2. La spiritualité du regard

On connaît l’importance capitale qu’aura eue pour Gide l’influence de la religion, bien sûr dans sa vie (où même l’amour pour sa cousine devenait une sorte de dévotion), mais aussi sur ses œuvres littéraires (il suffit de se reporter ne serait-ce qu’à leurs titres, fréquemment d’inspiration biblique, pour s’en rendre compte). Il n’est pas étonnant donc de retrouver ces convictions à l’intérieur de ses œuvres et de les voir ainsi impressionner le motif du regard. La forme particulière de spiritualité qui en résulte s’exprime par une quête de Dieu. La vision devient ainsi un moyen privilégié de se rapprocher de Lui, de le comprendre et de l’appréhender. Paradoxalement pour Gide, on ne cherche pas Dieu en se détachant du monde mais plutôt en le scrutant intensément. « Est-ce bien sûr qu’il faille s’aveugler pour te voir et qu’en regardant bien, au contraire, on ne te contemplerait pas, ô mon Dieu ! », s’interroge André Walter[1]. Cependant, si contempler le monde ramène toujours l’observateur à Dieu, il faut finalement délaisser chaque chose pour le trouver. C’est ce que le narrateur des Nourritures terrestres énonce dès le premier chapitre :

« Chaque créature indique Dieu, aucune ne le révèle.

Dès lors que notre regard s’arrête à elle, chaque créature nous détourne de Dieu[2]. »

Il est capital de garder un regard neuf et mobile pour distinguer l’important dans toute chose, le point commun qui est, selon Gide, le Créateur. Cette idée, Gide l’avait déjà énoncée en tant que narrateur dans La Tentative amoureuse, en guise de pieuse et méditative conclusion :

« les choses ne sont pas des buts ou des obstacles […] ; il les faut seulement dépasser. Notre but unique ; nous ne le perdrons pas de vue, car on le voit à travers chaque chose[3]. »

Cette manifestation sensorielle, et plus particulièrement visuelle, prédispose le regard à devenir le révélateur divin. Gide procède à la réconciliation entre le spirituel et le matériel, de la même façon qu’il avançait la prédominance des Nourritures terrestres face aux nourritures célestes. Le corps n’est plus honteux et doit être assumé comme l’esprit. Cependant, si le regard permet de s’approcher de Dieu, il n’est jamais question de compréhension ou de domination : « Posséder Dieu, c’est le voir ; mais on ne le regarde pas[4]. » déclare le narrateur des Nourritures terrestres. Ainsi, c’est la constance d’un regard mouvant qui peut permettre à l’observateur de trouver Dieu, d’asseoir davantage sa sagesse personnelle.

Pour Gide, le regard ne doit jamais se détourner de la quête de Dieu, et donc ne pas s’arrêter en chemin sur de simples objets. C’est ici qu’intervient la lucidité dans l’exercice de la vision, afin de permettre à celui qui examine le monde de ne pas s’égarer, de ne pas s’aveugler, de ne pas perdre de vue le but sacré de sa contemplation. Ce risque est mis en évidence par le narrateur des nouvelles Nourritures :

« il s’agit de contempler Dieu du regard le plus clair possible et j’éprouve que chaque objet de cette terre, que je convoite, se fait opaque, par cela même que je le convoite, et que le monde entier perd aussitôt sa transparence, ou que mon regard perd sa clarté de sorte que Dieu cesse d’être sensible à mon âme, et qu’abandonnant le Créateur pour la créature mon âme cesse de vivre dans l’éternité et perd possession du royaume de Dieu[5]. »

La substitution sacrilège des conséquences à la cause aboutirait à l’égarement du fidèle en quête de Dieu. Sur ce point la sagesse de l’observateur doit l’aider dans son cheminement et lui assurer la constance nécessaire. Ainsi, pour éviter que l’auteur ne soit confondu avec l’instrument, Tirésias défend la prédisposition des aveugles à n’être pas influencés par les apparences du monde, à être à même de conserver, tournés de façon obstinée, leurs regards vers Dieu. Selon Tirésias dialoguant avec Créon, Dieu « n’inspire tout à fait bien que les aveugles[6] » et on peut en effet penser que c’est un moyen radical mais efficace de lutter contre la perversion et l’aveuglement provenant du monde, tels que les subit un personnage comme Œdipe.

