2. Les faux aveugles et la diversité des aveuglements

Nous appellerons “faux aveugles” ces aveugles de l’esprit chez qui l’œil n’est pas l’organe déficient, et que Gide met souvent en relation avec un véritable aveugle physique, comme pour forcer un genre de comparaison rarement à l’avantage du premier. Ainsi cohabitent de façon si complexe Gertrude et le pasteur dans La Symphonie pastorale, ou Œdipe et Tirésias dans Œdipe. La double vision semble permettre paradoxalement la mise en scène de deux sortes d’aveuglements, deux façons de ne pas voir, d’être abusé.

Selon Roger Bastide, Gide est celui qui veut redonner la vue et, comme une sorte de prolongement idéal, la lucidité, aux aveugles. Pourtant, en général fait-il remarquer, cela se passe aux dépens du personnage et lui est souvent fatal. Attardons-nous quelque peu sur le personnage d’Œdipe qui semble réaliser le lien entre l’aveuglement physique et l’aveuglement moral. Il est tout d’abord celui qui se cherche sans se voir, sans se reconnaître :

« Par l’enfer, je n’aurai de cesse que je n’aie retrouvé le coupable. Où qu’il se cache, je le pourchasse, et jure qu’il ne m’échappera pas[1]. »

Il est plus prompt à agir qu’à réfléchir et son aveuglement provient autant de lui-même que de la volonté des dieux, ou plutôt de Dieu puisque Gide a réalisé sur ce point une sévère mise à l’unité. Comme une sorte d’annonce prémonitoire, Œdipe est confronté au devin Tirésias, aveugle lucide qui lui suggère qu’il se méprend peut-être quant à la réalité. La conversation qui en découle montre comment Gide prend plaisir à mêler ces deux aveugles différents mais si complémentaires, dans un même destin :

« — Œdipe : d’où prends-tu que je ne me connais pas ?

— Tirésias : De ceci que tu te crois heureux.

— Œdipe : Pourquoi ne me croirais-je pas heureux, quand je le suis ?

— Tirésias : Le malade qui se croit sain n’a pas grand appétit de guérir.

— Œdipe : Prétends-tu me persuader d’être malade ?

— TIrésias : Et d’autant plus malade que tu ne sais pas que tu l’es. Œdipe, qui prétends échapper à Dieu et ignores même qui tu es, je voudrais t’apprendre à te voir.

— On dirait, à t’entendre, que l’aveugle de nous deux, c’est moi.

— Si mes yeux de chair sont fermés, c’est pour mieux laisser s’ouvrir ceux de l’âme[2]. »

Le personnage d’Œdipe est celui de l’aveugle tragique qui chaque fois qu’il semble y voir plus clair, s’abuse en fait davantage et fait le jeu de cette machine infernale qui finira par l’anéantir. Cependant, à mesure qu’il progresse vers la vérité, sa méfiance vis-à-vis des apparences augmente et annonce le passage d’un aveuglement moral involontaire à un aveuglement physique volontaire. La vérité doit s’acquérir au détriment du bonheur et de l’innocence, et Jocaste le souligne un peu plus en développant, à propos de son époux et de sa famille, le champ sémantique de la dissimulation bénéfique (« J’ai fait ce que j’ai pu pour t’empêcher de déchirer le voile qui protégeait notre bonheur. ») et de l’apparition honteuse (« Repoussée par toi, hideusement nue à présent, comment oser désormais reparaître à tes yeux, aux yeux de nos enfants, aux yeux du peuple que j’entends venir[3] »). C’est elle qui va de façon indirecte provoquer la métamorphose d’Œdipe, par son image. Gide confie à Créon le soin de décrire la scène :

