Chapitre 8 : Vers une vision complexe

1. L’inconfortable révélation

Chez Gide, lorsque l’aveuglement est dépassé, que l’ignorance est repoussée et une certaine lucidité atteinte, les personnages n’aboutissent pas à une sorte de félicité ou de bien-être moral. La vision complexe apporte généralement la déception, l’insatisfaction et finalement la tristesse aux personnages qui l’exercent. Le bonheur total ne se conçoit que dans une relative ignorance de soi et des autres, dans une incompréhension rassurante du monde. Dès lors que la liberté est presque absolue, les ombres du bonheur finissent par l’assombrir et la réalité qui se laisse appréhender est peu flatteuse. Les révélations chez Gide sont rarement heureuses. Le plus lucide s’en rend compte plus rapidement. Ainsi Tirésias lors d’une discussion avec Œdipe tente de lui suggérer que son bonheur n’est peut-être pas si réel qu’il le croit :

« Pourquoi ne me croirais-je pas heureux, quand je le suis ? » demande Œdipe. Tirésias lui répond mystérieusement : « Le malade qui se croit sain n’a pas grand appétit de guérir[1]. ».

 

Œdipe peut se croire heureux tant qu’il est ignorant de la machine infernale qui le guette, mais dès qu’il aura appris à y voir clair, le bonheur lui sera refusé et l’aveuglement de son âme deviendra – nous l’avons vu – celui de sa chair. Pour son entourage, la découverte de la vérité apportera bouleversements et désolation : rupture de la famille, mise au ban de la société.

Toujours dans le domaine mythologique revisité par Gide, le personnage principal de Perséphone éprouve ce trouble du bonheur qu’occasionne la connaissance obtenue par la vue. En contemplant puis en cueillant une fleur de narcisse, Perséphone prend conscience de l’existence et de la nature des Enfers, ainsi que des malheureuses créatures qui les peuplent. La naïveté et l’innocence de la jeune fille vont disparaître, entraînant aussi sa joie de vivre et son insouciance :

« Nymphes, mes sœurs, mes compagnes charmantes,

Comment pourrais-je avec vous, désormais,

Rire et chanter, insouciante,

À présent que j’ai vu, à présent que je sais

Qu’un peuple insatisfait souffre et vit dans l’attente[2]. »

La vision est donc le vecteur privilégié de l’accès à la connaissance mais elle amplifie aussi les orientations naturelles du sujet avec les conséquences que cela suppose. En ce qui concerne Perséphone, jeune fille sensible et attentionnée, la découverte du narcisse puis de la détresse des Enfers, déterminera la décision de retourner périodiquement sous terre, et donc d’engendrer les saisons. Voir devient donc une action puissante qui engage et peut influer sur la réalité :

« Crois-tu qu’impunément se penche sur le gouffre

De l’enfer douloureux un cœur ivre d’amour ?

J’ai vu ce qui se cache et se dérobe au jour

Et ne puis t’oublier, vérité désolante[3]. » dit Perséphone à sa mère Déméter.

Le passage de la quiétude tranquille à l’insatisfaction et à l’interrogation est un motif cher à Gide, autant comme individu que comme auteur. Cette fonction d’inquiéteur lui tient beaucoup à cœur et se retrouve tout au long de son œuvre. Déjà présent ponctuellement dans Paludes, qui annonce le traitement beaucoup plus vaste, global et généralisé qui en sera fait dans Les Nourritures terrestres, puis encore après dans Les nouvelles Nourritures, ce motif apparaît à propos d’Angèle, lors d’une discussion entre le narrateur et Hubert :

« Hubert à la fin s’excita : “Pourquoi veux-tu donc la troubler, si elle heureuse comme cela ?

— Mais elle n’est pas heureuse, mon cher ami ; elle croit l’être parce qu’elle ne se rend pas compte de son état ; tu penses bien que si à la médiocrité se joint la cécité, c’est encore plus triste.

— Et quand tu ouvrirais ses yeux ; quand tu aurais tant fait que de la rendre malheureuse ?

    Ce serait déjà bien plus intéressant ; au moins elle ne serait plus satisfaite ; — elle chercherait[4].” »

 

On retrouve ici en germe tous les éléments de notre vision complexe, que ce soit le personnage faussement heureux et victime de son aveuglement, le personnage lucide qui semble en savoir plus que le premier sur ses mécanismes secrets et qui aimerait lui ouvrir les yeux, ou le bonheur candide qui pourrait se transformer en insatisfaction déçue. Ici, le narrateur se plait à mettre en lumière les manques et les mensonges de son entourage afin d’en observer le résultat et, éventuellement de s’en inspirer pour son livre. Sur ce point, le narrateur annonce le personnage d’Édouard, le romancier qui se mêle de la vie des autres pour pouvoir procéder à son analyse et composer son improbable roman.

