2. Les personnages extralucides

Certains personnages semblent posséder une vision presque globale de la réalité et un discernement supérieur à celui de leurs homologues. Nous avons déjà évoqué quelques uns d’entre eux. Ainsi, dans Œdipe, Tirésias le devin est contraint d’oublier les apparences trompeuses que pourraient lui proposer ses yeux de chair « pour mieux laisser s’ouvrir ceux de l’âme[1]. » Il est celui qui distingue déjà la fin des événements dans leur commencement, celui qui distribue les indices afin que les autres personnages trouvent progressivement leur chemin au travers du dessein des dieux. Il est enfin le témoin passif mais omniscient de l’ironie des dieux et de la folie des hommes. Ce puissant avantage lui confère une vision désabusée de la race humaine, qui l’empêche d’« imaginer aucun homme sans souillure[2]. » Il est l’intermédiaire des dieux pour les hommes en informant ceux-ci des pénitences requises (« Dieu n’attendait point de toi ce nouveau forfait, en paiement de tes premiers crimes, mais simplement ton repentir[3]» dit-il à Œdipe) ou des bienfaits à espérer (« Une grande bénédiction est promise par eux à la terre où reposeront ses os[4] » annonce-t-il). Cependant, ce détachement terrestre nécessite paradoxalement qu’il utilise un intermédiaire entre le monde et lui, ce que fait Polynice :

« Les morts déjà ne se comptent plus. Polynice, avec qui je me promenais tantôt, voyant ce que je ne peux voir, te dira[5]… » dit Tirésias.

La vision complexe de nos personnages extralucides contribue à les détacher un peu plus du monde réel et de leur seul point de vue personnel : la vision se fait plus générale, plus large ; on voit de plus loin, comme à distance, sans identification véritable, sans se sentir aussi concerné qu’un personnage, de manière plus spontanée.

Il existe une autre sorte de personnage philosophe et sage qui, un peu à la manière de Tirésias, peut se permettre de porter un regard profond et pertinent sur le monde, d’autant qu’il s’en est mis à l’écart. C’est Ménalque, dans L’Immoraliste, personnage qui relève de l’ermite, du philosophe, de l’ascète, comme une sorte de Théodore Monod de son époque. Il est l’homme du « dédain[6] » et de la « supériorité[7] » tranquilles face à ses contemporains corrompus par la société, il est celui qui se divertit du réel et du naturel (« je tiens la sobriété pour une plus puissante ivresse ; j’y garde ma lucidité[8] »), celui qui cultive et exalte la curiosité de soi et des autres. Pour Michel, Ménalque est celui qui est arrivé à « vivre sa sagesse[9] » en toute intégrité et lucidité quant au monde qui l’entoure.

D’autres personnages semblent posséder une vue perspicace sur les événements qui se déroulent devant eux. C’est le cas du père d’Éveline dans L’École des Femmes qui avait justement perçu la nature exacte de Robert, contrairement à sa fille. Bien que d’intelligence tout à fait banale, il a su s’apercevoir que Robert n’est pas tel que sa fille l’imagine et qu’il donne le change aux autres et à lui-même. Il est celui qui ne se laisse pas aveugler par les apparences, qui ne croit pas ce qu’il voit :

« — Que veux-tu ? Je suis ce que ta mère appelle un sceptique[10]. » dit-il à Éveline, à la fin d’une discussion à propos de Robert.

Bien plus tard, Éveline conviendra qu’il avait vu juste et lui rendra hommage. Geneviève aussi est douée malgré son jeune âge d’une sagacité remarquable, notamment en ce qui concerne les actes de son père. Par exemple, elle perçoit aussitôt les motivations de Robert lorsqu’il propose son recueil des Fleurs du Mal à Sara :

« Il tira aussitôt d’une petite bibliothèque tournante, sur le piano, un volume dont sans doute il avait souci de faire admirer la reliure, car il devait bien penser que Sara réciterait par cœur[11]. »

Geneviève distingue instinctivement la finalité des actions de Robert qui se rapporte presque toujours à lui-même, pour le mettre en valeur ou le faire briller. Robert est le personnage de l’apparence qui s’efforce de susciter l’admiration la plus élémentaire, la plus directe chez ses interlocuteurs, combler les yeux afin de mieux égarer l’entendement. Dans Isabelle, l’abbé semble posséder un regard qui transperce la matière et dont la lucidité se limite à deviner justement ce qui est volontairement dérobé aux regards :

« Ses yeux visaient au bon endroit, comme si ma veste eût été transparente[12] » constate Gérard.