L’horreur du châtiment a dépassé celle du crime. Jocaste, votre mère, n’est plus. Tandis que je surveillais Œdipe, elle a mis fin à ses jours. “Ce que mes yeux n’auraient pas dû voir” (telles furent les paroles d’Œdipe), je l’ai vu. J’ai vu ma pauvre sœur pendue. Puis, aussitôt après, comme je m’empressais pour la secourir, Œdipe, s’élançant à son tour, s’empare du manteau royal, en arrache les agrafes d’or et les enfonce férocement dans ses yeux, dont l’humeur au sang mêlée m’éclabousse et ruisselle sur son visage[4]. »

On remarquera que Gide fait de Créon une sorte de voyeur passif, de témoin transparent juste propre à répéter ce qu’il a vu, ce qu’il a entendu, et quelque peu dépassé par la situation puisque, chargé de “surveiller” Œdipe, il a laissé Jocaste se suicider, puis, alors qu’il tentait d’aider sa sœur, n’a pas pu empêcher Œdipe de se mutiler. De la même manière, ce dernier confirme l’ambiguïté de son personnage : il est celui qui n’a pas su voir ce qu’il aurait fallu, et se trouve ainsi condamné à voir ce qu’il n’aurait pas dû. Œdipe devient “celui qui n’a plus de regards” et pense avoir acquis une sorte d’équivalence avec Tirésias : « Comme toi, je contemple à présent l’obscurité divine. J’ai châtié ces yeux qui n’avaient point su m’avertir. Tu ne pourras plus m’accabler désormais de ta supériorité d’aveugle[5]». De roi “au sommet du bonheur[6]” mais symboliquement aveuglé, Œdipe est devenu mendiant misérable et aveugle mais a finalement trouvé la vérité et la lucidité.

Un autre dirigeant semble lui aussi frappé d’aveuglement symbolique, c’est le Prince de El Hadj. Il apparaît à son serviteur comme perdu par la vision :

« Il était debout, penché hors de la tente, soulevant la porte de toile ; il était sans voile sur sa face et ses yeux cherchaient dans la nuit. Lorsqu’il me vit : “Je ne vois point la mer, dit-il, El Hadj[7]” ».

Contrairement au reste du récit, le Prince n’est pas dissimulé aux regards et chacun peut le contempler (cependant, il semble que le peuple dorme) alors que celui-ci ne distingue rien dans la nuit. Dans le passage qui suit, le regard du Prince porte sur El Hadj (qui est vu) et sur la mer (qui n’est pas vue). L’échec de la vision en ce qui concerne la mer est lié à l’inscription spatiale (elle est trop loin pour être aperçue ou entendue) et temporelle (“la nuit est close” mais dans quelque temps, la lune viendra). Cet échec incitera le Prince à confier une mission visuelle à El Hadj : voir la mer, mais il n’y parviendra pas non plus.

Après les aveugles symboliques et plus ou moins inconscients, Gide met en scène un type de personnages que l’on peut appeler aveugles volontaires. Il ne s’agit pourtant pas véritablement d’un phénomène d’auto-aveuglement, comme nous le verrons par la suite. C’est cependant le cas du pasteur Vedel dans Les Faux-Monnayeurs. Armand reproche à son père de ne pas prendre suffisamment en considération sa famille par rapport à sa profession, mais aussi de refuser de voir la réalité au profit d’une dimension spirituelle factice et finalement égoïste :

« Il est très épatant, mon papa. Il sait par cœur un tas de phrases consolatrices pour les principaux événements de la vie. C’est beau à entendre. Dommage qu’il n’ait jamais le temps de causer[8]… » dit Armand à Olivier.

Sous l’ironie d’Armand, l’amertume est grande et trouve écho chez d’autres personnages, notamment Édouard. Celui-ci est gêné pour masquer sa réprobation devant Sarah à propos des tentatives du pasteur pour arrêter de fumer. Il est bien difficile de trouver des circonstances atténuantes :

« Peut-être après tout qu’il ne se souvenait pas, ajoutai-je, ne voulant pas laisser paraître devant Sarah tout ce que je soupçonnais là d’hypocrisie[9]. »

Il s’agit ici plus qu’une simple dissimulation culpabilisante car ce petit fait témoigne clairement d’un aveuglement plus général. Le pasteur se focalise sur sa fonction religieuse, refusant même de voir le malheur des propres membres de sa famille ou les activités douteuses de ses enfants, pour se préserver un espace de bonheur naïf et mystique.

