difficultés. Du point de vue de Gide, la littérature constitue peut-être le moyen le plus évident et les plus instinctif pour y parvenir. Ainsi par une sorte de réaction devant cette quête ardue, mais aussi par un irrépressible besoin de sincérité et d’honnêteté, Gide expose parfois sa méfiance par rapport au rêve et à son support privilégié, le sommeil. Dans ses Nourritures terrestres, il invite son lecteur à s’ancrer dans le réel :

« Nathanaël, il y a d’admirables préparatifs au sommeil ; il y a d’admirables réveils ; mais il n’y a pas d’admirables sommeils, et je n’aime le rêve que tant que je le crois réalité. Car le plus beau sommeil ne vaut pas le moment où l’on se réveille[4]. »

Pour ne pas risquer d’être abusé, le rêve doit être envisagé comme le préambule d’un retour encore plus lucide à la réalité, l’annonce d’un heureux et prochain accouchement de l’esprit au monde véritable. Plus tard, lors de son voyage au Congo, Gide explicitera cette rivalité entre imaginaire et réalité. Le risque commence lorsque le réel et donc plus généralement la vérité risquent d’être corrompus. Voici ce qu’il écrit à la page du 18 octobre dans son Voyage au Congo :

« Ma représentation imaginaire de ce pays était si vive (je veux dire que je me l’imaginais si fortement) que je doute si, plus tard, cette fausse image ne luttera pas contre le souvenir et si je reverrai Bangui, par exemple, comme il est vraiment, ou comme je me figurais d’abord qu’il était[5]. »

Cette multiplicité qui voudrait se faire duplicité porte cependant en elle toute une richesse imaginaire qui ne demande qu’à s’exprimer, qu’à parfaire une réalité trop pauvre en apparence.  Ainsi, cet imaginaire exerce parfois une influence très positive sur le réel et s’en fait parfois l’heureux complément…

« Hier soir, arrêt à N’Kounda, sur la rive française. Étrange et beau village, que l’imagination embellit encore ; car la nuit est des plus obscures[6]. »

… voire même le modèle. Le réel est ainsi invité à rejoindre puis imiter l’imaginaire, dans un temps plus ou moins proche :

« Le spectacle se rapproche de ce que je croyais qu’il serait ; il devient ressemblant[7]. »

et plus loin :

« Arrivés le 9 à Coquillatville. […] On admire non tant ce qu’elle est, que ce que l’on espère qu’elle sera dans dix ans[8]. »

Comme le souligne Roger Bastide[9], c’est peut-être finalement vers la lucidité que nous entraîne l’imaginaire chez Gide ; loin de nous en détacher, le rêve nous confronte à la véritable réalité, nous éclaire mieux sur sa vraie nature, nous y ramène par un chemin aussi sûr que détourné.



[1] p. 146, C&P d’André Walter.

[2] pp. 106-107, NT.

[3] p. 39, Journal FM.

[4] p. 120, NT.

[5] p. 733, Voyage au Congo.

[6] p. 701, ibid.

[7] p. 702, ibid.

[8] pp. 703-704, ibid.

[9] Celui-ci écrit, dans son Anatomie d’André Gide, p. 49 : « Le sommeil donc, en tuant le regard, peut lui aussi nous rendre la lucidité. ».