2. La limite oxymorique

Pourtant, rien n’est jamais si simple avec Gide, et ces oppositions portent en elles leurs propres limites. Ainsi, dans certains passages, il semble qu’elles se mêlent pour mieux se dépasser,  et mieux estomper leurs contours. Le rêve et la réalité deviennent indistincts et se manifestent en visions cauchemardesques. Le veille et le repos paraissent se rejeter l’un l’autre en une fébrile fuite du sommeil. L’incertaine dualité de l’être et du paraître aboutit à l’angoisse de l’invisible et au trouble de la perception. Impossible de trancher avec certitude car intervient ici toute l’ambiguïté de l’image, réalité objective ou miroir de l’âme de l’observateur.

Il est délicat aussi de savoir distinguer le rêve de la réalité qui semble parfois se confondre, comme le montre l’interrogation du pasteur à propos de Gertrude dans La Symphonie pastorale :

« Tout le long de la route, je pensais : dort-elle ? et de quel sommeil noir… Et en quoi la veille diffère-t-elle ici du sommeil ? Hôtesse de ce corps opaque, une âme attend sans doute, emmurée, que vienne la toucher enfin quelque rayon de votre grâce, Seigneur[1] ! »

La confusion du rêve et de la réalité met en lumière l’importance des images rêvées chez Gide, mais aussi la fragilité des images perçues. Cette incertitude intéresse Gide qui dans ses Cahiers et poésies d’André Walter se livrera à la transcription de visions oniriques, quasi-hallucinatoires :

« La nuit, devant la glace, j’ai contemplé mon image. Comme surgie de l’ombre, la fragile apparition se modèle et s’immobilise ; autour de moi, dans l’ombre éclairée, des profondeurs de ténèbres s’enfoncent. Je plonge mes yeux dans ces yeux : et mon âme flotte incertaine entre cette double apparence, doutant enfin, comme étourdie, lequel est le reflet de l’autre et si je ne suis pas l’image, un fantôme irréel ; — doutant lequel des deux regarde, sentant un regard identique répondre à l’autre regard. Les yeux l’un dans l’autre se plongent, — et, dans ses prunelles profondes, je cherche ma pensée…

Allain a jeté sur l’image un grand drap étendu ; — dessous elle est emprisonnée, — je ne la vois plus — mais je la sens vivante encore sous le drap, derrière le verre ; — par crainte de son regard, je n’ose soulever le voile et je la sens quand je me tourne, qui me regarde ; c’est un souffle entre les épaules.

Exaspéré, il la crèverait, — mais la peur le retient de trouer aussi le fantôme et que le néant n’apparaisse derrière l’apparence brisée[2]. »

On retrouve ici de nombreux motifs chers à Gide, comme le narcissisme sous-jacent, la mise en scène d’un double, l’hypnotisme du reflet, la menace plus ou moins dissimulée de l’autre soi-même, la fuite du regard, l’atmosphère presque onirique et quasi-fantastique… Nos trois limites oxymoriques sont présentes puisque le narrateur nous décrit une vision cauchemardesque située de façon incertaine entre la veille et le sommeil, et où le réel devient flou, plus vraiment capable de montrer ce qui est, ou de masquer ce qui n’existe pas. Peu après, cette angoisse de l’invisible est encore plus évidente :

« Et puis, jusqu’au matin, rester tremblant, la pensée morte, et ne se coucher qu’au jour levant, parce que je n’ose pas m’endormir — et que j’ai peur, — de tout ce que je ne vois pas dans les ténèbres[3]. »

La peur est liée directement à la vision et empêche le sommeil en obsédant celui qui en est la victime. Puis, l’obsession vient du passé, c’est-à-dire de ce qui n’est plus :

« La nuit, j’ai vu les visions échappées, les visions du passé s’évanouir. Les souvenirs s’en vont ; je les ai vus fuir. Les souvenirs du passé, les visions, les formes chères, — quand toutes s’en seront allées, la nuit sera noire. Dans la nue étoilée les images s’envolent ; quand toutes seront envolées, ah ! je pourrai dormir[4]. »

La vision se trouve maintenant liée à la réminiscence ; l’angoisse empêche de dormir, ou plutôt de s’endormir, ainsi de passer de la réalité au rêve. Elle propose une sorte de liaison progressive entre ces deux domaines, cependant, l’angoisse est toujours latente :

« Le moment mystérieux qui précède le vrai sommeil, où les sens à peine endormis ont encore des perceptions vagues — où la réalité empiète sur le rêve. L’image la dernière aperçue avant d’avoir fermé les yeux persiste encore mais se déforme avec des bizarreries inquiétantes[5]. »

Dans ce qui ressemble à un récit de cauchemar, tout passe désormais par la vision pour le narrateur, vraisemblablement face à l’apparition d’Émmanuèle :

« Son regard avait pris l’autre soir une fixité si perçante que j’en souffrais comme d’un glaive ; — et que je voulais m’en détourner, mais il me poursuivait partout. Puis son sourire est devenu celui des poupées de cire. C’était affreux : je voyais toutes ses dents, entre ses lèvres écartées par des fossettes ridicules. — J’ai voulu la repousser, mais je l’ai trouée avec ma main tendue ; tout son corps était plein de sable ; elle s’est vidée comme un sac. Et moi je me désespérais, tant son corps dégonflé prenait en s’affaissant des postures navrantes[6]. »