Un autre pasteur possède sensiblement le même vice, c’est celui de La Symphonie pastorale. A force de ne pas vouloir voir la réalité, de se tromper sur lui-même et ses propres sentiments, il va mener la petite aveugle qu’il a secourue à sa perte. Comme nous l’avons vu dans Œdipe, Gide place côte à côte dans le même récit un aveugle moral et une aveugle physique. Lorsque Gertrude retrouve la vue, son innocence disparaît et toute la laideur du monde lui est révélée. Elle prend conscience du caractère contre-nature de l’amour que lui porte le pasteur et va essayer d’y mettre un terme. C’est Gertrude à présent qui éduque et corrige son bienfaiteur, et pour nuancer ses reproches, elle avance que son aveuglement physique correspondait en partie à son aveuglement moral ou intellectuel :

« Mon ami, mon ami ; vous voyez bien que je tiens trop de place dans votre cœur et votre vie. Quand je suis revenue près de vous, c’est ce qui m’est apparu tout de suite ; ou du moins que la place que j’occupais était celle d’une autre qui s’en attristait. Mon crime est de ne l’avoir pas senti plus tôt ; ou du moins – car je le savais bien déjà – de vous avoir laissé m’aimer quand même. Mais lorsque m’est apparu tout à coup son visage, lorsque j’ai vu sur son pauvre visage tant de tristesse, je n’ai plus pu supporter l’idée que cette tristesse fût mon œuvre[10]… »

La révélation de Gertrude s’est faite par la vision et c’est seulement cela qui a pu convaincre Gertrude de la réalité de ce qu’elle avait déjà ressenti. Le pasteur n’est pas exempt de responsabilité et se voit reprocher explicitement sa personnalité d’aveugle social. Cependant, il est aussi vraisemblablement victime de la bonne conscience que lui confère son autorité religieuse.

L’École des Femmes nous propose encore un autre type d’aveugle, c’est l’aveugle sociologique. Le personnage qui l’incarne le mieux est Robert. Celui-ci semble se mouvoir avec une aisance parfaite parmi la société, pensant connaître et comprendre parfaitement ses rouages et son fonctionnement. Robert est même convaincu d’être plus lucide que son entourage et n’hésite pas à prodiguer nombre de conseils à chacun. Pourtant, par le regard de plus en plus aiguisé et de moins en moins abusé, de son épouse, Gide permet au lecteur de percer à jour les artifices inconscients de Robert et de se rendre compte de son inadaptation au monde réel. L’univers de Robert n’est fait que d’apparences, de mondanités, de conventions, d’actions secrètes et intéressées. Il est une sorte de maître dans « son art, en se servant des gens, de paraître leur rendre service[11]. » constate Éveline. Ainsi, le personnage de Robert prend une nouvelle portée : il est l’aveugle qui parvient à se servir des autres sans le leur montrer, en dissimulant ses intentions et ses désirs, en projetant sur eux sa propre cécité morale. La première à souffrir de cela sera son épouse, Éveline. Celle-ci illustre bien d’une certaine façon une autre facette de l’aveugle sociologique, celle de la jeune fille pure et innocente qui recherche plus ou moins inconsciemment son prince charmant, l’homme de sa vie. Ainsi, lorsqu’Éveline rencontre Robert, l’idéalisation, voire même la cristallisation qui s’en suit suffit à gommer ce que la lucidité pourrait encore opposer à son ravissement. Elle est d’abord conquise mais aussi abusée par la distinction de Robert : « Aucun des convives n’était désagréable ; mais la distinction de Robert les éclipsait tous[12]. » écrit Éveline à propos d’un repas. Robert sera pris à son propre piège et victime de l’illusion trop parfaite qu’il proposait. Dans la seconde partie de la trilogie qui porte son nom, Robert semble néanmoins porter un regard lucide sur la passion d’Éveline à son égard :

