Le regard trouve une place privilégiée au centre des interrogations et des préoccupations gidiennes. Le motif d’une image qui se dérobe perpétuellement sans jamais se laisser connaître, ni même approcher, est récurrent et se reflète sur toutes les autres orientations que l’écrivain a pu poursuivre dans sa vie comme dans son œuvre. En harmonie avec le caractère démoniaque – au sens étymologique du terme, que nous avons décliné en introduction – de son auteur et tout ce que cela suppose de perplexité intriguée et confuse, les activités littéraires de Gide se révèlent éminemment complexes et ambiguës, hantées de nombreux paradoxes et d’innombrables contradictions, déroutantes par leur diversité et leur nature foisonnante. Le statut de l’image, tellement subtil et fragile, n’y fait pas exception et confirme ce point de vue. Rapportée au domaine visuel, l’esthétique de la division permet de rendre compte de la grande diversité des phénomènes et mécanismes qui régissent le regard chez Gide. L’image doit donc d’abord être considérée chez Gide comme une manifestation solide et fiable du réel, sur laquelle les personnes et les personnages peuvent s’appuyer pour fonder leurs jugements et percevoir le monde. Son statut est de ce fait purement descriptif et informatif. Nous nous sommes efforcés d’en cerner au plus près les qualités, et nous sommes interrogés sur sa fonction originelle, sa provenance et sa nature. Il était d’autre part important de souligner l’ambivalence de la situation de Gide, à mi-chemin entre son œuvre et sa vie, ou peut-être dans son appartenance aussi fugace à l’une comme à l’autre : chacun de ses écrits acquiert une valeur autobiographique du moment que l’on accorde un peu de liberté à ce mot et que l’on en étend le sens. L’homme ne se départi jamais de l’écrivain qui l’habite, pas plus que ce dernier ne cesse de promener son regard analytique et dépersonnalisé. Cette dualité fondamentale – avec des ascendances par ailleurs très diverses – constitue donc l’essence de la personnalité protéiforme de Gide et conditionne ses inclinations successives et volontairement déconcertantes. Cette sorte de nomadisme intellectuel, calqué sur une vive soif de voyages et de découvertes , nous permet de parler d’une véritable ubiquité d’auteur intimement liée au regard puisque Gide promène une curiosité admirative à propos de tout. Il n’est donc pas étonnant de retrouver  la manifestation de ce monde admirable dans l’œuvre elle-même, que ce soit entre les personnages ou plus généralement au vu de l’environnement immédiat du cadre romanesque.

À la suite de cette image envisagée comme positive et propre à épanouir son dépositaire comme son récepteur, il nous fallait la dépasser et nous faire l’écho du monde de nuances et d’ambiguïtés qu’elle engendre. Au-delà de son caractère trivial et monolithique, notre image se dérobe et semble exploser en morceaux, se diviser en perspectives comme en significations, s’obscurcir tout en gagnant de la profondeur. Dangereuse et trompeuse, elle organise la faillite du regard, pousse celui-ci vers de paradoxales limites. La perception du monde qu’elle offre s’éloigne alors du réel et de la vérité, troublée de façons variées et souffrant de son insuffisance. C’est alors l’occasion pour les personnages de manifester leur duplicité à plusieurs niveaux, volontairement ou non, soulignant, parfois à leurs dépens, les limites de leur lucidité, et, plus généralement, du regard. La crise du domaine visuel est parfois validée par sa démission : la déroute de notre image n’est jamais aussi sensible que lorsque le regard disparaît, se baisse ou devient fuyant. Il nous fallait donc nous interroger à propos de cette débâcle et de ses moteurs. Les jeux de réflexion deviennent problématiques chez Gide et tout en se multipliant, notre image voit sa signification se complexifier. Notre division du regard met en scène la figure du double, mais aussi celle de son reflet plus ou moins fidèle. L’image qui se dérobe est une suite de reflets déformés et inconstants qui se meuvent avec une grande liberté dans leur rapport au réel. La mise au point est impossible, demeure floue et imprécise, même pour l’image de sa propre personne. La réflexion ne permet pas de se connaître et l’utilisation du miroir, loin de renvoyer un reflet fiable à son utilisateur, aboutit finalement à un décevant narcissisme. Au lieu de s’ouvrir sur le monde, ces réflexions problématiques participent à l’enfermement du regard et de son dépositaire. Ce paradoxe nous a incité à nous intéresser de plus près à une série de contradictions significatives. Il s’agit chez Gide d’une sorte de séduction des contraires qui organise à l’intérieur de son œuvre de subtiles liaisons entre un certain nombre d’oppositions. Comme notre regard lui-même, ces contrastes sémantiques possèdent leurs limites : l’énonciation de ces dernières nous permettra de mieux cerner l’ensemble.

