4. La mystique de l’éblouissement

Très proche de l’aveuglement, l’éblouissement constitue au sens propre une cécité temporaire du corps ou de l’esprit. Il n’est pas étonnant dès lors qu’on la retrouve fréquemment chez Gide, sous diverses formes. Cependant, de façon plus métaphysique, ce phénomène de l’éblouissement nous intéressera d’autant plus qu’il réalise la liaison entre l’aspect visuel, une sorte d’aveuglement renversé cette fois-ci, et une révélation qui fait que rien ne sera plus comme avant pour le personnage concerné. Ainsi pour Michel, dans L’Immoraliste, l’épisode du vol des ciseaux par Moktir va provoquer cet état de redécouverte de lui-même. A la lecture du passage, la scène semble prédisposée pour voir se produire quelque chose d’inhabituel et de surprenant :

«  Une curiosité que je ne m’expliquais pas bien me faisait surveiller ses gestes[1]. »

Pourtant, contrairement à ce que le lecteur pourrait attendre, ce n’est pas sur la nature escamoteuse de Moktir que va se produire la nouveauté, mais bien sur la personnalité de Michel, mise en relief par son comportement à la vue du vol :

« Mon cœur battit avec force un instant, mais les plus sages raisonnements ne purent faire aboutir en moi le moindre sentiment de révolte. Bien plus ! je ne parvins pas à me prouver que le sentiment qui m’emplit alors fût autre chose que de l’amusement, de la joie[2]. »

L’éblouissement prend ici la forme d’une maïeutique, de ce que Michel nomme « une curieuse révélation sur moi-même[3] ».

Cette lucidité conférée par l’éblouissement se retrouve aussi chez Marceline chez qui les splendides paysages des alentours de Biskra semblent réveiller le goût pour la contemplation admirative et la réflexion solitaire :

« Elle aimait le grand air et la marche. La liberté que lui valait ma maladie lui permettait de longues courses dont elle revenait éblouie[4] » dit Michel.

 

Poussé à la réflexion, Gérard l’est aussi après la découverte d’une lettre dans la chapelle qui va lui fournir plus d’explications sur la vraie nature d’Isabelle, mais surtout lui proposer des éléments sur lesquels il bâtira une réflexion inexacte. La reconstitution des faits fondée sur une série d’extrapolations mènera Gérard au mensonge :

« une enveloppe tomba sur le plancher ; tâchée, moisie, elle avait pris le ton de la muraille, au point que tout d’abord elle n’étonna point mon regard ; non, je ne m’étonnai pas de la voir ; il ne paraissait pas surprenant qu’elle fût là. […] Je regardai la signature et j’eus un éblouissement : le nom d’Isabelle était au bas de ces feuillets[5] ! »

L’éblouissement est ici une sorte d’aveuglement partiel dans lequel le personnage de Gérard oublie tout l’environnement de la Quartfourche ainsi que ses habitants pour se focaliser sur une vieille image d’Isabelle qu’il s’est fabriquée presque oniriquement, une véritable cristallisation.

La prise de conscience d’une situation jusqu’alors non révélée ou émergeant de son caractère latent, aboutit aussi à une sorte d’éblouissement, c’est-à-dire à une crise de lucidité passagère et spontanée provoquée chez un personnage par les événements ou les actions indirectes. C’est le cas, dans Les Faux-Monnayeurs, de Bernard lorsqu’il découvre le contenu du journal d’Édouard :

« C’est par la lettre de Laura, insérée dans le journal d’Édouard, que Bernard acheva sa lecture. Il eut un éblouissement : il ne pouvait douter que celle qui criait ici sa détresse, ne fût cette amante éplorée dont Olivier lui parlait la veille au soir, la maîtresse abandonnée de Vincent Molinier[6]. » explique le narrateur.