« Aux premiers temps, son amour pour moi l’aveuglait sur mes défauts, sur mes manques ; mais devait-elle ensuite m’en vouloir, si j’étais moins intelligent, moins bon, moins vertueux, moins valeureux que d’abord elle me voyait[13] ? »

L’aveuglement d’Éveline trouve origine dans sa naïveté de jeune fille inexpérimentée, mais aussi dans son manque d’ouverture au monde, de connaissance du monde qui l’entoure. C’est ce que l’on trouve, par exemple, dans son regard dénué de justesse, de pertinence et de goût sur les toiles du peintre Bourgweilsdorf :

« il suffit de voir n’importe laquelle de ces croûtes pour comprendre que Bourgweilsdorf ne sait pas son métier et qu’il n’a même aucune idée de ce que doit être la peinture[14]. »

Les personnages de Robert et Éveline forment tous deux une curieuse alliance, fruit d’un aveuglement domestique et conjugal. Peu à peu, notamment au moyen de ce que l’autre écrit secrètement, les masques tombent et tous deux peuvent mesurer à quel point ils ont été le jeu des apparences.

Victime des apparences, Jérôme l’a peut-être été lui aussi , dans La Porte étroite. En effet, amoureux de sa cousine Alissa, il craint que son attitude et ses gestes avec la sœur de celle-ci, Juliette, ne sèment le doute et de fausses idées dans leur liaison :

« Ah ! triste aveugle que j’étais, cherchant mes torts en tâtonnant, de n’avoir pas songé un instant que les paroles de Juliette, que j’avais si mal écoutées et dont je me souvenais si mal, Alissa les avait peut-être mieux entendues[15]. »

 

Pourtant, c’est lui qui n’a pas su voir et décrypter le comportement de Juliette qui cherchait à lui suggérer son intérêt amoureux. Ainsi, à la manière de Robert, Jérôme à partir de son propre aveuglement va contribuer à semer le trouble chez son ami Abel, épris de Juliette. Celui-ci, abusé, ne percevra la vérité qu’après s’être fait éconduire et sera celui qui ouvre les yeux de Jérôme :

Juliette « était extraordinairement belle et animée ; je croyais que c’était à cause de moi ; c’était parce que nous parlions de toi, simplement. […] Mais, mon cher, il faut être aveugle pour ne pas voir qu’elle t’aime[16]. » dit Abel.

Ici, le regard est directement à l’origine de la tromperie et de l’incompréhension des personnages, chaque apparence est trompeuse et mène à l’aveuglement, puis le doute passe d’un personnage à l’autre, amplifiant une vision déjà fausse de la réalité.

Nous avons soulevé le cas du pasteur Vedel dans Les Faux-Monnayeurs, mais d’autres personnages, à des niveaux différents, agissent et évoluent comme des aveugles au cœur de l’œuvre. C’est le cas de Vincent qui a beaucoup de mal à distinguer où le mènera la fréquentation de Passavant et de lady Griffith. Son hésitation lors d’une discussion et son manque de confiance en lui font dire à cette dernière qu’il ressemble à un non-voyant :

« Tu as l’air d’un aveugle qui d’abord touche avec son bâton chaque endroit où il veut mettre le pied[17]. » dit lady Griffith à Vincent.

Les errements du personnage de Vincent annoncent sa folie finale en Afrique mais aussi ce que seront ceux d’Olivier avec Passavant. Aveugle, Olivier le sera aussi à tel point qu’il ne reconnaîtra pas son frère dans le personnage de dément mentionné dans une lettre d’Alexandre à son frère, Armand :

« Olivier rendit la lettre sans rien dire. Il ne lui vint pas à l’esprit que l’assassin dont il était ici parlé fût son frère[18]. »