Sans nous arrêter à cette crise du regard, nous avons poursuivi nos investigations afin de dégager un mode d’emploi de cette image, ou même une leçon qui persisterait d’œuvre en œuvre. Ainsi, il ne fallait plus vouloir placer au centre de cette quête de sens, ni l’organe de la vision, ni l’objet ou le sujet observé, mais bien le regard lui-même, appréhendé d’une façon élargie. Pour mieux dépasser une vision que Gide aurait voulue pleine de pertinence, il a fallu faire abstraction de l’« ancien regard », c’est à dire de celui qui déçoit, se trouve fragilisé et finalement annihilé par les apparences. Les aveuglements sont très variés chez Gide et chaque personnage qui en est victime se trouve habité par des motivations différentes. Après avoir recensé ces différentes formes de cécité, nous avons aussi mentionné la présence symbolique des auto-aveuglés et des éblouis. Dès lors, il s’agissait davantage d’une vision de l’âme : le regard du corps aboutissait à une impasse quelque soit la manière dont il était envisagé, et se voyait poursuivi subtilement par une vision plus spirituelle. Cet échec positif assurait l’inconfortable passage vers une admiration plus complexe et plus lucide, sans doute plus proche de l’idéal gidien. Certains personnages acquièrent donc de ce fait une dimension importante, soutenue par leur capacité à voir juste et bien. Cette clairvoyance sur soi investit aussi le reste du cadre romanesque en débordant du personnage lui-même. Nous avons même émis l’hypothèse d’un narrateur observant à la dérobée les personnages de son récit, mais soumis lui aussi au regard inquisiteur du lecteur. Ce dernier, par un exercice intellectuel très borgésien, pourrait finalement être l’innocente cible de l’auteur, c’est à dire de celui qui, après avoir préparé un certain nombre de sentiments dissous dans le récit, en guette le résultat. Cette tentative spéculaire de retour à la source permet de dégager une sorte de morale du regard. De la morale à la sagesse, il n’existe qu’un pas que Gide semble avoir pris le parti de franchir durant toute sa vie. Ainsi, les véritables préoccupations de l’auteur apparaissent comme plaidant pour un nomadisme du regard et une généralisation de la curiosité. Nous avons aussi pris le temps de passer en revue la multiplicité de philosophies liées au regard que propose Gide. La véritable vision spirituelle est celle qui contribue à l’épanouissement d’un être authentique dépersonnalisé tout en préservant une fine connaissance de soi.

L’image chez Gide s’avère complexe et se dérobe à toute tentative de classification rigide et catégorique. Nos personnages semblent se rapprocher allégoriquement de ces poissons des grands fonds dont parle Vincent[1]. Ils semblent voués à l’obscurité et à l’invisibilité du fait de leur absence présumée de sensibilité visuelle et à cause grandes profondeurs dans lesquelles ils vivent. Pourtant l’on découvre que non seulement leurs sens (y compris la vue) sont développés mais que ce sont eux qui émettent de la lumière à leur tour, renversant ainsi un ordre qu’on croyait établi. L’étude d’une image dérobée nous donne peut-être la clé de l’imaginaire gidien, là où l’on est acteur de soi-même, là où les extrêmes semblent s’attirer, là où l’œuvre d’art devient miroir[2] pour chacun. Cette image dérobée, c’est peut-être aussi le moyen pour Gide de rester à distance, de se dissimuler derrière ce que l’on donne volontairement, ce que l’on offre en pâture aux lecteurs et aux observateurs, comme le remarque très justement Dominique Fernandez : « Selon l’éthique intransigeante qui rallia plus tard le groupe de la Nouvelle Revue française, non seulement l’art ne devait pas se mettre au service d’aucune cause, mais l’artiste lui-même se refusait à tirer, en argent ou en gloire, aucun avantage direct de son œuvre, à l’ombre de laquelle il restait, pour ainsi dire, caché[3]. »L’esthétique de la division que nous avons choisi de mettre en avant dans ce travail, est une garantie d’intégrité et d’honnêteté pour Gide. Il faut « savoir voir » et cette préoccupation pour un regard lucide et pénétrant, sur soi, autrui ou même sur le monde, habite l’écrivain tout au long de sa vie.  Se savoir multiple tout en se pensant indivisible résume dans une certaine mesure l’éthique gidienne. Il écrit dans son Journal, plus précisément dans ses Feuillets d’Automne de 1947 :