Dans L’École des Femmes, l’accès à la connaissance et à la conscience s’effectue plus ou moins agréablement et positivement selon l’évolution des relations entre Robert et Éveline, et leur découverte mutuelle. Peu après leur rencontre, lorsque Robert initie Éveline à la peinture, celle-ci en ressent une vive joie et une satisfaction que doit renforcer la fierté d’avoir pu conquérir un homme qu’elle admire tant :

« Je ne parvenais pas à partager aussitôt sa prédilection pour des fresques qui me paraissaient encore bien informes, mais je sentais que tout ce qu’il  m’en disait était juste, et mes yeux s’ouvraient à beaucoup de qualités que je n’aurais pas su apprécier toute seule[5]. »

La révélation d’Éveline pour la beauté de l’art pictural aboutit à une meilleure connaissance et à un épanouissement personnel très positif. À mesure que le récit avance, ses relations avec Robert évoluent et le bonheur factice qu’elle s’est inventé l’empêche de voir la réalité. Au moment où elle s’en rendra compte, Éveline commencera à y voir clair sur Robert comme sur son entourage. La tristesse de son amie Yvonne déterminera l’amorce de ce retour au réel :

« J’ai beaucoup vu Yvonne ces derniers temps. Je sens en causant avec elle, combien facilement devient égoïste le bonheur. […] Je n’avais de regards que pour [Robert] et ne me suis aperçue que jeudi dernier de la mauvaise mine d’Yvonne. Mes yeux se sont ouverts tout d’un coup, ou plutôt le nuage éblouissant dans lequel je vivais s’est déchiré[6] ».

Cette fois-ci, la fin de l’aveuglement correspond bien à une désagréable surprise pour son sujet et le bonheur cède la place à la vérité. Le personnage d’Éveline est bien celui de la perpétuelle quête de lucidité. Jeune femme innocente et naïve, Gide lui fait subir le parcours qui doit la faire passer de la candeur à la sagacité, mais aussi de l’enchantement à la tristesse et à la laideur du monde. Ainsi, la coupure entre les deux parties de L’École des Femmes correspond à la principale révélation : celle de la véritable nature de Robert. Cette ellipse n’est pas gratuite et prive le lecteur de toute une partie du récit annoncée par ce qui précédait. Gide ne se résout pas à consigner l’explicite en tant qu’auteur. Le bond temporel de vingt ans lui permet de recréer chez le lecteur cette curiosité pour savoir où en est arrivée Éveline de son évolution. Ses yeux continuent de s’ouvrir et de mettre à distance ses propres égarements de jeunesse, et cela dans tous les domaines, y compris la littérature :

« Quand j’étais jeune, je ne savais voir dans ces vers que de la redondance ; ils me paraissais ridicule, comme souvent ce que l’on ne comprend pas bien[7] » écrit-elle à propos de l’Émilie de Corneille.

Son éveil voit s’effriter ses illusions à mesure que l’acuité de son regard augmente et elle ne cesse de mesurer à quel point elle a pu se méprendre sur la vie, sur la famille et sur les atavismes qui lui sont propres. Aussi, ses derniers espoirs disparaissent-ils quant à Gustave :

« Et tandis que je me déprenais de Robert et me croyais devenue très perspicace, reportant mes regards et mes espérances vers Gustave, je pensais d’abord : lui, du moins[8]… » constate tristement Éveline.

Tout devient clair pour elle et seule son aînée, Geneviève, saura rester conforme à l’idée qu’elle se faisait de l’honnêteté morale et du bon sens. C’est au moment où elle est la plus perspicace qu’Éveline devient la plus désespérée et décide d’orienter sa vie vers un autre but : aider les personnes en détresse. À la manière de Gertrude dans La Symphonie pastorale, Gide amène ses personnages à une vérité qui finira par leur être fatale, comme si la vision totalement limpide du monde ne pouvait déboucher que sur la mort ou la folie. Dans sa dernière œuvre, Thésée, Gide organise le dialogue de celui-ci avec Œdipe[9]. C’est l’occasion de s’expliquer sur la dichotomie entre le monde réel que nous percevons si mal et si injustement, et le monde spirituel, siège de la vérité mais tellement difficile à appréhender. Thésée se fait le porte-parole de notre perplexité :

« Je ne chercherai pas à nier, lui dis-je, l’importance de ce monde intemporel que, grâce à ta cécité, tu découvres ; mais ce que je me refuse à comprendre, c’est pourquoi tu l’opposes au monde extérieur dans lequel nous vivons et agissons[10]. » demande Thésée à Œdipe.

