Chapitre 7 : La déception  du regard

1. Aveugles et borgnes

1.1. Cécité positive

Le motif de la cécité – de même que celui de la semi-cécité – est récurrent dans l’œuvre de Gide et contribue à développer dans son œuvre comme dans sa vie une sensibilité toute particulière. Il semble fondamentalement lié à l’idée de vertu telle qu’elle est présentée et instituée dans les Évangiles par le Christ : les aveugles ne peuvent pas voir le mal et préservent ainsi l’innocence et la pureté de leur âme. Le pasteur de La Symphonie pastorale s’y réfère d’ailleurs explicitement à propos de Gertrude, la petite aveugle qu’il a recueillie :

« Et cette parole du Christ s’est dressée lumineusement devant moi. “Si vous étiez aveugle, vous n’auriez point de péché.” Le péché, c’est ce qui obscurcit l’âme, c’est ce qui s’oppose à sa joie. Le parfait bonheur de Gertrude, qui rayonne de tout son être, vient de ce qu’elle ne connaît point le péché[1]. » s’explique-t-il.

Pour le pasteur comme pour Gide, le bonheur de Gertrude semble lié à sa cécité et ne tient que grâce à elle. Lorsque l’aveugle aura recouvré la vue, le bilan sera sans équivoque et sans appel lors d’une conversation avec le pasteur :

« quand je suis entré chez vous, savez-vous ce qui m’est apparu tout d’abord… Ah ! il faut pourtant bien que je vous le dise : ce que j’ai vu d’abord, c’est notre faute, notre péché. Non, ne protestez pas. Souvenez-vous des paroles du Christ : “Si vous étiez aveugle, vous n’auriez point de péché.” Mais à présent, j’y vois[2]… ».

La cécité représente donc pour Gide un état particulier, certes perçu comme maladif, mais qui peut aboutir à de grandes choses. De là, sa profonde admiration et sa fascination pour Homère. La vision de l’univers extérieur ne peut que paralyser l’épanouissement de notre univers intérieur. Dans les Feuillets qui composent le tout début de son Journal, Gide fait allusion aux rossignols à qui l’on crevait les yeux :

« Yeux fermés pour le monde réel. Le rossignol aveugle chante mieux, non par regret, mais par enthousiasme[3]. »

La cécité est courante dans l’œuvre de Gide mais c’est peut-être pour mieux la relativiser, la remettre à distance puis en perspective et mieux s’en détacher devant le lecteur. Les personnages voient moins avec les yeux qu’avec l’esprit ou le cœur. Si la perte de l’organe de la vision n’empêche pas la beauté morale et intellectuelle de s’épanouir, elle contrarie tout de même la beauté physique. Dans L’Immoraliste, Michel écrit  :

« Il se nommait Ashour. Il m’aurait paru beau s’il n’avait été borgne[4]. »

Par la suite, en revenant à Biskra, c’est tristement qu’il constatera la mutilation d’un autre garçon, comme la manifestation du temps qui passe et qui dégrade chaque chose : « Hammatar a perdu un œil[5] ». Cependant, un personnage borgne n’en souffre pas pour autant et peut même se voir mis en valeur là où l’on le croyait plus fragile. Ainsi, le Baron de Saint-Auréol, dans Isabelle, qui malgré son œil manquant semble bénéficier d’une acuité encore supérieure :

« Un œil restait hermétiquement clos ; l’autre vers qui remontait le coin de la lèvre et tendant tous les plis du visage, brillait clair, embusqué derrière la pommette et semblait dire : Attention ! je suis seul, mais rien ne m’échappe[6]. » dit Gérard.