Cependant, d’après ce qu’indique Gide, il s’agit davantage d’un désintéressement égoïste que d’un véritable aveuglement puisqu’il est précisé qu’“Olivier ne s’inquiétait pas beaucoup de lui”, c’est-à-dire de Vincent. Ici se retrouve peut-être d’une certaine façon l’influence de Passavant : comme Robert, celui-ci est une sorte de phénomène sociologique, lucide et cynique mais aussi prisonnier d’un carcan intellectuel et social. Comme Robert, il contribue à l’aveuglement de son entourage[19] et incite à une sorte de mimétisme, d’égocentrisme narcissique. En tout cas, aucun des personnages ayant lu la lettre n’a pu reconnaître Vincent et il faudra l’intervention du narrateur pour nous “désaveugler”.

Le personnage de La Pérouse est lui aussi victime d’aveuglement et s’interroge sur la duplicité éventuelle de son entourage, mais aussi sur le sens des apparences, des comportements et des actions :

« il y a certains actes de ma vie passée que je commence seulement à comprendre. Oui, je commence seulement à comprendre qu’ils n’ont pas du tout la signification que je croyais jadis, en les faisant… C’est maintenant seulement que je comprends que toute ma vie, j’ai été dupe. Madame de la Pérouse m’a roulé ; mon fils m’a roulé ; tout le monde m’a roulé ; le Bon Dieu m’a roulé[20]… »

La discussion pathétique entre le vieux La Pérouse et son ancien élève Édouard met en relief la fragilité de la perception qu’on a de soi-même et des autres puisque l’horreur d’avoir été trompé par son entourage, fait écho chez La Pérouse, à la crainte de devenir une charge pour sa famille, une sorte d’ombre de lui-même, de vision fausse et dégradante de ce qu’il a été. C’est par sa lucidité sur sa propre condition que La Pérouse veut briller, non par l’oubli de soi ou de son image.

Dans Isabelle, le personnage de Gérard qui est aussi le narrateur, semble sujet à l’aveuglement, notamment pour tout ce qui touche de près ou de loin à Isabelle sur laquelle il opère une véritable cristallisation. À partir d’un simple médaillon, Gérard va élaborer tout un monde, dépassant la simple raison :

« Sans doute j’étais fou de m’exalter ainsi sur une flatteuse image vraisemblablement vieille de plus de quinze ans[21] ».

Après le médaillon, il se produit le même procédé avec une vieille lettre retrouvée et qui stimule l’imagination de Gérard :

« Elle occupait à ce point mon esprit… j’eus un instant l’illusion qu’elle m’écrivait à moi-même[22] ».

La lettre — mais aussi son auteur — opère une telle fascination sur Gérard qu’il rapporte curieusement les événements à sa personne. Pourtant, conformément au phénomène de cristallisation, il extrapole beaucoup à propos d’Isabelle, tout en ignorant presque tout d’elle. Il ne sait pas notamment qu’elle est à l’origine du meurtre de son amant, qu’elle est sans scrupules et assez peu distinguée. Progressivement, il prend conscience de son aveuglement et mesure le décalage qui existe entre son idéal et la vraie Isabelle :

« Déjà, je reconnaissais assez mal celle dont mon imagination s’était éprise[23]. »

Pourtant, il faudra l’intervention d’Isabelle pour que Gérard retrouve pleinement sa lucidité et assume définitivement le fossé qui sépare la réalité de son imagination :

« Si je continuais mon histoire, ce serait celle d’une autre femme où vous ne reconnaîtriez plus l’Isabelle du médaillon[24]. »

L’aveuglement de Gérard ressemble par quelques points à celui d’Éveline puisque l’amour semble en être l’origine : un personnage épris d’un autre fait plus ou moins consciemment abstraction de tous les défauts de l’être aimé, de toutes les réserves que la prudence et le bon sens suggèrent. L’objet du désir devient exclusif et occupe en totalité le regard de l’aveugle sentimental.

