1.2. Cécité négative

La cécité n’est plus seulement cet état bienheureux qui protège du péché mais devient un sérieux problème pour trouver sa place dans le monde extérieur, celui des images et des apparences. Une fois que le pasteur s’occupe d’elle, Gertrude va pouvoir s’épanouir mais d’abord et surtout par son innocence et sa candeur intérieure, par la fraîcheur enfantine de ses sentiments et de ses émotions :

« C’est la fille de l’instinct, celle qui s’abandonne aux élans de son cœur, celle qui voit le monde non tel qu’il est aujourd’hui, mais tel qu’il était au premier jour de la création, dans sa beauté édénique[1]. » souligne Roger Bastide.

Gertrude finira par retrouver la vue grâce à une opération chirurgicale mais ce sera pour son malheur : incapable de s’adapter à son nouvel environnement, elle ne peut pas supporter la laideur du monde et l’oppressante ambiguïté des apparences. Après avoir perçu son entourage tel qu’il est, seul le suicide lui promet la délivrance.

Au personnage de Gertrude, Roger Bastide oppose un autre aveugle : Tirésias, le devin et conseiller d’Œdipe.

« Et il y a Tirésias, qui, parce qu’il n’est pas empêché par le monde extérieur, lit dans les profondeurs du Destin et des âmes (ce qui est la même chose, car le Destin n’est que la révélation de l’âme au fur et à mesure de son développement) : c’est lui qui discerne déjà la putréfaction dans le fruit sucré et somptueux, la mort dans des muscles lisses et pleins de vie, la défaite dans le chant de triomphe de l’Empereur satisfait[2]. »

Si Gertrude ne semblait voir que le bien, Tirésias quant à lui est plutôt obsédé par la décadence et la décomposition qui l’entourent.

Un autre personnage, dans les Faux-Monnayeurs, n’est pas complètement aveugle mais va très vraisemblablement le devenir, c’est Rachel, la sœur d’Armand :

« Rachel, ma sœur aînée, devient aveugle. Sa vue a beaucoup baissé ces derniers temps. Depuis deux ans elle ne peut plus lire sans lunettes. J’ai cru d’abord qu’elle n’avait qu’à changer de verres. Ça ne suffisait pas. Sur ma prière, elle a été consulter un spécialiste. Il paraît que c’est la sensibilité rétinienne qui faiblit. Tu comprends qu’il y a là deux choses très différentes : d’une part une défectueuse accommodation du cristallin, à quoi les verres remédient. Mais, même après qu’ils ont écarté ou rapproché l’image visuelle, celle-ci peut impressionner insuffisamment la rétine et cette image n’être plus transmise que confusément au cerveau[3]. » explique Armand à Olivier.

Gide introduit dans la maladie de Rachel une subtilité presque axiomatique : parfois, on devient aveugle non par défaillance de netteté mais par manque de sensibilité. On peut ajouter que, comme Tirésias, Rachel est portée à voir le mal partout, mais principalement avec Bernard. On glisse ainsi tout à fait logiquement de la cécité comme vertu à une sorte de cécité répressive mais aussi régressive. C’est ce que nous nommerons les aveuglements. Cependant, si le nombre de personnages déficients visuels est somme toute assez restreint, celui des personnes devenues mal-voyantes l’est beaucoup moins. Dans Et nunc manet in te, l’épouse de Gide, un peu à la manière de Rachel, voit sa vue menacée :

« elle s’inquiétait beaucoup de ses yeux. Depuis longtemps je m’expliquais mal un blanchissement progressif du pourtour de l’iris (il semblait envahi par la cornée) qui modifiait de plus en plus la qualité de son regard. Puis survint une embolie rétinienne. La consultation nous apprit que l’œil qui n’avait pas été atteint était lui-même menacé de la cataracte[4]. »

Ici la cécité progresse de façon voilée et constitue une menace qui se révèle brutalement à l’entourage. C’est aussi ce qui arrive au jeune Gide lorsqu’il se rend compte que son ami Mouton est en train de perdre la vue ; il raconte sa surprise et son désarroi dans Si le grain ne meurt :