Que ce soit avec ironie ou réalisme, Gide aime aussi parsemer ses récits d’incidents dont les conséquences ont rapport avec l’intégrité visuelle des personnages. Dans Le Prométhée mal enchaîné, l’aigle prométhéen effectue une entrée remarquée en blessant l’un des personnages :

« Un oiseau qui de loin paraît énorme, mais qui n’est, vu de près, pas du tout si grand que cela, obscurcit un instant le ciel du boulevard – fond comme un tourbillon vers le café, brise la devanture, et s’abat crevant l’œil de Coclès d’un coup d’aile, et avec force pépiements, tendres oui mais impérieux, s’abat sur le flanc droit de Prométhée[7]. »

Déjà Gide propose une clé de lecture et une interprétation avant même que la blessure ne se produise : que nous sert d’avoir un ou même deux yeux si nous sommes à ce point incapables de nous en servir pour distinguer la nature des choses qui nous entourent, qui nous arrivent, ou si cette vision n’est pas à même de nous donner une lecture claire de la réalité ? Ainsi, le narrateur avoue son impuissance à décider si l’aigle est gros ou non, si l’oiseau est à même de cacher le ciel ou simplement la vue qu’on en a. Soulignons aussi l’humour onomastique de Gide vis-à-vis de ses personnages puisque Coclès est un surnom datant de l’antiquité qui signifie « le borgne ». L’oiseau ne fait donc qu’honorer un oracle déjà rendu par l’auteur. Gide prolonge la mésaventure de Coclès puisque l’addition du café mentionne le prix d’un « œil de verre pour Coclès[8] ». De même par la suite, la discussion qui survient entre Prométhée et le garçon de café va éclairer l’incident d’une façon différente. Le handicap de Coclès tourne à son avantage et, comme le Baron de Saint-Auréol, l’œil qui lui reste semble doué d’une meilleure acuité :

« Il y voit mieux depuis qu’il n’y voit plus que d’un œil. Il montre à tous son œil de verre et se fait un bonheur qu’on l’en plaigne[9]. » dit le garçon.

Le retournement de situation est tel que Coclès bénéficie de tous les avantages de son état sans devoir en supporter les désagréments. Gide pousse l’ironie en développant cette caractéristique chez Coclès qui devient une sorte de représentant des borgnes :

« Avec l’argent que lui rapporte la collecte, il songe à fonder un hospice. […] Un petit, oui ; rien que pour les borgnes[10]. » dit le garçon à Prométhée.

La prédestination patronymique de Coclès est donc assumée et le personnage a su se définir par son infirmité, aidé par un auteur érudit et malicieux. Les incidents oculaires restent parfois du domaine de l’anecdote : les tourments ponctuels de Marguerite dans Les Caves du Vatican qui « a un charbon dans l’œil[11] », ou ceux de Justinien, dans Les Faux-Monnayeurs, qui est blessé indirectement par les fantaisies de Jarry :

« Le coup partit. Le pistolet n’était chargé qu’à blanc. Pourtant on entendit un cri de douleur : c’était Justinien qui venait de recevoir la bourre dans l’œil[12]. »

Faut-il y voir à nouveau un clin d’œil de l’auteur ou une nouvelle distanciation ironique puisque la scène se déroulait dans l’obscurité et que c’est encore un organe inutile qui a été frappé ?

Si les phénomènes de cécité ne contrarient pas l’épanouissement personnel et permettent même une sorte d’égocentrisme épuré, ils n’assurent pourtant pas forcément le bonheur. Très tôt, Gide s’est interrogé sur le statut de l’aveugle. Déjà, dans Paludes, il avance que ce bonheur vertueux n’est peut-être que factice :

« Etre aveugle pour se croire heureux. Croire qu’on y voit clair pour ne pas chercher à y voir puisque : l’on ne peut se voir que malheureux[13]. »

Plus avant, il pousse même son raisonnement jusqu’à penser que l’on peut « Etre heureux de sa cécité[14] » pour elle-même, et non plus pour ce qu’elle permet d’ignorer. Chez Gide, il existe un certain nombre de personnages aveugles qui jalonnent l’œuvre. Qui sont-ils exactement ? Avant de le dire, il faut tout d’abord distinguer les personnages au sens strict du terme, des personnes que l’auteur a connues puis intégrées de façon plus ou moins directe dans ses récits et qui ont acquis de ce fait une autonomie et une portée de véritables personnages de fiction. Parmi les premiers, il y a tout d’abord Gertrude, l’aveugle de naissance dont nous avons déjà parlé, découverte puis recueillie par le pasteur, nièce d’une vieille femme qui la délaissait :

« La voisine prit alors la chandelle, qu’elle dirigea vers un coin de foyer, et je pus distinguer, accroupi dans l’âtre, un être incertain, qui paraissait endormi ; l’épaisse masse de ses cheveux cachait presque complètement son visage.