Chez Gide, l’aveugle voit mieux et plus distinctement lorsque que son regard n’est pas arrêté par un premier plan superficiel. Il voit plus loin, dans le temps comme dans l’espace. Déjà, dans ses Nourritures terrestres, Gide insistait sur l’importance de ce regard qui doit dépasser la singularité et ne pas s’arrêter à une seule chose, ou un seul être :

« Chaque créature indique Dieu, aucune ne le révèle. / Dès lors que notre regard s’arrêt à elle, chaque créature nous détourne de Dieu[25]. »

Ce Dieu symbolise la lucidité, l’épanouissement de soi, sa réalisation.

Pourtant, l’aveugle s’abuse lui-même parfois et cela parce qu’il est aussi dangereux pour un voyant d’imaginer ce que perçoit un aveugle, que pour un aveugle de spéculer sur ce que peut distinguer une personne voyante. AussiGide est-t-il agacé de lire les mémoires d’une aveugle-née :

« Document intéressant entre tous, s’il eût été sincère, — mais n’est pas sincère qui veut. Évidemment, l’aveugle croyait l’être, et je ne prétends nullement qu’elle cherchât à nous en imposer. Mais combien nous exaspéra, Drouin et moi, dans ces mémoires, ce perpétuel appel à des sensations visuelles, que nous savions que l’aveugle n’avait jamais pu éprouver[26]. » rapporte Gide dans son Journal à la date du 10 février 1929.

Ici, et bien exceptionnellement, l’aveugle est surpris par Gide en plein délit d’égarement, de duplicité involontaire mais motivée par une démarche consciente. La sensation visuelle, pour être crédible et recevable, doit avoir été ressentie, vécue par l’auteur qui la propose à son lecteur. L’honnêteté doit être absolue dans la source comme dans l’œuvre.

Dans certains écrits, on peut parfois penser que Gide tente d’exorciser une tendance qui le pousserait à ne pas savoir ou à ne pas vouloir regarder. Ainsi, il consigne dans son Journal à la date du 7 août 1891 :

« L’autre jour, dans les fameuses grottes, je ne pouvais même pas regarder ; je pensais à Schopenhauer qui m’attendait dans la voiture ; et je m’irritais d’avoir arrêté ma lecture pour regarder un paysage[27]. »

 

Cette prédominance de l’écrit, de ce que nous proposent les livres par rapport au spectacle que nous offre le monde constitue une sorte d’aveuglement intellectuel qui se retrouve dans le personne de Michel, dans l’Immoraliste. Dans la bouche de Ménalque, celui-ci devenait « cet aveugle érudit, ce liseur[28] » jusqu’au bouleversement de la scène des ciseaux. Michel change alors de statut et devient le savant lucide et humain qui a su ouvrir les yeux, renouveler son regard et devenir le compagnon d’un instant de Ménalque.

Par la suite, Gide se montre très attentif et très soucieux de l’intégrité du regard qu’il porte. L’importance de la vérité devient capitale. Ainsi, lors de son voyage en Afrique équatoriale française, Gide assume pleinement son rôle de témoin privilégié de ce qui se passe réellement sur place, et qu’il découvre peu à peu. Dans le récit qu’il donne du 30 octobre 1925, il exprime son désir de ne plus être aveuglé, d’y voir et d’y faire voir clair :

« Quel démon m’a poussé en Afrique ? Qu’allais-je donc chercher dans ce pays ? J’étais tranquille. A présent je sais : je dois parler. […] Circulais-je jusqu’à présent entre des panneaux de mensonges ? Je veux passer dans la coulisse, de l’autre côté du décor, connaître enfin ce qui se cache, cela fût-il affreux. c’est cet « affreux » que je soupçonne, que je veux voir[29]. »

Il faut avoir été aveugle pour pouvoir devenir pleinement lucide par la suite et être positivement impressionné par ce que l’on constate. Gide avouera parfois son aveuglement mais c’est toujours pour le mettre à distance et montrer qu’il l’a dépassé définitivement à présent. C’est le cas lorsqu’il s’explique sur ses sentiments à propos de Madeleine, dans Et nunc manet in te :

