1.6. Écriture  gidienne et description

 

Bien qu’observateur très attentif du monde qui l’entoure, Gide semble éprouver de vraies réticences à décrire le paysage. Il ne s’agit plus d’une complémentarité, mais d’une infériorité de la vue qui s’exprime. Gide mesure la complexité de la problématique d’un sens incomplet et tout-puissant à la fois, qui entraîne erreurs et non-communication tout en rendant douteuse la description. Dans son Journal, Gide écrit ceci à la page du 1er septembre 1910 :

« Avant d’atteindre Saint-Pons, où nous couchâmes cette nuit, plus d’une heure durant, notre hâte nous écrasa la pluie sur le visage. Nous n’avions même pas de lunettes ; la capote ne fut pas relevée. Nous avions eu très chaud ; puis, la fièvre lavée, l’averse se fit douloureuse. Sur ma joue glacée, ruisselante, j’eusse cru qu’il grêlait… Pourquoi je parle de cela ? — Par crainte de décrire un paysage[1]. »

Si le regard est important, l’image, elle, est douteuse, ce qui explique le dilemme problématique auquel se trouve confronté Gide. De ce fait, il préfère se replacer, ou plus généralement les hommes, au point de convergence du regard. Une fois de plus, les émotions éprouvées, l’excitation des sens ressentie, prime sur ce qui relève du décor, de l’image statique. Lors de son voyage au Congo, Gide mesure à quel point sa relation au paysage est complexe : plus que jamais, la vue ne permet qu’un contact illusoire et lointain :

« Nous avons tout à apprendre et épelons le paysage lentement. Mais nous ne cessons pas de sentir que ce n’est là que le prologue d’un voyage qui ne commencera vraiment que lorsque nous pourrons prendre plus directement contact avec le pays. Tant que nous le contemplerons du bateau, il restera pour nous comme un décor distant et à peine réel[2]. »

Ce statut évasif du paysage ne lui vaut pas la moindre description, à lui de savoir se montrer plus intime, plus présent et plus proche. Par ailleurs, l’attention de Gide semble naturellement attirée par sa propre condition, ses propres projets. Il existe une sorte de rivalité entre la vue qu’il tourne vers l’intérieur et celle qu’il consacre à l’extérieur. Dans Si le grain ne meurt, Gide écrit ceci :

« De la fenêtre de son cabinet de travail, la vue s’étendait vers le Trocadéro et jusqu’au delà de la place. Mais nous ne songions guère à regarder au dehors, tout occupés de nous, de nos projets et de nos rêves[3]. »

Comme nous l’avons déjà souligné plus haut, Gide est de façon générale plus intéressé par les hommes que par un quelconque paysage. Lors de son voyage en URSS, il précise explicitement ses préoccupations et la mission dont il se sent investi :

« L’âge venant, je me sens moins de curiosité pour les paysages, beaucoup moins, et si beaux qu’ils soient ; mais de plus en plus pour les hommes. En U.R.S.S. le peuple est admirable[4] ».

Plus loin, il donne le change et paraît bouder son plaisir en refusant, plus ou moins inconsciemment, de se livrer à la moindre description :

« Sur ses bords [d’un petit lac de montagne] sans arbres, un étrange petit village (Tabatzkouri) enseveli neuf mois de l’année sous la neige et que j’aurais pris plaisir à décrire… Ah ! que n’étais-je venu simplement en touriste ! ou en naturaliste ravi de découvrir là-bas quantité de plantes nouvelles, de reconnaître sur les hauts plateaux la “scabieuse du Caucase” de mon jardin… Mais ce n’est point là ce que je suis venu chercher en U.R.S.S.. Ce qui m’y importe c’est l’homme, les hommes, et ce qu’on en peut faire, et ce qu’on en a fait[5]. »

Dans un autre voyage, celui au Congo, Gide semble donner quelques raisons de sa réticence à décrire  :

« Et le paysage, dans sa monotonie variée, reste si attachant que j’ai peine à le quitter pour la sieste[6]. »

Cette “monotonie variée” participe au découragement de l’écrivain qui a projeté ses propres sentiments sur le panorama. La vue n’est peut-être pas assez singulière pour mériter qu’on la transcrive. Gide le confirme peu après :

« Passé la rivière (la bodangué ?), durant un kilomètre ou deux, la forêt est de nouveau des plus étranges et des plus belles. J’associe volontiers dans ce carnet ces deux épithètes, car le paysage vient-il à cesser d’être étrange, il rappelle aussitôt quelques paysages européens, et le souvenir qu’il évoque est toujours à son désavantage[7]. »

Pour mériter une description, le paysage ne doit donc pas être comparable aux souvenirs ou rappeler le vécu de l’observateur. La décision devient ainsi éminemment subjective et les possibilités d’autant plus réduites. Ce paradoxe éclaire d’un jour nouveau ce que nous avons appelé la séduction des contraires.



[1] pp. 309-310, Journal t. I.

[2] p. 697, Voyage au Congo.

[3] p. 257, SGNM.

[4] p. 26, Retour de l’U.R.S.S.

[5] p. 32, ibid.

[6] p. 700, Voyage au Congo.

[7] p. 748, ibid.