Cependant, le Dieu de Gide n’est pas fondamentalement celui qui condamne et sanctionne, mais d’abord celui qui conserve un œil attentif sur ses créatures et est à même d’apprécier leurs actions. Il est le gardien bienveillant de son petit troupeau d’âmes pécheresses. Dans Les Cahiers et Poésies d’André Walter, Gide déclare qu’il « faut une Providence ; un Dieu ne suffit pas, il faut qu’il vous voie ; cela ne suffit pas encore, il faut qu’il aime ; après, tout le reste est égal[7]» L’idée directrice d’un Dieu positif et plein d’attention et d’amour pour sa création est exprimée ; l’image d’un être quasi-invisible, tutélaire et uniquement menaçant ne plaît pas à Gide et il ne veut pas s’en satisfaire. Ainsi, il reprend parfois le discours habituel des prêtres pour ses personnages, comme lors de l’entretien[8] de Robert avec l’abbé Bredel où celui-ci tente de convaincre le malheureux accidenté que Dieu saura malgré tout voir ce qui est bon dans son cœur. L’idée d’une action invisible, uniquement reconnue et valorisée aux yeux de Dieu existe aussi chez Éveline. L’abbé Bredel essaie en vain de lui montrer « la beauté du renoncement […] “Aux yeux de Dieu[9]” » à propos de son mariage avec Robert et de la difficulté qu’elle éprouve à l’assumer, maintenant qu’elle connaît la vraie nature de Robert.

Dans le prolongement de la figure bénéfique d’un être supérieur craint et admiré de ses fidèles, Gide semble élaborer le personnage du Prince dans El Hadj.  En effet, il est celui qui guide et dirige son peuple, mais dont la vision est extrêmement restreinte et réservée à quelques chanceux privilégiés. Pour El Hadj lui-même, voir est perçu comme la récompense de sa foi et c’est par le chant que se traduit son désir : « Prince ! quand jamais te verrai-je[10] ? » s’exclame-t-il. Ainsi, El Hadj devient l’intermédiaire entre le Prince et son peuple à tel point que le Prince ne semble parfois plus exister que par son serviteur. « c’est en ta foi que je repose ; en ta croyance en moi je puise la certitude de ma vie[11]. » dit le Prince à El Hadj. Puis, une fois le Prince mort, fidèle à son rôle de prophète, El Hadj parvient à garder l’illusion pour le peuple qu’il est toujours dirigé et mené par son souverain : seule la confiance rend ce phénomène possible. Il en va de même pour le Dieu gidien : c’est la foi qui permet de garder sa trace et d’espérer pouvoir le contempler.

Dans cette quête de Dieu, la connaissance de soi occupe une place importante puisque Dieu est susceptible de s’y refléter comme dans tout autre élément du monde. Il faudra la lucidité suffisante pour apprendre à se connaître et savoir de quelles qualités nous renvoyons le reflet. Dans Œdipe, Antigone explique à Polynice comment se manifeste son Dieu : « C’est au contraire moi qui reflète. Il n’est nulle vertu qui n’émane de Lui[12]. » dit-elle. Pour Gide, l’épanouissement personnel, la construction progressive de son être comptent avant tout et c’est comme référence qu’intervient Dieu. Il s’en explique par la plume de Robert :

« L’homme qui croit penser par lui-même et qui détourne de Dieu son cerveau-miroir cesse à proprement parler de réfléchir. La pensée la plus belle est celle où Dieu, comme un miroir, peut proprement se reconnaître[13]. »

Ainsi la richesse personnelle devient à son tour le refuge de Dieu et constitue une façon de résoudre la quête du divin qui a toujours tourmentée les hommes. Gide suggère librement de rassembler la secrète élaboration mentale de chaque être avec la recherche commune d’une entité supérieure. Nous avons vu comment la mise en œuvre d’une spiritualité du regard pouvait y contribuer.