— Cette fille aveugle ; une nièce, à ce que dit la servante ; c’est à quoi la famille se réduit, paraît-il. Il faudra la mettre à l’hospice ; sinon, je ne sais pas ce qu’elle pourra devenir[15]. »

Cependant, les vrais aveugles chez Gide sont aussi dépositaires de valeurs positives, de qualités idéalement développées, même chez le plus banal des hommes. Ainsi, la venue de l’accordeur devient le prétexte à l’éloge d’une certaine catégorie d’aveugles, ceux qui tirent profit et bonheur de leur condition :

« L’accordeur est enfin venu hier de Fécamp. C’est un brave pauvre homme, aveugle ainsi qu’il sied, accompagné de celle qui est devenue sa femme. Je sens qu’il a grand plaisir à causer. Il me demande de lui présenter un thème de quelques notes, sur lequel il improvise aussitôt de brillantes fioritures, assez étoffées ma foi ; puis reprend en contrepoint le thème d’une manière qui lui vaut maints compliments de moi, qu’il déguste[16]. »

 

On soulignera que si Gide ironise sur le personnage de l’accordeur toujours aveugle, il ne s’attendait pourtant pas à rencontrer un authentique musicien, virtuose et improvisateur. Si l’accordeur est heureux de pouvoir converser, il l’est encore bien davantage d’être entendu comme s’il attendait une sorte de reconnaissance quant au sens qu’il cultive, comme une admiration auditive, mais désirant aussi présenter le travail qu’il vient d’accomplir sur l’instrument, en organisant lui-même sa mise en valeur. Gide poursuit par quelques considérations sur les aveugles :

« Les aveugles qui ne sont pas musiciens sont bien à plaindre ; mais lui vit dans ce monde des sons, qui rejoint le monde éternel, avec cette sorte de sérénité quasi mystique des aveugles — qui laisse penser que Dieu se laisse approcher plus par l’ouïe que par la vue, et que les formes ont moins de transparence que les sons.

À l’abri du spectacle de tant de laideurs et de misères, ils s’évadent plus facilement dans une harmonie imaginaire, plus facilement obtenue. Je n’ai pas assez fait valoir cela, dans ma Symphonie Pastorale[17]. »

Pour Gide, les aveugles, en renonçant au monde de la vision, règnent souverainement sur le domaine sonore, et la sensibilité perdue de leurs yeux vient enrichir et s’ajouter à celle de leur écoute intérieure. L’immense nuit qui les habite leur permet d’accéder au bonheur, et d’envisager le monde avec les yeux de l’âme et une clarté sans ambiguïté. Nul doute que Gide songe à Tirésias lorsqu’il écrit cela puisqu’en cette même période, il regrette que son Œdipe avance si lentement[18]. Cette admiration pour les aveugles devient presque une envie, à la fois envie de se séparer de ce regard qui déçoit et qui trompe, mais aussi envie d’accéder à un niveau supérieur de perception et de lucidité.



[1] p. 107, SP.

[2] p. 145, ibid.

[3] p. 98, Journal t. I.

[4] p. 44, L’Immoraliste.

[5] p. 170, ibid.

[6] pp. 52-53, Isabelle.

[7] p. 314 Gide, André, Prométhée mal enchainé, 1899 ; Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1993.

[8] p. 315, ibid.

[9] p. 316, ibid.

[10] p. 317, ibid.

[11] p. 22, CdV.

[12] p. 291, FM.

[13] p. 114, Paludes.

[14] idem.

[15] p. 15, SP.

[16] p. 999, Journal, t. I.

[17] idem.

[18] Peu après, Gide écrit : « Je me raccroche à ce carnet comme s’il devait me consoler des lenteurs de végétation de mon Œdipe. », p. 1000 du Journal.