« Mais lorsque, aujourd’hui, je me penche sur notre passé commun, les souffrances qu’elle endura me paraissent l’emporter de beaucoup ; certaines, même, si cruelles que je ne parviens plus à comprendre comment, l’aimant autant que je l’aimais, je n’ai pas su l’abriter davantage. Mais c’est aussi qu’il se mêlait à mon amour tant d’inconscience et d’aveuglement[30]… »

Le sentiment amoureux implique fatalement une part de flou, d’inconnu dès lors qu’il concerne une autre personne que soi-même, c’est-à-dire un être étrange et étranger. Dès les nouvelles Nourritures, Gide faisait remarquer ce rapport nébuleux à l’image de l’être aimé et désiré : « J’admire combien le désir, dès qu’il se fait amoureux, s’imprécise[31]» L’amour implique une vision globale et diffuse d’autrui qui gêne la connaissance exacte de sa personne, et entraîne un oubli de soi et l’absence de mise en perspective, de recul. Il en va presque de même pour ce qui est des désirs charnels concernant les jeunes ragazzi que Gide tente de légitimer par des préoccupations artistiques et photographiques aux yeux de son épouse et de sa logeuse. Lucidement il reconnaît par la suite qu’il s’agissait davantage de vaines tentatives de déculpabilisation face à Madeleine :

« Ces photographies, ne furent, du reste, bientôt plus qu’un prétexte, il allait sans dire ; le petit Luigi, l’aîné de ces jeunes modèles, ne s’y méprit point. Non plus que Madeleine elle-même, sans doute ; et je crois bien aujourd’hui, que, de nous deux, le plus aveugle, le seul aveugle, c’était moi. Mais outre que je trouvais avantage à supposer une cécité qui me permettait, sans trop de remords, mon plaisir, puisque, aussi bien, mon cœur ni mon esprit ne s’y engageait, il ne me paraissait pas que je lui fusse infidèle en cherchant en dehors d’elle une satisfaction de la chair que je ne savais pas lui demander[32]. »

Il semble bien que Gide développe une sorte de morale de l’aveuglement dans laquelle celui qui est à l’origine de l’aveuglement est souvent le plus aveugle et le moins lucide. La duplicité qui mène à l’aveuglement provient parfois d’un désir de préservation des autres par rapport à une image trop problématique, dont la réalité n’est peut-être pas bonne à dévoiler. Ainsi, nous allons voir qu’il existe un autre type d’aveuglements déployés par la même personne que celle à qui ils s’adressent : ce sont les auto-aveuglements. Couramment, ils servent d’écran de protection face à une image de soi dont on ne veut pas recevoir le reflet.



[1] p. 258, Œdipe.

[2] pp. 285-286, ibid.

[3] p. 297, ibid.

[4] pp. 299-300, ibid.

[5] p. 301, ibid.

[6] p. 253, ibid.

[7] p. 357, El Hadj.

[8] p. 275, FM.

[9] p. 112, ibid.

[10] p. 145, SP.

[11] p. 1283, ÉDF.

[12] p. 1257, ibid.

[13] p. 1343, Robert.

[14] p. 1269, ÉDF.

[15] p. 520. Gide, André, La Porte étroite, 1909 ; Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1993.

[16] p. 537, ibid.

[17] p. 143, FM.

[18] p. 362, ibid.

[19] Aveuglement conscient ou non ? Olivier en vient à s’interroger : « Son aveuglement, près de Passavant, n’avait-il pas été volontaire ? » se demande-t-il, p. 289, FM.

[20] p. 118, FM.

[21] p. 100, Isabelle.

[22] p. 106, ibid.

[23] p. 184, ibid.

[24] pp. 183-184, ibid.

[25] p. 19, NT.

[26] p. 914, Journal t. I.

[27] p. 25, ibid.

[28] p. 107, L’Immoraliste.

[29] p. 745, Voyage au Congo.

[30] p. 1128, ENMIT.

[31] p. 169, NN.

[32] pp. 1133-1334, ENMIT.