L’impatience et la curiosité de lire la lettre d’Isabelle semblent exacerber l’acuité de l’abbé et faire naître chez lui une véritable clairvoyance. L’avidité motive la sensibilité des sens de ce personnage. De la même façon, peu après, Mme de Saint-Auréol bénéficiera des mêmes pouvoirs face à Mme Floche dans une scène que Gérard observe à la dérobée :

« — Allons ! donnez-moi ces billets ! Pensez-vous que sous votre mitaine je ne voie pas se froisser le papier ? Me croyez-vous aveugle ou folle[13] ? »

Cette fois-ci, c’est l’avidité financière qui décuple la lucidité du personnage, comme si la vénalité cupide pouvait seule servir de motivation suffisante à la clairvoyance de la baronne. Ce n’est pourtant pas du tout le cas de Gide pour qui la clairvoyance semble constituer le meilleur moyen de se connaître vraiment, de voir clair sur soi comme sur les autres. L’importance de la sincérité devient une sorte d’obsession, de quête mystique, comme le souligne Roger Bastide :

« Toute la morale de Gide réside en ce besoin de sincérité profonde, en cette soif de clarté, sur soi et sur les autres[14] ».

Gide est d’abord celui qui veut motiver la confrontation avec le réel et la vérité, celui qui voudrait garder les yeux ouverts et l’esprit clair, mais aussi ouvrir les yeux de tous ses contemporains. Cela est surtout sensible dans ses récits de voyages. Déjà lors de son voyage en Afrique équatoriale française, il s’arme de rigueur et d’intégrité lorsqu’il écrit dans son Voyage au Congo : « Je ne veux tenir pour certain que ce que j’aurai pu voir moi-même, ou pu suffisamment contrôler[15]. » Pour atteindre la sincérité, le regard doit être vierge de préjugés et déjouer perpétuellement le piège des apparences. Gide n’est pas quelqu’un qui se laisse abuser, et s’il s’en aperçoit, il ne réagit par forcément comme on l’attend, à la manière de Michel, il ne se sent pas obligé d’intervenir, s’en divertit et s’en interroge plutôt. Dans le Retour du Tchad, il précise pour son lecteur :

« Qu’on ne croie pas que je m’aveugle : parmi nos gens nous avons eu quelques crapules – et même je tiens pour un farceur le charmant et très intelligent Zigla qui nous servait d’interprète[16]. »

C’est pourtant au retour d’un autre voyage, après avoir sans doute bien médité sur ses responsabilités de témoin occidental, que Gide sera le plus net dans son désir de sincérité et de lucidité. Après être allé en U.R.S.S., avoir constaté la réalité du communisme puis perdu peu à peu ses illusions et son enthousiasme, il écrit, dans l’avant-propos du Retour de l’U.R.S.S. :

« Ceux qui m’approuvaient de chercher, au Congo, quittant l’auto des gouverneurs, à entrer avec tous et n’importe qui en contact direct pour m’instruire, me reprocheront-ils d’avoir apporté en U.R.S.S. un semblable souci et de ne me laisser point éblouir[17] ? »

La sincérité et l’intégrité gidiennes vont de pair avec sa disponibilité : il ne veut pas choisir ou qu’on choisisse pour lui ce qu’il va voir et qui il rencontrera, son désir est d’aboutir à une vision réaliste et globale, puis de pouvoir la retranscrire et d’en faire ainsi bénéficier ses lecteurs. Le Gide clairvoyant est parfois supplanté par le Gide devin, qui peut raisonnablement annoncer ce qu’il a lui même découvert. Dans ses Retouches à mon « Retour de l’U.R.S.S. », il est encore celui qui veut redonner la vue à ses semblables lorsqu’il écrit :