« mon vrai désespoir commença lorsque je compris que Mouton devenait aveugle. […] Je m’en allai pleurer dans ma chambre, et durant plusieurs jours, m’exerçai à demeurer longtemps les yeux fermés, à circuler sans les ouvrir, à m’efforcer de ressentir ce que Mouton devait éprouver[5]. »

Gide éprouve de la compassion pour les personnes atteintes d’un mal qu’il considère comme absolument terrible. Ainsi, lorsqu’à son tour il reçoit un coup dans l’œil, il en reste très impressionné et son imagination amplifie son émoi. Dans ce que nous pouvons appeler l’épisode de la “peignée du Luxembourg” raconté par Gide dans Si le grain ne meurt, le regard est perpétuellement contrarié et semble annoncer inlassablement son dénouement. Alors qu’il rentre chez lui en passant exceptionnellement par le Luxembourg, Gide croise un groupe d’élèves de l’école communale :

« Je surpris au passage des ricanements, des regards narquois ou chargés de fiel, et continuai ma route du plus digne que je pouvais ; mais voici que le plus gaillard se détache du groupe et vient à moi. Mon sang tombait dans mes talons. Il se met devant moi. Je balbutie :

— Qu’est-ce… qu’est-ce que vous me voulez ?

Il ne répond rien, mais emboîte le pas à ma gauche.

Je gardais, tout en marchant, les yeux fichés en terre, mais sentais le regard des autres. J’aurais voulu m’asseoir. Tout à coup :

— Tiens ! Voilà ce que je veux ! dit-il en m’envoyant son poing dans l’œil.

J’eus un éblouissement et m’en allai dinguer au pied d’un marronnier, dans cet espace creux réservé pour l’arrosement des arbres ; d’où je sortis plein de boue et de confusion. L’œil poché me faisait très mal. Je ne savais pas encore à quel point l’œil est élastique et croyais qu’il était crevé. Comme les larmes en jaillissaient avec abondance : “C’est cela, pensais-je : il se vide[6].” »

Cette scène est très intéressante pour tous les jeux de regard qu’elle propose. Ainsi, tout commence avec des manifestations visuelles (les “regards narquois ou chargés de fiel”) mais aussi auditives (les “ricanements”) qui alertent le jeune Gide. Celui-ci décide de les ignorer et s’efforce de faire montre de la plus belle assurance qu’il peut. Un événement va pourtant mettre en échec ce premier comportement et forcer le jeune Gide à prendre en considération la situation : c’est l’intervention inopinée d’un des membres du groupe. Du coup, Gide ne peut plus ne plus voir — ou tout au moins en faire mine — et son manque d’assurance transparaît à présent par son élocution hésitante. La volonté de Gide n’est plus de donner le change mais plutôt d’essayer de se faire oublier : au “paraître désinvolte” succède une sorte d’“être effacé et discret”. Le silence de l’importun augmente d’autant le malaise de Gide et constitue — on l’imagine — le pendant de l’absence de regard alors que les deux enfants cheminent côte à côte. La scène se poursuit alors que Gide conserve le regard baissé tout en sentant celui, intense, des autres élèves : il y a un côté prédateur dans l’insistance de ce regard posé sur une petite proie qui tente d’y échapper et de ne pas envenimer l’altercation. L’acte final de ce mini-drame est beaucoup plus expéditif : Gide reçoit un coup de poing dans l’œil comme si son agresseur après avoir contraint et soumis son regard, désirait finalement corriger sa source. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, l'assaut se limite à l’œil et a dû satisfaire son auteur puisque le jeune Gide s’écroule près d’un arbre, éclairant sa détresse dans le récit d’un zeugma ironique (“d’où je sortis plein de boue et de confusion”). La douleur et l’imagination alarment Gide qui pense perdre définitivement son œil et accéder du coup, bien malgré lui, à la condition de borgne avec tout ce qu’elle comporte d’effroyable et d’impressionnant à cet âge. Cependant, le Gide narrateur reconsidère la scène de sa vision expérimentée d’adulte et laisse entendre qu’il s’est depuis copieusement documenté sur le sujet.