Là encore, l’éblouissement conserve sa part d’égarement et rappelle un aveuglement dissimulé puisque Bernard va laisser de côté l’essentiel – l’amour d’Édouard pour Olivier – au profit de l’intérêt plus vain des relations de Vincent avec Laura. Pourtant, la part de lucidité est elle aussi toujours présente avec ce que peut comporter de douloureux certaines révélations. C’est ce qui se produit chez Olivier, alors qu’il est malade chez Édouard et qu’il vient tout juste de quitter Passavant :

Olivier « prit pour un singulier ce pluriel. Il crut qu’Édouard visait particulièrement Passavant et ce fut, dans son ciel intérieur, comme un éblouissant et douloureux éclair traversant la nuée qui depuis le matin s’épaississait affreusement dans son cœur[7]. »

L’ambiguïté, au delà de la méprise grammaticale, provient de l’animosité qu’Édouard porte au Comte et qu’Olivier n’ignore pas. Là encore, l’éblouissement comporte une part de réel et une part de fantasme qui réagissent ensemble pour former une réaction émotionnelle chez le personnage concerné. On rencontre à nouveau ce genre d’éclair de lucidité instantanée chez Gertrude dans La Symphonie pastorale. En effet, une fois guérie, il semble qu’avec la vue, elle découvre la réalité et soit confrontée directement à la vision désabusée de ses égarements d’avant. La vérité de ses sentiments pour le pasteur lui apparait et la pousse à la sincérité :

« Quand j’ai vu Jacques, j’ai compris soudain que ce n’était pas vous que j’aimais ; c’était lui[8]. » dit-elle au pasteur.

Par l’éblouissement, le personnage souffre d’y voir d’un coup trop clair, trop net, pour ses yeux, et c’est l’esprit qui doit succéder à la vue pour assimiler la révélation d’une réalité parfois brutale, mais plus conforme à la vérité. Cependant, chez Gide, le phénomène d’éblouissement aboutit parfois à la tromperie des sens, à l’égarement, c’est-à-dire à l’équivalent d’un aveuglement inscrit dans le temps de façon plus ponctuelle. Dans le Journal des Faux-Monnayeurs, Gide a déjà conscience qu’une fidélité sans remise en cause peut nuire à la lucidité, que la dévotion empêche parfois la vérité. Il précise :

« À mesure que G. [c’est-à-dire Ghéon] s’enfonce dans la dévotion, il perd le sens de la vérité. État de mensonge dans lequel peut vivre une âme pieuse ; un certain éblouissement mystique détourne ses regards de la réalité ; il ne cherche plus à voir ce qui est ; il ne peut plus le voir[9]. »

Lorsqu’il devient mystique, l’éblouissement n’est paradoxalement plus le signe d’une révélation, d’une illumination mais plutôt d’un repli sur soi, d’une cécité pour le monde et ceux qui l’habitent. C’était déjà le propos des Nourritures terrestres dans lesquelles Gide mettait en garde contre une forme d’absolutisme absurde et obscur, et où la recherche de Dieu cautionnait la quête de vérité, tous deux protéiformes :

« Tu ne soupçonnes pas, Myrtil, toutes les formes que prend Dieu ; de trop regarder l’une et t’en éprendre, tu t’aveugles. La fixité de ton adoration me peine ; je la voudrais plus diffusée[10]. » disait le narrateur.

Derrière chaque éblouissement, l’égarement menace son sujet et cela potentiellement chez n’importe quel personnage. Dans la deuxième partie de L’École des Femmes, Gide se propose de nous expliquer les mécanismes de l’éblouissement afin de voir comment il est lié à l’admiration aveugle. Le personnage de Gustave, digne fils de Robert, dialogue avec sa mère à propos d’un de ses camarades qu’il apprécie dans un but uniquement intéressé. Éveline écrit à son propos :

« Il le voit volontiers ; mais c’est pour l’éblouir, le dominer. […] Ce garçon plein de cœur adore Gustave et,  quand je le vois tomber en admiration devant ce que dit ou fait son ami, il me prend des envie de l’avertir, de lui dire : “Mon pauvre petit, ne t’y trompe pas ; c’est ta dévotion qu’aime mon fils ; ce n’est pas toi[11].” »

 

