« Que l’importance soit dans ton regard, non dans la chose regardée[1]. »

 

 

 

La richesse du regard chez Gide est exploitée de façon extrêmement variée, si bien que l’on pourrait parler constamment d’une double-vision, voire d’une multi-vision : les jeux de regards se déclinent et se manifestent de manière toujours différente, répétés mais distincts, successifs mais variés. Ainsi, nous évoquerons d’abord ces personnages dont les caractéristiques anatomiques ont tant intrigué Gide, les aveugles et les borgnes qui apparaissent à plusieurs reprises dans les œuvres de fictions, mais aussi autobiographiques. Ce ne sont pourtant pas eux qui y voient le moins clair et dont l’image du réel est la plus déformée. Gide nous présente en effet un nombre varié et important d’aveuglements moraux qui expliqueront en partie l’échec du regard traditionnel, incapable de percer le mystère du réel, ou de cerner une personnalité. Cet échec porte cependant en lui une dynamique propre à le sauver puisque la progression humble et consciente peut devenir un idéal de vie.

Nous verrons aussi comment Gide propose une perception complexe du regard qui doit s’affranchir de l’ignorance et de l’aveuglement, même au prix du bonheur ou de l’insouciance. Quelques personnages semblent doués de clairvoyance et devenir les dépositaires des obsessions gidiennes : celles de la sincérité et de la lucidité. Gide veut ouvrir les yeux de ses lecteurs et conclut ainsi avec lui une sorte de pacte narratif dans lequel se manifeste une théorie vertigineuse du regard, à la manière d’une spirale visuelle.

Enfin, nous expliciterons la philosophie gidienne du regard, susceptible de mener l’observateur à la sagesse, de lui faire mesurer les limites de la vision pour mieux s’en affranchir. À ce titre, Gide nous présente une véritable morale, une éthique qui passe par le nomadisme visuel, la mise en valeur de l’objet et du sujet, la recherche d’une ataraxie contemplative. La relation qui assemble le corps et l’esprit aboutit à une spiritualité du regard dans lequel celui-ci doit apporter une fine connaissance de soi, un renouvellement épanouissant du point de vue, mais aussi l’avènement de l’être authentique qui se dissimule en chacun.



[1] p. 20, NT.