L’épanouissement personnel est fondamental pour Gide et nous avons déjà pu voir de quelle manière il désirait au travers de ses œuvres motiver l’avènement d’un être neuf, d’un regard net et pénétrant. Cet éveil de la conscience doit passer, pour Gide, par un « Gnwqi seauton[14] » visuel, c’est-à-dire un « Connais-toi toi-même » socratique fondé d’abord sur le regard : on ne peut tenter de se connaître bien qu’en s’observant. Selon Roger Bastide, il faut voir dans cette préoccupation une conséquence de la quête  dont nous venons de parler :

« Gide a appris, avant tout, auprès de lui [Dieu] la science de l’observation, au point que pour se connaître lui-même, il doit d’abord se regarder, qu’il ne se découvre que par la méditation du miroir, donc comme être de nature, et non comme être spirituel[15]. »

Pourtant Gide complique encore ce mécanisme du retour vers soi. Non seulement, il va s’étudier de façon fine et infatigable, mais il va se servir du monde qui l’entoure pour parachever ses investigations. Il va tenter de sortir de lui-même pour s’examiner face au paysage, va rechercher inlassablement sa propre trace, son propre reflet chez les êtres qui posent leur regard sur lui. Cette laborieuse mais vertigineuse quête de soi aboutit plus ou moins directement à l’écriture du Journal. Selon Roger Bastide, il s’agit bien d’un « effort de construction personnelle : Gide butine, il recueille, il se contemple dans le regard de ceux qui l’entourent, il suit le tracé de ses gestes dans les conséquences qui s’en dégagent[16]. » Cependant, comme à son habitude, Gide cultive une certaine ambiguïté face à cet idéal platonicien. Les limites apparaissent, même si elles ne semblent pas diminuer la portée générale d’une telle devise personnelle. Ainsi, dans les nouvelles Nourritures, il écrit :

« Connais-toi toi-même. Maxime aussi pernicieuse que laide. Quiconque s’observe arrête son développement. La chenille qui chercherait à “bien se connaître” ne deviendrait jamais papillon[17]. »

On comprend facilement que l’immobilisme intellectuel fasse si peur à un homme qui aura tant évolué dans sa vie, sur tous les plans. Cependant, Gide sait très bien que le regard qu’on se porte n’est jamais qu’une manière de tenter de se cerner mieux sans jamais y parvenir, et que le fait même de porter sur soi un tel regard interrogatif, introduit déjà l’idée de changement, de mutation. L’être qui possède une vision critique de sa propre personne détient déjà le moyen d’éviter la sclérose intellectuelle, s’invite éternellement à se reconsidérer, seul, puis face au monde. En demeurant dans l’image d’un Dieu protecteur et gardien, Gide accorde volontiers à cet être l’omniscience de chacun : une connaissance plus fine et plus profonde que celle – introspective – des personnages eux-mêmes. C’est ce que Tirésias explique à Œdipe alors qu’il est désemparé devant son destin :

« de ce Dieu que tu refuses de connaître, mais qui, Lui, surveille tes pas, qui scrute tes pensées les plus secrètes, de Dieu qui te connaît comme tu ne te connais pas toi-même[18]. »

Chaque être ne se connaît que très imparfaitement et la vie doit devenir une vaste recherche personnelle de l’être authentique qui reste en retrait, se dérobant fugitivement. Comme c’est le cas pour Œdipe, la redécouverte du moi est très importante pour nos personnages. Il leur faut apprendre à s’assumer, savoir prendre leur distance avec une réalité souvent trompeuse et simplificatrice, en tout cas d’emblée perçue comme telle. Gide lui-même insiste sur le caractère essentiel de cette réappropriation dans son Journal :

« Oser être soi. Il faut le souligner aussi dans ma tête. Ne rien faire par coquetterie ; pour se rendre facile ; par esprit d’imitation, ou par vanité de contredire[19]. »

L’identité est primordiale et donne à la personnalité son unicité et sa richesse. Cependant, il doit s’agir d’une originalité sincère et véritable, pas d’un jeu d’apparences creux et vain. Ce refus du superficiel, de l’accessoire, du futile est par la suite développé dans L’Immoraliste. Après sa convalescence, Michel est complètement changé. De la même manière que son voyage de noces lui avait ouvert les yeux et avait participé d’une sorte de renaissance lucide, la maladie l’a fortement impressionné. La hiérarchie du monde a été rétablie et il a complètement modifié sa perception du monde. Michel a atteint une sorte de sagesse du regard :