Du coup, cette fascination le pousse à s’interroger sur certaines questions pour le moins étonnantes à propos des aveugles. Dans son Journal, une réflexion impromptue sur un de ses rêves lui sert de prétexte :

« J’ai de nouveau rêvé cette nuit, que, devant un piano, je retrouvais mon agilité des meilleurs jours. Je jouais la première étude de Chopin d’une manière étourdissante. Un peu comme un aveugle rêverait qu’il a soudain recouvré la vue.

Au fait, quels peuvent bien être les rêves d’un aveugle-né ? Je devrais dire : de quoi, de quelle étoffe sont-ils faits[7] ? »

Le recouvrement de la vue pour un aveugle sert de métaphore à Gide pour illustrer la plus délicieuse des sensations : quitter un tel état apparaît comme une seconde naissance, une première projection de soi dans la réalité du monde.

Et puis, il y eut M. Gueroult, l’un des professeurs de musique du jeune Gide, qui exagérait sans doute un peu son handicap dans un premier temps, de sorte que la mère de Gide ne voulut donner crédit à sa cécité, même une fois survenue. Gide l’évoque dans Si le grain ne meurt :

« Après midi, M. Gueroult composait ; Anna, dressée à écrire sous la dictée musicale, lui servait parfois de secrétaire ; il avait recours à elle aussi bien pour ménager sa vue, qui commençait à faiblir, que par besoin d’exercer son despotisme, à ce que prétendait ma mère. […] Longtemps après qu’il était devenu presque aveugle, elle mettait encore en doute, ainsi que beaucoup d’autres, cette nuit envahissante ; ou du moins accusait M. Gueroult d’en jouer, et de n’être “pas si aveugle que ça[8]”. »

Comme lorsque le petit enfant crie « Au loup ! », M. Guéroult s’inflige une sorte de discrédit et se voit refuser la condition d’aveugle avec tout ce qu’elle suppose de compassion et d’égards. Le jeune Gide cependant est réellement sensible à la cécité progressive qui frappe son professeur. Plus tard, de la même façon, il ne manquera jamais de souligner un éventuel déficit visuel dans ses écrits. Ainsi, lors de son voyage au Congo :

« On finit par découvrir, derrière une hutte, une vieille femme borgne, accroupie, vêtue de guenilles terreuses[9]. »

La perte d’un œil traduit inconsciemment d’une façon très directe le dénuement et la détresse de cette habitante : elle est celle qui a renoncé jusqu’à l’intégrité de son corps. De même, lorsque Gide parle de sa chienne Miquette dans son Journal. L’affection le pousse à la personnaliser et à lui donner le statut d’un membre de la famille, au point que les dernières lignes de l’année 1920 lui sont consacrées :

« Mort de Miquette. Depuis longtemps aveugle, sourde, affreusement gonflée, elle semblait ne rester plus attachée à la vie que par fidélité à sa maîtresse[10]. »

 

Gide constate tristement la faillite des organes de la sensation les plus importants. Ici la cécité est propre à la sénescence et à la maladie : Miquette n’est pas aveugle de naissance, mais aveugle de mort.

Toute la force et tout l’intérêt de Gide sont ainsi de savoir mêler si adroitement dans ses œuvres, des aveugles et des aveuglés, tour à tour des aveugles physiques et des aveugles intellectuels, des aveugles par les yeux et des aveugles par le cœur.



[1] p. 41, Anatomie d’André Gide.

[2] idem.

[3] p. 277, FM.

[4] p. 1141, ENMIT.

[5] p. 14, SGNM.

[6] p. 89, ibid.

[7] p. 106, Journal, t. II.

[8] p. 76, SGNM.

[9] p. 838, Voyage au Congo.

[10] p. 687, Journal t. I.