Comme son père, Gustave est un personnage qui impose son propre aveuglement aux autres. Cet éblouissement qu’il engendre chez son ami est fondé sur la tromperie et l’ambiguïté, mais il fonctionne parfaitement puisqu’il aboutit chez l’autre à une forme d’admiration naïve, fondée sur un lot de qualités dont Gustave n’est pourtant pas le dépositaire. Dans cela même reparaît le fantôme de la falsification, de cette fausse monnaie que les personnages des Faux-Monnayeurs s’échangeaient volontiers. Ici aussi, la dévotion portée à l’individu mène directement à l’aveuglement et à l’erreur de jugement. Gide est celui qui veut ouvrir les yeux, briser les apparences ou au moins forcer leur dépassement, celui qui ne veut pas se satisfaire de ce qui semble factice et superficiel. Ainsi, lorsqu’il considère la réalité, c’est toujours avec l’impression qu’elle ne se livre pas directement, qu’il faut chercher à voir ce qu’elle cache. Dès Les Cahiers d’André Walter, Gide est sujet à cette inquiétude :

« J’avais le sentiment de ne voir qu’une moitié des choses. Je croyais les autres initiés à des rites qu’on me cachait parce que j’étais trop jeune. […] Ces sensations devenaient si vives que, lorsque je marchais dans la rue, l’enfilade des maisons me semblait un panneau trompeur que j’aurais voulu crever : les vraies choses se passaient derrière[12]. »

L’éblouissement devient mystique et presque existentiel. Suis-je comme les autres, perçois-je les mêmes images, les mêmes visions, suis-je une conscience qui agit ou une simple marionnette devant un décor ? Il semble que nos yeux soient facilement abusés par ce qu’ils distinguent, et qu’ils participent à notre aveuglement, à notre éblouissement face au monde.

Cependant, sans aller jusqu’à nous abuser, l’éblouissement chez Gide traduit parfois simplement de l’étonnement, de la surprise ou plutôt une admiration intriguée. C’est ce que montre l’épisode si célèbre du kaléidoscope dans Si le grain ne meurt dont le fonctionnement paraît si mystérieux au jeune Gide. Cet objet est fascinant pour l’écrivain à plus d’un titre : il « propose au regard une toujours changeante rosace » et est constitué de « mobiles verres de couleur emprisonnés entre deux vitres translucides. » ; « L’intérieur de la lorgnette est tapissé de miroirs où se multiplie symétriquement la fantasmagorie des verres, que déplace entre les deux vitres le moindre mouvement de l’appareil[13]» L’intérêt de Gide pour ce jouet n’est pas étonnant puisqu’il rassemble la recherche d’une variété de points de vue et d’images différemment nuancées qui caractériseront la diversité de ses œuvres, et un savant jeu de miroirs mobiles élaborant tout un monde de reflets et de citations visuelles en quelque sorte.  Gide est subjugué par l’engin et avoue que le moindre « changement d’aspect des rosaces [le] plongeait dans un ravissement indicible ». Ainsi, dans ce cas, l’éblouissement provient de deux sentiments presque contradictoires : l’admiration du résultat et de l’ignorance du mécanisme. Le jeune Gide avoue qu’il était « autant intrigué qu’ébloui[14] ». Ces deux sentiments éphémères vont s’effacer tous les deux devant la curiosité insistante et entreprenante de l’enfant :

« bientôt [je] voulus forcer l’appareil à me livrer son secret. Je débouchai le fond, dénombrai les morceaux de verre, et sortis du fourreau de carton trois miroirs ; puis les remis ; mais, avec eux, plus que trois ou quatre verroteries. L’accord était pauvret ; les changements ne causaient plus de surprise ; mais comme on suivait bien les parties ! comme on comprenait bien le pourquoi du plaisir[15] ! »

Le mystère a disparu et le principe est à ce point assimilé par l’enfant qu’il est enrichi par ses propres apports. Cependant, l’admiration n’est plus la même et le résultat obtenu beaucoup moins admirable et artistique. Gide n’aime pas être ébloui et il préfère un résultat final flattant moins la vue mais donnant plus humblement à réfléchir. C’est ce qui se produit avec les housses des meubles du salon de ses parents qui en place donnent à la pièce une atmosphère lunaire et épurée :

« Je ne suis pas bien sûr que je n’aimasse pas mieux le salon, ainsi revêtu de son uniforme de housses, décent, modeste et, l’été, délicieusement frais derrière les volets clos, que lorsque éclatait aux regards son luxe morne et inharmonieux[16]. »

Le goût de Gide pour une sorte de sobriété protestante apparaît déjà et se traduit dans le cas qui nous intéresse par un refus de subir un éblouissement parce qu’il n’admire pas vraiment un luxe tapageur et tape-à-l’œil. Gide est celui qui préfère voiler et laisser se deviner les choses, comme lorsqu’il apprécie de voir dans leurs housses les « fauteuils beaucoup plus important que les autres et dont le faste [l]’éblouissait[17] ».