« Pour celui que l’aile de la mort a touché, ce qui paraissait important ne l’est plus ; d’autres choses le sont, qui ne paraissaient pas importantes, ou qu’on ne savait même pas exister. L’amas sur notre esprit de toutes connaissances acquises s’écaille comme un fard et, par places, laisse voir à nu la chair même, l’être authentique qui se cachait[20]. »

Le redécouverte du moi doit donc s’accompagner d’une sorte d’épreuve initiatique, seule capable d’ôter le vernis superficiel de l’éducation humaine, et d’y laisser une profonde trace psychologique, signe de la portée de son influence. L’être authentique gidien se rapproche beaucoup ici de l’homme naturel rousseauiste dont la nature est plus importante que la culture. Gide ajoute à ce besoin de ressourcement, la délectation de celui qui a fini par trouver ce qu’il cherchait, mais qui goûte son plaisir en ne le dévoilant que progressivement. La félicité est le premier sentiment de l’homme renouvelé et Michel n’échappe pas à ce plaisir d’esthète :

« Et je me comparais aux palimpsestes ; je goûtais la joie du savant, qui, sous les écritures plus récentes, découvre sur un même papier un texte très ancien infiniment plus précieux[21]. »

L’homme semblable au livre est une idée chère à Gide. Quel trésor de métaphores devient ainsi possible par cette comparaison : l’être humain devient ainsi lisible, mais pas forcément compris ; il peut être léger ou grave, futile ou pertinent, tristement borné ou heureusement inachevé, en devenir ; il peut porter en lui la nouveauté ou simplement s’en faire l’écho, le reflet, le commentateur. L’être véritable, incontestablement authentique, est – et sera – celui qui est parvenu à se redécouvrir lui-même, comme Michel s’est appliqué à le faire depuis son « réveil », le lendemain de son mariage. Ce fameux « connais-toi toi-même » socratique transparaît à bien d’autres endroits de l’œuvre de Gide, de façon plus ou moins claire. Chez le personnage d’Édouard, dans Les Faux-Monnayeurs, on le rencontre à nouveau, mais de façon moins essentielle, moins vitale, moins sauvage que chez Michel :

« Il ne me paraît pas que précisément j’ai changé ; mais bien que seulement maintenant, je prenne conscience de moi-même ; jusqu’à présent, je ne savais pas qui j’étais[22]. » dit Édouard.

 

Édouard considère que cette aspiration à se découvrir mieux n’est pas un réel changement mais plutôt un approfondissement. Pourtant c’est ce déclic même qui est fondamental, cette lucidité subite sur soi-même qui va pousser le sujet à l’introspection, qui va l’inciter à une redécouverte peut-être totale. L’être authentique, pour Gide, est celui qui a l’ambition et le désir de mieux se connaître, de se mettre en quête d’une vie plus en accord avec son moi profond, qui aspire à la réconciliation harmonieuse de l’être et du paraître.

Avant même que Yourcenar ne demande « Qui n’a pas son minotaure ? », Gide proposait l’idée que cette ascèse introspective pouvait parfois révéler des aspects un peu honteux ou pour le moins inattendus de la personnalité. Ils sont ce qu’Étéocle nomme des monstres lorsqu’il parle à Polynice :

« les monstres ni les dieux ne sont plus parmi les airs ou les campagnes ; mais en nous[23]. »

Sur le ton familier de la discussion entre deux frères, Gide glisse subtilement ses convictions sur l’avenir rayonnant de la psychanalyse. C’est désormais à l’intérieur de soi qu’il faut chercher les menaces, les fêlures, les traumatismes, mais aussi les réponses sur soi, et même les plus grandes satisfactions.  Les monstres représentent la vision moderne des grandes questions, des énigmes que doivent affronter les adolescents pour devenir des hommes. Évidemment, c’est à chacun de trouver seul sa réponse et de progresser dans sa propre compréhension. C’est cela qu’Œdipe  explique paternellement à ses deux fils :

« Car, comprenez bien, mes petits, que chacun de nous, adolescent, rencontre, au début de sa course, un monstre qui dresse devant lui telle énigme qui nous puisse empêcher d’avancer[24]. »

