2) Le passé artistique et culturel

 

Après avoir étudié le traitement général que nos sociétés contre-utopiques réservaient au passé, intéressons-nous de manière plus précise au sort du passé que nous appellerons “artistique” ou “culturel”, c'est-à-dire qui relève des arts (littérature, musique, peinture, sculpture...) et de leur contexte. Ici encore, le passé culturel, son cadre privilégié que sont les musées[1], et ses amateurs sont la cible d'une destruction systématique. Dans Le Meilleur des Mondes, on nous apprend qu'il « y eut le célèbre massacre du British Museum. Deux mille fanatiques de culture gazés avec du sulfure de dichloréthyle » (p. 69) ; dans 1984, « les livres aussi étaient retirés de la circulation et plusieurs fois réécrits. On les rééditait ensuite sans aucune mention de modification. » (p. 63). L'absence de trace de “rectifications” participe à la fois de l'interpolation et de l'égarement volontaire du curieux. Winston nous conforte d'ailleurs dans cette opinion : « Ampleforth était employé à produire des versions inexactes - on les appelait “textes définitifs” - de poèmes qui étaient devenus idéologiquement offensants mais que pour une raison ou une autre, on devait conserver dans les anthologies. » (p. 66). Le gouvernement de l'Angsoc a tenté de faire disparaître aussi bien les hommes (« Le poète Ampleforth se traîna dans la cellule. » p. 327) que les livres (« la chasse aux livres et leur destruction avaient été faites avec autant de soin dans les quartiers prolétaires que partout ailleurs. » p. 140). Ce type de censure existe aussi dans Le Meilleur des Mondes où Georges Bernard Shaw est « l'un des très rares [écrivains] dont on ait autorisé la transmission jusqu'à nous » (p. 42). Huxley pousse l'ironie jusqu'à placer le détournement de la culture sous le prétexte d'impératifs économiques : « On ne peut pas consommer grand-chose si l'on reste tranquillement assis à lire des livres. » (p. 69). Pourtant, si le souvenir du passé tend à se dissiper, c'est aussi qu'il existe dans nos sociétés contre-utopiques un oubli progressif du passé, tendance presque inconsciente, naturellement favorisée par le pouvoir. Ainsi, dans 1984, les intellectuels du Parti prédisent que « vers 2050 [...] toute connaissance de l'ancienne langue aura disparu. Toute la littérature du passé aura été détruite, Chaucer, Shakespeare, Milton, Byron n'existeront plus qu'en version novlangue. » (p. 80). Winston, quant à lui, prend conscience du danger de l'oubli (« il est nécessaire, pour être efficient, d'être capable de recevoir les leçons du passé, ce qui signifiait avoir une idée absolument précise des événements du passé. Journaux et livres d'histoire étaient naturellement toujours enjolivés et influencés, mais le genre de falsification actuellement pratiqué aurait été impossible. » p. 281) et s'attache aux plus petits vestiges du passé : souvenons-nous de son fragment de corail (p. 208) ou de son journal[2] (sur lequel nous reviendrons). Dans Le Meilleur des Mondes, le héros n'oublie pas (« Il courait des rumeurs étranges au sujet de vieux livres interdits, cachés dans un coffre-fort du bureau de l'administrateur. Des Bibles, de la poésie - Ford seul savait quoi. ») et ne veut pas être complice du ménage culturel qui sévit dans l'État mondial : (« Il brandit la main ; et l'on eût dit que, d'un coup d'un invisible plumeau, il avait chassé un peu de poussière, et la poussière; c'était Harappa, [...] c'était Thèbes et Babylone, Cnossos et Mycènes. Un coup de plumeau, un autre - et où donc était Ulysse, où était Job, où étaient Jupiter et Gotama, et Jésus ? Un coup de plumeau - et ces taches de boue antique qu'on appelait Athènes et Rome, Jérusalem et l'Empire du Milieu, toutes avaient disparu. [...] Un coup de plumeau, - enfuies, les cathédrales ; un coup de plumeau, un autre, - anéantis, le Roi Lear et les Pensées de Pascal. Un coup de plumeau, - disparue la Passion ; un coup de plumeau, - mort le Requiem : un coup de plumeau, - finie la symphonie » p. 52). On soulignera aussi que la notion de persistance littéraire, de postérité n'existe plus (« Il y avait une chose appelée l'âme, et une chose appelée l'immortalité. » p. 73) et que le souvenir des hommes ne subsiste pas plus que celui de leurs oeuvres.