Peut-être la nature est-elle l’endroit le plus propice à dispenser une illumination du sens visuel, le seul digne de saisir l’homme dans l’instant pour lui laisser un souvenir quasi mystique et idéalisé. Lors du récit de ses promenades avec Émmanuèle, le jeune Gide s’en souvient comme d’ « un éden quotidien avant l’éveil de l’homme et la somnolence du jour. » et finit par s’écrier : « Éblouissement pur, puisse ton souvenir, à l’heure de la mort, vaincre l’ombre[18] ! ». Notre phénomène dépasse ici le domaine visuel pour s’étendre à une satisfaction idéale de tous les sens, et plus largement à une pensée heureuse et positive. C’est la réflexion sur le réel par soi, et en soi, qui provoque l’éblouissement. De même, bien plus tard, à Biskra, lorsque le printemps survient dans l’oasis, Gide est à nouveau sujet de cette sorte de ferveur reconnaissante devant la beauté de ce qu’il contemple :

« Moi-même, échappé de tout poids, j’avançais à pas lents, comme Renaud dans le jardin d’Armide, frissonnant tout entier d’un étonnement, d’un éblouissement indicibles. J’entendais, je voyais, je respirais, comme je n’avais jamais fait jusqu’alors ; et tandis que sons, parfums, couleurs, profusément en moi s’épanouissaient, je sentais mon cœur désœuvré, sanglotant de reconnaissance, fondre en adoration pour un Apollon inconnu[19]. »

La vue n’est plus la seule à être soumise à une forme d’exaltation, mais tous les sens subissent la même emprise. Ici l’éblouissement est directement lié à l’étonnement, au ravissement passif du sujet, à une part d’incompréhension qui autorise les interprétations les plus oniriques et les plus féeriques. Tout cela aboutit chez Gide à une sorte de renaissance mystique et spirituelle, une remise à neuf de la perception sensorielle comme de la réflexion intime, un peu comme si, en fin connaisseur des Évangiles, il revivait personnellement la conversion de Saül sur le chemin de Damas. Cet éblouissement-là doit être recherché pour être atteint et peut-être conféré par une puissance supérieure. Ainsi, dans Les nouvelles Nourritures, le narrateur prie Phoibos – dieu du soleil – qui doit lui permettre d’atteindre cet état :

« Apporte à ma chair la couleur et l’ardeur, à ma lèvre la soif, et l’éblouissement à mon cœur[20]. »

L’admiration de la nature suffit souvent à éblouir celui qui y est attentif et qui sait contempler sans précipitation ni préjugés ce qu’elle présente au regard. L’éblouissement devient un état où le sens propre se confond intimement avec le sens figuré. Dans son Voyage au Congo, Gide raconte comment il est « ébloui dès le matin par la splendeur, l’intensité de la lumière[21]»

 

 

Voilà donc  comment un phénomène visuel à priori négatif pouvait se métamorphoser, partir à sa propre reconquête pour devenir le point de départ d’une renaissance, d’un nouveau mode de pensée. Si la vision est empêchée, si le sens lui-même est proprement déçu, la lucidité y gagne et les yeux du cœur et de l’intelligence semblent accroître leur acuité.



[1] p. 53, L’Immoraliste.

[2] pp. 53-54, ibid.

[3] p. 53, ibid.

[4] p. 48, ibid.

[5] p. 104, Isabelle.

[6] p. 125, FM.

[7] p. 289, ibid.

[8] pp. 146-147, SP.

[9] p. 46, Journal FM.

[10] p. 72, NT.

[11] p. 1286, ÉDF.

[12] p. 214, C&P d’André Walter.

[13] p. 12, SGNM.

[14] p. 13, ibid.

[15] idem.

[16] pp. 161-162, ibid.

[17] p. 162, ibid.

[18] p. 211, ibid.

[19] p. 311, ibid.

[20] p. 172, NN.

[21] p. 815, Voyage au Congo.