« Tôt ou tard, vos yeux s’ouvriront ; ils seront bien forcés de s’ouvrir. Alors vous vous demanderez, vous les honnêtes : comment avons-nous pu les maintenir fermés si longtemps[18] ? »

Ce souci  de voir clair et loin sur ce qui l’entoure transparaît aussi dans ses œuvres de fiction où les appels à la réflexion et à la contemplation sont fréquents. Déjà, dans Les nouvelles Nourritures, il invitait son lecteur à mieux considérer sa propre existence, à prendre le temps  de s’examiner pour mieux se mettre en perspective face au monde : « Tu n’admires pas comme il faudrait ce miracle étourdissant qu’est ta vie[19] ».  Cette interpellation de son lecteur, à la manière d’un ami, est encore le fait de la relation de confiance et de franchise qu’il voudrait instaurer entre eux. D’autres personnages sont en quête de lucidité et d’honnêteté. C’est le cas d’Éveline dans L’École des Femmes, que son journal va aider dans sa lutte contre le mensonge et l’égarement, mais lors de sa convalescence sentimentale, vingt ans après sa déconvenue à propos de son mari. Par une curieuse mise en abyme, Éveline se jette dans l’écriture un peu à la manière de son créateur :

« J’écrirai afin de m’aider à mettre un peu d’ordre dans ma pensée ; afin de tâcher d’y voir clair en moi-même[20] ».

C’est ce même souci de sincérité, comme hérité de sa mère, que l’on retrouve dans Geneviève, sous la plume du personnage éponyme. Ici, la vérité sera livrée de la façon la plus directe possible, sans périphrases, sans précautions oratoires ; pour elle, les mots sont des pièges qui courbent parfois la pensée la plus droite :

« Mon récit n’a raison d’être que parfaitement franc ; si cette franchise prend parfois couleur de cynisme, je crois que cela vient surtout de l’habitude invétérée qu’on a de regarder de travers et de n’aborder point, ou qu’avec un tas de circonlocutions rassurantes, certains sujets que je me propose de regarder en face, comme ils méritent de l’être[21]. »

Pour Geneviève, la sincérité est la première vertu d’un récit et l’écriture doit comporter le réalisme du témoignage et la précision scientifique d’une dissection, mais une dissection sociale cette fois-ci. Cette préoccupation constante fait contraste avec les mécanismes qui régissaient la duplicité des actions et des pensées de Robert. Porter un regard clair sur autrui, sans se laisser abuser par ce que l’on pense ou ce que l’autre donne à voir, est aussi une qualité selon Mme Parmentier et énoncée par la bouche de sa fille Gisèle lors d’une discussion avec Geneviève et Sara :

« il y a beaucoup plus de gens aimables qu’on ne croit, et qu’il suffit souvent, pour mieux aimer, de mieux comprendre et pour mieux comprendre, de mieux regarder[22]. »

Cette profession de foi, derrière laquelle on imagine bien Gide, constitue une sorte de garantie contre l’insatisfaction que procurent les apparences et le danger qu’elle représente. On imagine le sentiment dubitatif de Geneviève devant une telle déclaration alors qu’elle est une victime type de l’image truquée et manipulée qu’on peut donner de soi. Difficile aussi pour elle de ne pas songer à sa mère dont la vie a été gâchée par son incapacité à voir clair, à « mieux regarder » pour « mieux comprendre » Robert. Ainsi, malgré les leçons qu’elle pense avoir tiré de la situation de ses parents, Geneviève écoute attentivement les paroles désabusées de Gisèle :

« Ma pauvre Geneviève, un jour tu te laisseras séduire, tout comme une autre, en dépit de tes belles résolutions ; ou, qui pis est, tu croiras découvrir dans ton séducteur une intelligence extraordinaire et des tas de vertus qui n’existeront que dans ton imagination. Tu sais pourtant bien déjà ce que c’est de s’éprendre et qu’alors l’on n’est plus du tout maître de soi[23]. » dit Gisèle.