 

Cette évocation d’un semblant de “femme au sable[7]” très psychanalytique en soi, met en lumière lors de l’aboutissement du rêve, l’origine de l’angoisse du rêveur : l’inadéquation subtile de ce que l’on voit avec ce que l’on touche.  Il en va de même lors du récit d’un autre cauchemar :

« Elle m’est apparue, très belle, vêtue d’une robe d’orfroi qui jusqu’à ses pieds tombait sans plis comme une étole ; elle se tenait toute droite, la tête seulement inclinée, avec un mièvre sourire. Un singe, en sautillant, s’est approché ; il soulevait le manteau en balançant les franges. Et j’avais peur de voir ; je voulais détourner les yeux, mais, malgré moi, je regardais.

Sous la robe, il n’y avait rien ; c’était noir, noir comme un trou ; je sanglotais de désespoir. Alors, de ses deux mains, elle a saisi le bas de sa robe et puis l’a rejetée jusque par-dessus sa figure. Elle s’est retournée comme un sac. Et je n’ai plus rien vu ; la nuit s’est refermée sur elle[8]… »

Cet autre cauchemar possède des enjeux semblables : ce que l’on voit (mais aussi ce que l’on suppose) n’est pas pareil à ce qui est. La vision est intimement liée à l’angoisse, de façon presque tragique : on est forcé de voir, on ne peut pas fuir. L’absence de sommeil est mise en rapport de façon révélatrice avec la vision et les jeux de regard échangés :

« Et nous avons peur de nous endormir

Parce que l’un sent que l’autre le regarde[9] »

soulignent les deux derniers vers cette seconde poésie d’André Walter.

Gide raconte un rêve qu’il a fait en 1918 :

« Je voyageais avec X… (personnage féminin ; je ne sais plus qui, mais peu importe), et ceci se passait à Rouen ou à Amiens, dont nous venions (sans doute) de visiter la cathédrale. Nous entrons, ou plus exactement : nous nous trouvons dans une pâtisserie où je choisis pour X… gâteaux ou bonbons, que nous nous proposons d’emporter. Une demoiselle de magasin s’en empare, les enveloppe de papier, puis, prenant une paire de ciseaux très fins, commence à se servir de ceux-ci pour parachever le paquet d’une manière prestigieuse que je regarde du coin de l’œil, tandis que je m’approche de la caisse pour payer. Bonbons ou gâteaux, je savais que j’en avais à peu près pour cent sous. “C’est vingt francs”, dit la caissière ; et, comme je m’étonnais : “Oh ! s’écria-t-elle, c’est, Monsieur, à cause du paquet gothique.” Ma surprise à ces mots fut si vive qu’elle m’éveilla[10]. »

Dans ce récit, on peut souligner à quel point le rêve emprunte fidèlement à la réalité et comme le passage de l’un à l’autre peut s’effectuer subtilement et presque naturellement. La surprise de Gide, et ainsi son réveil, proviennent de l’intrusion progressive d’éléments douteux dans cette réalité gémellaire, et culminent par un étonnement linguistique : la stupéfaction met en déroute la supercherie onirique et bascule résolument le dormeur successivement dans le rêve puis dans la réalité. Le regard que gardait Gide sur son paquet constituait le seul signe d’inquiétude extérieure. L’indéfinition, pourtant avancée comme un prolongement concevable de l’opposition de nos contraires, semble impossible.

 

 

Comme nous avons pu le constater, le regard chez Gide possède ses propres limites et il n’est jamais possible de se fonder solidement sur les apparences pour acquérir des connaissances. La vue est souvent bien incapable de saisir toute la complexité d’une situation ou d’un personnage. Les raisons en sont multiples et semblent mobiles comme les reflets d’un jeu de miroirs. Le double et le reflet qu’il nous renvoie sont problématiques et potentiellement menaçants. Le miroir malgré son attrait aboutit à une mise en relief des oppositions ou des conflits mais jamais à leur résolution. Chez Gide, l’ambiguïté et le paradoxe sont une composante importante de son écriture et de ses convictions. Ils semblent pouvoir réconcilier les contraires en révélant ce qui les rapproche, pour finalement mieux tenter de s’en affranchir. L’œuvre de Gide ne se conçoit pas comme une juxtaposition de grands pans monochromes mais plutôt comme une multitude de reflets en demi-teintes et perpétuellement mouvants, donnant au lecteur une impression kaléidoscopique.



[1] p. 18, SP.

[2] pp. 132-133, C&P d’André Walter.

[3] p. 149, ibid.

[4] p. 154, ibid.

[5] p. 156, ibid.

[6] idem.

[7] Allusion à « L’homme au sable » de E.T.W. Hoffmann.

[8] p. 157, C&P d’André Walter.

[9] p. 166, ibid.

[10] p. 57, Anatomie d’André Gide.