1.2. Fiction et réel

 

Le rapport de la fiction au réel met en lumière les limites de l’interprétation fondée sur l’apparence et la vision instinctive. Dès son enfance, Gide entretient une relation au réel empreinte de mystère et d’imaginaire. De même que le rêve s’immisçait parfois dans la veille, la frontière entre la réalité et la fiction n’est jamais complètement claire, mais paradoxalement souvent diffuse. Dans Si le grain ne meurt, Gide tente de nous l’expliquer :

« J’ai dénoncé déjà cet enfantin besoin de mon esprit de combler avec du mystère tout l’espace et le temps qui ne m’étaient pas familiers. Ce qui se passe derrière mon dos me préoccupait fort, et parfois même il me semblait que, si je me retournais assez vite, j’allais voir du je-ne-sais-quoi[1]. »

Le jeune Gide est déjà convaincu que le réel dépasse largement ce que l’on nous en donne à voir. Pourtant, même un rapide coup d’œil panoramique ne suffirait pas à mettre en lumière toutes les lacunes de la vision : l’essentiel se dérobe toujours. Seul un “je-ne-sais-quoi” précieux peut exprimer la perplexité de l’enfant, menant à l’insatisfaction de l’adulte. Ce sentiment instinctif que la fiction provient partiellement du réel et existe par lui tout en finissant par le prolonger, constitue peut-être les premières traces du Gide écrivain et auteur. Pour lui l’imaginaire appartient davantage au monde du réel qu’au domaine du rêve :

« il y a la réalité et il y a les rêves ; et puis il y a une seconde réalité.

La croyance indistincte, indéfinissable, à je ne sais quoi d’autre, à côté du réel, du quotidien, de l’avoué, m’habita durant nombre d’années ; et je ne suis pas sûr de n’en pas retrouver en moi, encore aujourd’hui, quelques restes[2]. »

Gide rencontrera plus tard cette idée de deux mondes réels chez Oscar Wilde. Pour celui-ci, le monde réel cohabite avec le monde de l’art, l’un existant de fait, l’autre par le récit qu’on en donne. Dans son article In Memoriam Oscar Wilde, publié dans Prétextes, Gide rapporte un entretien qu’il a eu avec Wilde :

« “Qu’avez-vous fait depuis hier ?” [demanda Wilde à Gide]

Et comme alors ma vie coulait sans heurts, le récit que j’en pouvais faire ne présentait nul intérêt. Je redisais docilement de menus faits, observant, tandis que je parlais, le front de Wilde se rembrunir.

— “C’est vraiment là ce que vous avez fait ?

— Oui, répondis-je.

— Et ce que vous dites est vrai !

— Oui, bien vrai.

— Mais alors pourquoi le redire ? Vous voyez bien : cela n’est pas du tout intéressant. — Comprenez qu’il y a deux mondes : celui qui est sans qu’on en parle ; on l’appelle le monde réel, parce qu’il n’est nul besoin d’en parler pour le voir. Et l’autre, c’est le monde de l’art : c’est celui  dont il faut parler, parce qu’il n’existerait pas sans cela[3]. »

On devine la perplexité de Gide pris en quelque sorte à son propre jeu et mesurant subitement ce que recèle de vertigineux la déclaration d’Oscar Wilde. Il ne s’agit plus d’honnêteté ou d’intégrité mais plutôt d’intérêt esthétique et artistique. La raison triviale cède le pas devant le bel imaginaire. Ainsi Wilde prône de façon radicalement explicite ce que pratiquent de façon transparente les hommes de lettres, c’est-à-dire une sélection partisane de la réalité selon des critères qui la transcendent et lui confèrent un intérêt neuf. Le réel comme le monde devient complexe, expose ses facettes ambiguës. Dans Geneviève, Gide prête au personnage éponyme l’impression d’un univers subdivisé alors qu’une camarade récite un poème :

« Ainsi [les vers du poème] récités par Sara, ils pénétrèrent jusqu’à mon cœur. Les mots perdaient leur sens précis, que je ne cherchais qu’à comprendre ; chacun d’eux se faisait musique, subtilement évocateur d’un paradis dormant ; et j’eus la soudaine révélation d’un autre monde dont le monde extérieur ne serait que le pâle et morne reflet[4]. »

Comme c’était le cas pour les innombrables paysages du Voyage d’Urien, les paroles de Sara semblent perdre leur nature première pour s’intellectualiser, devenir significatives d’un impressionnisme mystique. Cependant, Gide semble avoir quelques scrupules à repousser ainsi la réalité au profit d’une sorte de féerie poétique et chimérique puisqu’il nous donne à observer un personnage plein d’interrogation :

« “Sara — lui disais-je plus tard — ce n’est pas dans ce monde poétique, si beau qu’il soit, que nous habitons et pouvons agir. Pourquoi nous en donner la nostalgie ? »

La réponse de Sara est lourde de sens :

« — Mais il ne tient qu’à nous d’y vivre, me répondait-elle[5]. »

Par la suite, un autre personnage semble appartenir davantage au monde des idées qu’à celui du réel, c’est Mme Parmentier, tutrice temporaire de Geneviève. Ce personnage féminin semble ainsi adhérer de la même manière à l’idée d’une autre réalité, qu’à celui d’un autre monde, c’est-à-dire d’un au-delà religieux :

« Ainsi se plaisait-elle dans un monde imaginaire qui, soutenait-elle, existait dès l’instant qu’elle commençait d’y croire. De même croyait-elle à la vie éternelle et les compensations qu’elle en espérait l’aidaient-elles à prendre son parti des misères et des imperfections de cette terre[6]. »

 