« Prendre les choses, non pour ce qu’elles se donnent, mais pour ce qu’elles sont.

Jouer avec les cartes qu’on a.

S’exiger tel qu’on est[4]. »

S’assumer soi-même de façon totale et intègre afin de mieux faire émerger ce qui caractérise l’individu, ce qui le rend intéressant et donc unique. C’est cette idée qui a guidé Gide lors de la création de la NRF : tenter de rassembler des écrivains d’horizons très différents, leur faciliter l’accès à la publication, leur donner une audience qui les mettent progressivement au jour. Nous ne sommes pas loin dans l’esprit d’une sorte de maïeutique littéraire. Gide, par ses choix consciencieux, ses itinéraires déroutants, mais aussi ses contradictions et ses paradoxes, a fini par devenir  ironiquement l’homme de la synthèse, ou plus précisément le représentant parfait de l’anti-représentation. Ainsi, à la suite de la décision qui lui accordait le prix de Littérature, voici ce que Gide écrivait dans un texte envoyé au jury Nobel :

« Très jeune encore, j’écrivais : “Nous vivons pour représenter.” Si vraiment j’ai représenté quelque chose, je crois que c’est l’esprit de libre examen, d’indépendance et même d’insubordination, de protestation contre ce que le cœur et la raison se refusent à approuver[5]. »

De la même étoffe que l’image qui traverse ses œuvres, la personnalité de Gide se dérobe sans cesse et, à la façon d’une vaste mosaïque, ce n’est que dans une vision globale et appliquée que le véritable sens apparaît, que le motif général se dessine et devient admirable.


 



[1] « La lumière du jour, vous le savez sans doute, ne pénètre pas très avant dans la mer. Ses profondeurs sont ténébreuses… abîmes immenses, que longtemps on a pu croire inhabités ; puis les dragages qu’on a tentés ont ramené de ces enfers quantité d’animaux étranges. Ces animaux étaient aveugles, pensait-on. Qu’est-il besoin du sens de la vue, dans le noir ? Évidemment, ils n’avaient point d’yeux ; ils ne pouvaient pas, ils ne devaient pas en avoir. Pourtant on les examine, et l’on constate, avec stupeur, que certains ont des yeux ; qu’ils en ont presque tous, sans compter, parfois même en sus, des antennes d’une sensibilité prodigieuse. On veut douter encore ; on s’émerveille : pourquoi des yeux, pour ne rien voir ? des yeux sensibles, mais sensibles à quoi ?… Et voici  qu’on découvre enfin que chacun de ces animaux, que d’abord on voulait obscurs, émet et projette devant soi, à l’entour de soi, sa  lumière. Chacun d’eux éclaire, illumine, irradie. », pp. 149-150, FM.

[2] C’est ainsi qu’il faut comprendre le dessin original et inédit de Jacques Clavreul (http://zac.ifrance.com/) qui orne la couverture de cette thèse : « André Gide et son livre-miroir ».

[3] Article « Gide »,  Encyclopédie Universalis, p. 466.

[4] p. 314, Journal t. II.

[5] Texte paru dans le Figaro du 21 novembre 1947, réédité dans : Marty, Éric, André Gide ; La Renaissance du Livre, Collection Signatures, Paris, 1998, p. 301.