La réponse qui est fournie par Œdipe, celle qu’il avait lui-même proposée au Sphinx, présente une valeur universelle. « L’Homme », c’est-à-dire soi-même, semble pouvoir constituer la solution de tous les problèmes, conformément à l’idéal humaniste de Gide. La découverte puis la connaissance de soi procurent une vision différente et permettent d’atteindre la sérénité. Étymologiquement, ces « monstres » doivent être mis à jour, portés au regard, peut-être pour être mieux redoutés ou évités. Ainsi, Œdipe a l’intuition de son tragique destin puisque sa renaissance lui place ces mots à la bouche, peu avant de découvrir le terrible piège des dieux : « Mais à présent, enfin, j’écoute en moi le monstre nouveau qui s’étire[25]» Il va devenir le monstre qui l’habite, celui qui est donné au regard des hommes pour montrer la puissance des dieux, que ce soit pour offrir le bonheur ou apporter le malheur et la désolation. Quelques années plus tard, Gide reviendra sur ce motif des monstres dans sa « plaisanterie en un acte », Le Treizième arbre. Le docteur se livre à une véritable dissertation sur l’inconscient et ses monstres :

« On accuse trop souvent la psychanalyse d’évoquer, de provoquer des monstres, qui, sans elle, n’existeraient pas. Notre rôle n’est pas du tout de les faire naître, ces monstres ; mais au contraire de les mater. Car, qu’ils existent, plus ou moins en chacun de nous, c’est un fait. […] nous ne connaissons guère de nous que la surface. La psychanalyse s’occupe précisément du sous-sol[26]. » explique-t-il.

La psychanalyse semble constituer un prolongement du « connais-toi toi-même » puisqu’elle vise à la connaissance intime et pointilleuse de l’être, dans tout ce qu’il a de conscient et d’inconscient, de manifeste et de latent. En cela, cette quête du moi devient impressionnante et même effrayante pour certains personnages. Alors que le docteur continue son discours sur les manifestations secrètes et subtiles des « profondeurs ignorées », la comtesse lui fait une réponse significative :

« que ne laissez-vous ces profondeurs tranquilles ! J’ai horreur de regarder ce qui ne me regarde pas[27]. »

 

Évidemment, Gide s’amuse du sens premier de la phrase, c’est-à-dire de la profession de foi d’une forme de narcissisme, mais il exprime surtout le malaise éprouvé par les personnes découvrant ce double-fond psychologique incontrôlable et libre de toute autocensure que pouvait mettre à jour le psychanalyste. Ce côté monstrueux que nous devons supporter et admettre était déjà ce que Gide avait voulu souligner avec l’aigle de Prométhée, dans Le Prométhée mal enchaîné. En suivant l’exemple de l’antique condamné, Gide suggérait à chacun de devenir assez fort pour pouvoir tuer puis se nourrir de son aigle. À mesure que nous nous découvrons,  il devient plus difficile de se cerner, mais la tentative de le faire constitue à elle seule une progression vers la sagesse.

Attardons-nous quelques instants sur un phénomène visuel intéressant : il s’agit du regard en l’air. Il vient conforter l’idée que chez Gide, l’observateur est un être insouciant et détaché de l’attention commune du monde. L’image qui normalement se dérobe semble lui apparaître fortuitement, et cela parce qu’il cultive déjà un regard différent. Ce regard en l’air est introduit dans Si le grain ne meurt. La scène que raconte Gide plaide en faveur d’un rapprochement indéniable entre l’état d’esprit de l’observateur et ce qui lui est donné de voir :

« J’étais si joyeux que je chantais en marchant et sautant, les yeux au ciel. C’est alors que je vis descendre vers moi, comme une réponse à ma joie, une petite chose voletante et dorée[28] ».

Il s’agit d’un canari, vraisemblablement tombé d’une fenêtre et qui a atterri sur la casquette du jeune Gide. Malgré son caractère inopiné, cette scène revêt aux yeux de l’enfant une signification particulièrement intéressante. Selon lui, d’un modeste observateur de la verticalité, il est devenu une sorte d’élu, celui qui a été repéré et choisi par les qualités qu’il offrait au regard : « certainement pour des yeux un peu délicats je devais scintiller tout entier comme un miroir à alouettes et mon rayonnement avait attiré cette créature du ciel[29]. » Le regard que l’on porte est peut-être d’abord celui que l’on propose. Peut-être aussi faut-il voir ici une manifestation de notre spiritualité du regard puisque, tel qu’il se décrit, le jeune Gide était « joyeux déjà, content de [lui], du ciel et des hommes, curieux de tout, amusé d’un rien et riche immensément de l’avenir[30]. » ; c’est-à-dire d’une disponibilité extraordinaire, ouvert au monde sans en attendre quoi que ce soit, attentif et bien disposé. C’est ainsi que va se reproduire, à quelques jours de là, un événement similaire au cours duquel Gide voit tomber du ciel un autre canari. Après avoir douté un instant de la réalité de sa vision (« avais-je la berlue[31] ? »), il récupère l’oiseau et interprète comme il peut cette double scène, sorte de jeu d’apparitions en miroir :