En amour plus qu’ailleurs, les apparences sont trompeuses et le cerveau se laisse parfois inconsciemment abuser et aveugler par le cœur. Être lucide dans cette situation, c’est accepter de savoir qu’on peut être séduit malgré soi et se voir leurrer par une personne aux dehors charmants. Le mérite de Gide réside peut-être dans cette sincérité, cette bonne foi volontairement consciente des risques qu’elle peut courir et de ses limites. Dans Si le grain ne meurt, il n’hésite pas à s’étendre sur cette très problématique sincérité absolue qui l’obsède et qu’il désespère d’atteindre. Très tôt, le jeune Gide va découvrir que tromper les autres, c’est aussi se tromper soi-même et édifier son propre égarement, ses propres faiblesses. Lorsqu’il se fait passer pour plus malade qu’il n’est réellement aux yeux des médecins, il se rend compte du personnage que ce choix l’oblige à jouer :

« Après tout, puis-je prétendre en savoir sur moi-même plus long que ces messieurs ? En croyant les tromper, c’est sans doute moi que je trompe[24]. » écrit-il, à propos des médecins.

Le jeune Gide découvre que pour se jouer quelqu’un, il faut accepter de jouer un autre soi-même, un personnage qui n’est plus soi, ni tout à fait quelqu’un d’autre. Cette ambiguïté ne lui plait pas et la voie de la sincérité lui semble plus honorable. C’est scrupuleusement qu’il va tendre vers la franchise dorénavant, comme lors d’une discussion avec son ami Abel au cours de laquelle il se refuse à simuler des sentiments qu’il ne ressent pas :

« Il attendait sans doute quelque parole de sympathie, et je ne savais trop que lui dire, répugnant à marquer plus d’émotions que je n’en éprouvais[25]. »

Gide apprend à se connaître et à s’écouter, refusant ainsi de se trahir, de feindre de faux sentiments. Il apprend aussi à se respecter et élabore progressivement et inconsciemment ce qui deviendra sa morale, son éthique : être soi avant d’être quelqu’un. C’est ainsi que plus tard, il va énoncer son credo :

« Je me persuadais que chaque être […] avait à jouer un rôle sur la terre, le sien précisément, et qui ne ressemblait à nul autre ; de sorte que tout effort pour se soumettre à une règle commune devenait à mes yeux trahison[26] ».

 

À partir de là, plus rien ne sert de feindre ou de dissimuler sa vraie nature, c’est dans la franchise que pourra se manifester l’épanouissement, c’est dans la connaissance de soi que doit résider sa propre réussite. Cette sorte de prédestination positive devait servir de point de départ à l’élaboration d’un être neuf, unique et sans compromission. C’est une nouvelle manière d’envisager l’image dérobée que nous suggère Gide dans ces pages : chaque être doit s’attacher à rester fidèle à son image, et, dans cette harmonie, à assumer le rôle qui lui a été choisi. Par la sincérité, la vision complexe dont nous avons parlé doit permettre d’y voir clair sur soi comme sur les autres, dans le renoncement à être la dupe ou l’auteur de la moindre duplicité.



[1] p. 286, Œdipe.

[2] p. 261, ibid.

[3] p. 301, ibid.

[4] p. 303, ibid.

[5] p. 261, ibid.

[6] p. 105, L’Immoraliste.

[7] idem.

[8] p. 107, ibid.

[9] p. 121, ibid.

[10] p. 1263, ÉDF.

[11] p. 1365, ibid.

[12] p. 115, Isabelle.

[13] p. 148, ibid.

[14] p. 43, Anatomie d’André Gide.

[15] p. 695, Voyage au Congo.

[16] p. 933, Le Retour du Tchad, in Journal, t. II, op. cit.

[17] p. 16, Retour de l’U.R.S.S.

[18] p. 806. Gide, André, Retouches à mon « retour de l’U.R.S.S. », 1937 ; Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 2001.

[19] p. 169, NN.

[20] p. 1279, ÉDF.

[21] p. 1360, Geneviève.

[22] p. 1367, ibid.

[23] p. 1407, ibid.

[24] pp. 113-114, SGNM.

[25] p. 151, ibid.

[26] p. 274, ibid.