La réponse est certainement liée à notre vision complexe qui ne parvient jamais totalement à faire cohabiter la clairvoyance et le bonheur, ni la vérité avec la liberté. Dans l’œuvre de Gide, les nourritures terrestres semblent définitivement isolées des nourritures célestes.

Des révélations, Gide en affronte aussi ailleurs que dans ses livres, et c’est  Si le grain ne meurt qui nous les rapporte. La première d’entre elles concerne sans doute logiquement Émmanuèle pour qui le jeune Gide est plein d’attentions et de sentiments, et dont la secrète tristesse ne s’était jamais exprimée ouvertement :

« Ce fut la révélation totale et brusque d’un monde insoupçonné, sur lequel tout à coup mes yeux s’ouvrirent, comme ceux de l’aveugle-né quand les eut touchés le Sauveur[11]. »

L’analogie visuelle est toujours présente et amplifie l’intensité de la découverte pour l’enfant. Là encore, les yeux percent un mystère assez gris et dont la connaissance n’apportera qu’accablement et nouveaux soucis à l’auteur, comme lorsque Gertrude – peut-être cet aveugle-né auquel Gide fait allusion – retrouve la vue du corps. Peu après, Gide assiste aux frasques – déjà décrites dans La Porte étroite – d’une de ses tantes et ne réalise la tristesse d’Émmanuèle qu’en sentant sa propre joue humide. L’enfant assiste de façon quasi clandestine aux troubles de la famille de sa cousine qui dépassent largement l’apparence calme du bonheur :

« Elle ne s’était pas relevée. Je ne compris pas aussitôt qu’elle était triste. C’est en sentant ses larmes sur ma joue que tout d’une coup mes yeux s’ouvrirent[12]. »

 La révélation se fait à nouveau de façon soudaine et imprévue, et la clarté qui en résulte est mise en valeur par la métaphore visuelle. Une fois de plus, Gide est celui qui ouvre les yeux sur le monde et ses individus, celui qui garde les yeux ouverts en toute sincérité et intégrité, celui qui a déjà l’intuition de ce qu’il nomme « l’invisible réalité[13] ».

Plus tard, une autre révélation, esthétique cette fois, se produit dans le bel atelier d’Albert Démarest qui flatte « le regard et l’esprit[14] » et duquel  émane « une harmonie sévère, pourpre et presque ténébreuse[15] ». Pour le jeune Gide, la conclusion est terrible :

« Ce jour-là, tout à coup, mes yeux s’ouvrirent, et je compris aussitôt combien l’ameublement de ma mère était laid[16] ».

Selon un modèle récurrent, la connaissance d’un nouvel état se produit brusquement et à la manière d’un grand flash lumineux qui vient impressionner la sensibilité de l’observateur. Le recours à une image utilisant le sens de la vue semble usuel à Gide qui l’utilise même pour d’autres personnes que lui, lorsqu’elles se sont rendu compte de la réalité : c’est le cas de sa mère à propos des leçons de piano de son fils, sa mère, « dont les yeux enfin s’étaient ouverts sur la médiocrité des leçons de piano que j’avais reçues jusqu’alors[17] ». Cependant, la prise de conscience est le plus souvent un phénomène individuel – voire intime – et qui concerne Gide lui-même. Comme nous l’avons vu, le choix de l’auteur ou de ses personnages privilégie toujours la liberté et la vérité sur le bonheur et l’insouciance. C’est comme s’il se dégageait une éthique de notre vision complexe dont le but conscient ou non, est avant tout la sincérité éclairée, même au prix de la tristesse et de l’insatisfaction.



[1] p. 285, Œdipe.

[2] p. 313, Perséphone.

[3] pp. 326-327, ibid.

[4] p. 102, Paludes.

[5] p. 1260, ÉDF.

[6] p. 1271, ibid.

[7] p. 1279, ibid.

[8] p. 1285, ibid.

[9] À la date du 18 janvier 1931, Gide consigne dans son Journal : « Et j’imagine, en manière d’épilogue, un dialogue entre Œdipe et Thésée. Je songe à une vie de Thésée (oh ! j’y songe depuis longtemps) où se placerait (ce que j’invente seulement aujourd’hui, dans le train qui m’emmène à Cuverville), une rencontre décisive des deux héros, se mesurant l’un à l’autre et éclairant, l’une à la faveur de l’autre, leurs deux vies. », p. 1022, Journal t. I.

[10] p. 1452. Gide, André, Thésée, 1946 ; Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1993.

[11] p. 123, SGNM.

[12] p. 125, ibid.

[13] p. 131, ibid.

[14] p. 234, ibid.

[15] p. 233, ibid.

[16] p. 234, ibid.

[17] p. 235, ibid.