« Décidément j’étais prédestiné. Je n’allais plus que les regards en l’air, attendant du ciel, comme Élie, mon plaisir et ma nourriture[32]. »

 

Le rapprochement immédiat avec la Bible est naturel pour le jeune Gide et il lui semble véritablement devenir un spectateur privilégié pour qui les signes sont livrés visuellement et à partir du ciel. La réussite d’un regard porté différemment, et l’épanouissement qu’il confère à son auteur revalorisent le caractère mystique du regard.

 

 

La quête de la double-vision devient chez Gide la mise en valeur d’un regard protéiforme et perpétuellement neuf. Si parfois la vision est contrariée ou même déçue, si le regard éprouve souvent ses propres limites, c’est toujours afin de lui donner l’impulsion du renouvellement, une dynamique capable de le rendre encore plus pertinent, encore plus juste. Gide assume le choix de délaisser la banalité et le caractère convenu de certaines images pour leur préférer des manifestations plus subtiles, propres à évoluer et à mesurer humblement ses lacunes. Une vision complexe permet aux observateurs d’acquérir la lucidité et un certain épanouissement personnel, même au prix d’une forme de bonheur. La sincérité et l’intégrité, en tant qu’obsessions gidiennes, ne tolèrent pas l’aveuglement, et le vrai bonheur est peut-être dans leur recherche. Ce regard ouvert, franchissant le cadre de l’œuvre, influence aussi l’écriture de l’auteur et la relation qui le lie au lecteur, développant ainsi une vaste spécularité du regard qui vient compléter nos scènes originelles de regard. La morale visuelle de Gide est d’abord une quête de sagesse et d’humilité. À la manière des ermites et des philosophes antiques, le regard se doit d’être nomade et perpétuellement remis en question. Cette interrogation concerne aussi bien son sujet que son objet et doit aboutir à la sérénité, à une étonnante familiarité, au delà même de l’étonnement ou de l’admiration. Voir et regarder deviennent des actions symboliques, entraînant avec eux une relation à l’esprit bien particulière qui prend différentes formes comme la quête générique d’une divinité omnisciente, une véritable entreprise de connaissance de soi ou simplement la révélation d’un comportement authentique et en accord avec sa nature. La manière de regarder constitue chez Gide une façon d’être vu, et c’est ce qui explique son importance dans sa vie comme dans ses œuvres.



[1] p. 113, C&P d’André Walter.

[2] p. 19, NT.

[3] p. 85, La Tentative amoureuse.

[4] p. 29, NT.

[5] p. 190, NN.

[6] Œdipe, p. 268.

[7] P. 130, C&P d’André Walter.

[8] p. 1293, ÉDF.

[9] p. 1289, ibid.

[10] p. 350, El Hadj.

[11] p. 353, ibid.

[12] p. 274, Œdipe.

[13] p. 1329, Robert.

[14] [gnoti seoton]

[15] pp. 38-39, Anatomie d’André Gide.

[16] p. 135, ibid.

[17] p. 222, NN.

[18] p. 285, Œdipe.

[19] p. 20, Journal, t. I.

[20] p. 61, L’Immoraliste.

[21] p. 62, ibid.

[22] p. 97, FM.

[23] p. 282, Œdipe.

[24] pp. 283-284, ibid.

[25] p. 289, ibid.

[26] p. 340. Gide, André, Le Treizième Arbre, 1935 ; Gallimard, « NRF », Paris, 1947.

[27] p. 342, ibid.

[28] p. 185, SGNM.

[29] p. 186, ibid.

[30] p. 185, ibid.

[31] p. 187, ibid.

[32] idem.