En ce qui concerne les personnages, leurs rapports au passé culturel sont variables. Tout d'abord, le fantôme du passé cultive chez certains personnages une sorte de nostalgie d'une époque révolue, d'un âge d'or largement dénaturé au moment où ils vivent. Dans 1984, Winston puis Julia, sont sujets à cette curieuse mélancolie[3] : « Winston se réveilla avec sur les lèvres le mot “Shakespeare”. » (p. 50). Ce sentiment trouve un lieu et un homme pour s'exprimer, M. Charrington et sa boutique : « Ses lunettes, ses gestes affairés et courtois et le fait qu'il [M. Charrington] portait une jacquette de velours noir usé, lui prêtaient un vague air d'intellectualité, comme s'il avait été quelque homme de lettres, ou peut-être un musicien. » (p. 136) ; « tout autour, sur les murs, d'innombrables cadres poussiéreux étaient empilés » (p. 137). Les discussions à propos du passé ont toujours quelque chose de pathétique : « Causer avec lui [M. Charrington] était comme écouter le son d'une boite à musique usée » (p. 216). Winston est séduit par la boutique de la même façon que par le morceau de corail[4], comme quelque chose « que l'on a oublié de falsifier » (p. 208) contrairement au reste de la ville : « Tout ce qui était ancien, en somme, tout ce qui était beau, était toujours vaguement suspect » (p. 139) ; « On ne pouvait pas plus étudier l'Histoire par l'architecture que par les livres. Les statues, les inscriptions, les pierres commémoratives, les noms de rues, tout ce qui aurait pu jeter une lumière sur le passé, avait été systématiquement changé » (p. 142). Et pourtant, si M. Charrington a des souvenirs communs avec Winston (« Oh ! “Oranges et citrons, disent les cloches de Saint Clément.” C'est une chanson que l'on chantait quand j'étais un petit garçon. » p. 141), il n'est pas du même bord et finira par le trahir : « Le tableau était tombé sur le parquet, découvrant le télécran. » (p. 314). Cette phrase lapidaire est emblématique dans une société où le télécran a effectivement remplacé le tableau sur les murs. Dans un Un Bonheur insoutenable, on retrouve cette même nostalgie, comme une attirance inconsciente : « Copeau et Karl profitaient de leur heure de liberté pour aller au Musée Pré-U. » (p. 50). C'est la vérité que Copeau recherche par l'intermédiaire des musées : « Savoir la vérité nous apporterait un bonheur différent, plus satisfaisant, je pense, même si c'était un bonheur triste. » (p. 119), ou « Il avait trouvé plusieurs ouvrages en français. Il en lut un dont le titre était Les Assassins de la faucille rouge, puis un autre, Les Pygmées de la forêt équatoriale, et en fin, Le Père Goriot. » (p. 125), mais la vérité ne s'y trouve pas toujours (« On ne pouvait, donc, se fier aux cartes. » p. 145).

La seconde réaction des personnages face au passé culturel est un intérêt scientifique pour une époque considérée comme trop primitive et trop imparfaite. Cela se retrouve principalement dans Nous autres de Zamiatine. En effet, le héros D-503 ne peut s'empêcher d'être négatif lorsqu'il fait allusion au passé : « Je ne peux supporter que l'on regarde mes mains ; elles sont toutes couvertes de poils, toutes velues, par un atavisme absurde. [...] - Ce sont des mains de singe. »[5] (p. 21) ; « Comment pouvait-on parler de logique gouvernementale lorsque les gens vivaient dans l'état de liberté où sont plongés les animaux, les singes, le bétail ? Que pouvait-on obtenir d'eux lorsque, même de nos jours, un écho simiesque se fait encore entendre de temps en temps » (p. 28). Une maison qui aurait ému un Winston ne trouve pas grâce aux yeux de D-503 : « nous nous trouvâmes près de la Maison Antique. Tout ce bâtiment aveugle, étrange et délabré, est revêtu d'une coquille de verre sans laquelle il se serait écroulé depuis longtemps. » (p. 37) ; « Il y avait là-dedans une variété sauvage, inorganisée, folle, comme leur musique, de couleurs et de formes, et, parmi ce désordre, cet étrange instrument de musique : un “piano”. » (p. 38) ; « Je me sentais prisonnier dans cette cage barbare, saisi dans le tourbillon sauvage de la vie d'autrefois, et j'eus peur. » (p. 40). Comme chez M. Charrington, on retrouve des vestiges, des souvenirs d'autres hommes : « Le buste asymétrique et souriant d'un ancien poète, Pouchkine je crois, était posé sur une étagère contre le mur. » (p. 40).

Le passé est donc l'objet de déformation, d'occultation, d'effacement de la part du pouvoir qui voit en lui une arme et une ressource capable de révéler les aspects totalitaires et contre-nature du gouvernement.