Cette foi indispensable à l’existence de ce monde de l’art et à l’enrichissement du quotidien n’est pas uniquement une facétie d’écriture. C’est aussi la remise en cause fondamentale du crédit accordé aux apparences et ainsi au regard. Si l’on peut se passer de preuves visuelles, la liberté de l’individu s’en trouve augmentée et l’imaginaire d’un coup débridé. Ainsi, l’irruption de l’étrange et du fictif devient facilement possible et s’organise en véritable jeu. Dans Si le grain ne meurt, Gide raconte comment avec son ami Athman, il allait à la gare attendre l’improbable arrivée d’un ami, jouant ainsi avec l’imaginaire et le fictif :

« Nous avions pris cette habitude d’aller chaque soir jusqu’à la gare, à l’heure de l’arrivée du train. Comme à présent il connaissait tous mes amis — car je lui parlais d’eux sans cesse, peuplant d’évocations ma solitude — nous feignions par un jeu puéril, d’aller à la rencontre de l’un d’eux. Sans doute, il serait là, parmi les voyageurs. Nous le verrions descendre du train, se jeter dans mes bras, s’écrier : “Ah ! quel voyage ! j’ai cru que je n’arriverais jamais. Enfin, te voilà !…” Mais le flot des indifférents s’écoulait ; nous nous retrouvions seuls, Athman et moi, et, tous deux, au retour, nous sentions notre intimité se resserrer sur cette absence[7]. »

Ce jeu que Gide désigne comme “puéril” n’est-il pas l’essence de l’activité du romancier qui tente désespérément de tisser des liens entre le réel et son écriture, d’ancrer son œuvre dans la vie, de donner corps à ses personnages et de se donner l’illusion d’intervenir dans la réalité ? Dans cet orient qu’il affectionne tant, Gide s’amuse à projeter ses propres mirages, puis à y greffer tous les ingrédients romanesques d’une bonne scène : l’arrivée d’un long voyage, la foule, les retrouvailles de deux amis, la lassitude et la fatigue mâtinées de joie. Notons que tout cet échafaudage, conformément aux mirages habituels, se fonde principalement sur des impressions visuelles, plus appropriées à l’imaginaire gidien. Ainsi, on comprend mieux les interrogations que Gide rapporte dans Le Journal des Faux-Monnayeurs, notamment celles qui concernent son rapport aux personnages ; celui d’Édouard qui emprunte beaucoup à l’auteur et donc au réel :

« Personnage d’autant plus difficile à établir que je lui prête beaucoup de moi. Il me faut reculer et l’écarter de moi pour bien le voir[8]. »

Mais aussi celui de La Pérouse, trop proche de son original. Gide confesse d’ailleurs sa délicate et difficile relation au réel :

« Force fut de m’en rendre compte, lors de cette lecture que je fis à R. Martin du Gard (août-Pontigny) : les meilleures parties de mon livre sont celles d’invention pure. Si j’ai raté le portrait du vieux Lapérouse, ce fut pour l’avoir trop rapproché de la réalité ; je n’ai pas su perdre de vue mon modèle. […] Lapérouse ne vivra et je ne le verrai vraiment que quand il aura complètement pris la place de l’autre. Rien encore ne m’a donné tant de mal. Le difficile c’est d’inventer, là où le souvenir vous retient[9]. »

 

Peut-être est-ce finalement pour mieux se détacher de cette réalité aussi persistante qu’ennuyeuse que Gide finit par changer légèrement le patronyme de son personnage, comme si passer de « Lapérouse » à « La Pérouse » constituait un premier – mais éminemment symbolique – pas vers l’émancipation du réel. Très conscient de ses propres soucis et questionnements d’auteur, Gide a  même l’idée d’un personnage victime de son propre imaginaire :

« J’ai noté ailleurs (cahier gris) le cas du séducteur — qui finit par être captif de l’acte qu’il a résolu d’accomplir — et dont il a épuisé par avance et en imagination tout l’attrait[10]. »

La perception consentante du fictif, de l’illusoire semble expliquer l’attitude adoptée par Gide. Comme le suggère une phrase de la dernière page de Si le grain ne meurt, qu’importe la limite entre réel et imaginaire car l’important est de rester éveillé à la conscience, de conserver une vision lucide volontaire du monde :

« ce que je ne consentais plus à voir avait cessé pour moi d’exister[11]. »

La vérité réside peut-être dans Les Cahiers et les Poésies d’André Walter :

« Si j’arrivais à contempler la chimère avec assez de fixité pour que mes yeux éblouis du mirage n’aient plus un seul regard pour les réalités ambiantes, la chimère inventée m’apparaîtrait réelle ; et si c’est une image évoquée d’autrefois, j’oublierais que c’est autrefois, je la ferais toute présente, usurpatrice des réalités[12]. »

En faisant abstraction du temps et de l’espace, Gide propose une autre façon de considérer le fruit du regard, lié à la fois aux yeux et à l’esprit. Il y montre qu’une certaine forme de vision rigoureuse est à même de réconcilier l’imaginaire et la réalité, voire de substituer l’un à l’autre, comme une sorte d’image dérobée. C’est-à-dire une image ni plus ni moins fidèle que celle qui est proposée spontanément, mais simplement différente.



[1] p. 123, SGNM.

[2] p. 27, ibid.

[3] p. 226, Prétextes.

[4] p. 1365, Geneviève.

[5] idem.

[6] p. 1386, ibid.

[7] p. 355, SGNM.

[8] pp. 59-60, Journal FM.

[9] p. 67, ibid.

[10] pp. 12-13, ibid.

[11] p. 369, SGNM.

[12] p. 109, C&P d’André Walter.