Mise en œuvre et évolution d'un mensonge

Afin de mettre en relief un aspect de l'écriture du mensonge chez nos auteurs, livrons-nous à une petite étude instructive : il existe dans chacune de nos œuvres - au moins - un motif, apparaissant dès les balbutiements de la narration, qui constitue un des fils conducteurs du récit et fait poindre la duplicité des personnages concernés, leur aveuglement aussi.

Dans Nous autres, attardons-nous sur l'épisode de la tentative de délation aux gardiens[1] : D-503 a fait la connaissance de I-330 dont les pratiques semblent s'opposer aux vues de l'État Unique. Il pense donc aller la dénoncer au bureau des Gardiens : « Mais vous savez que, comme tout bon numéro, je dois aller immédiatement au Bureau des Gardiens et... » (p. 41). Pourtant, I-330 connaît bien la nature humaine : « Mais en réalité ? [...] Je suis extrêmement curieuse de savoir si vous irez au Bureau des Gardiens ou non ? » (p. 42). Ainsi, peut-être involontairement, certainement paralysé par une contradiction inconsciente, D-503 ne trouvera pas le moyen d'aller chez les Gardiens : « A vingt et une heures et demie, j'avais une heure libre ; j'aurais pu aller au Bureau des Gardiens et faire ma déclaration, mais j'étais trop fatigué après toute cette histoire idiote. » (p. 42) ; « Non, je ne comprends pas pourquoi je ne suis pas immédiatement allé au Bureau des Gardiens, dès hier... Il faudra absolument que j'y aille aujourd'hui, après seize heures... » (p. 46) ; « Je ne vais pas au Bureau des Gardiens : il n'y a rien à faire, il me faut aller au Bureau Médical où l'on me retient jusqu'à dix-sept heures. » (p. 48). C'est en vain que D-503 aura voulu dénoncer celle qu'il admire malgré lui (« Non, je n'y suis pas allé. Mais est-ce ma faute, est-ce ma faute si je suis malade ? » p. 48) et dans un renversement comique, c'est maintenant lui qui est passible de dénonciation, prisonnier de son mensonge en quelque sorte : « Vous êtes en mon pouvoir. Vous vous rappelez : « Tout numéro n'ayant pas fait sa déclaration au Bureau dans les quarante-huit heures sera considéré...  » (p. 63) remarque ironiquement I-330. L'acte même de “trahir” mérite réflexion. En effet, dans Nous autres, dénoncer c'est éviter de vivre dans sa propre conscience du mensonge, en un acte qui ressemble par certains aspects à une confession : « Ils étaient venus pour accomplir une action sublime : pour trahir et sacrifier sur l'autel de l'État Unique, leurs parents aimés, leurs amis, eux-mêmes. » (p. 50).

Dans Le Meilleur des Mondes, l'alcool dans le sang de Bernard Marx constitue un véritable fil conducteur du récit. C'est aussi le récit de l'évolution d'une rumeur et peut-être d'un mensonge. En effet, lorsque les personnages parlent de Bernard, la moindre bizarrerie oriente toujours la conversation vers ce potentiel incident médical : « - Mais sa réputation ? » dit Fanny à Lenina (p. 63). Ce n'est que peu après que le lecteur prend connaissance de la “fama” qui concerne B. Marx : « - On dit que quelqu'un s'est trompé quand il était encore en flacon, qu'on a cru qu'il était un Gamma, et qu'on a mis de l'alcool dans son pseudo-sang. Voilà pourquoi il est si rabougri. » (p. 65). La perception et l'accréditation de cette rumeur seront un outil de mesure précieux qui soulignera la popularité de Bernard. D'abord, tous les personnages y croient alors que B. Marx n'est pas encore une relation flatteuse : « - Benito, les yeux écarquillés, le suivit du regard. [...] il décida que cette histoire d'alcool qu'on avait mis dans le pseudo-sang de ce pauvre garçon devait être vraie. » (p. 80) ; « (et il se peut fort bien que les potins qui couraient au sujet de l'alcool dans son pseudo-sang aient été exacts - il arrive toujours des accidents, malgré tout) » (p. 84) ; « C'est l'alcool dans son pseudo-sang », telle était l'explication que donnait Fanny de chacune de ses excentricités. » (p. 108) ; « - Je vous l'avais bien dit, se contenta de répondre Fanny, quand Lenina vint lui faire ses confidences. C'est l'alcool qu'on a mis dans son pseudo-sang. » (p. 115). Puis, à mesure que Bernard devient prisé dans le “monde”, populaire grâce à l'arrivée de John, et apprécié de ses amis, la compréhension de la rumeur change, on y croit de moins en moins : « (non, ce n'était pas vrai, ce qu'on disait au sujet de Bernard !), elle puait littéralement l'alcool ! » dit Lenina à propos de Linda (p. 139) ; « Il n'était plus question de l'alcool dans son pseudo-sang, on ne faisait plus de plaisanteries sur son aspect personnel. » (p. 178). Enfin, lorsque John ne voudra pas satisfaire la curiosité de personnalités en se montrant, Bernard perdra l'estime de son entourage, en redevenant l'objet d'une rumeur justifiée, mise à jour par la mesquinerie générale : « Quant aux femmes, elles étaient indignées de sentir qu'elles avaient été possédées par abus de confiance, possédées par un petit homme misérable dans le flacon duquel on avait versé de l'alcool par erreur » (p. 196) ; « - Oui, fit la voix de Fanny Crowne, c'est absolument vrai, cette histoire d'alcool. » (p. 197).

C'est d'un personnage secondaire que provient le mensonge que nous étudierons dans 1984. En effet, M. Charrington, travaillant depuis toujours pour le Parti de Big Brother, va tromper Winston puis Julia en leur proposant un endroit censé être dépourvu de télécran. Ce motif du tableau dissimulant un télécran possède donc une certaine profondeur : c'est un bel exemple d'ironie tragique, prenant pour support un objet artistique. Winston et Julia vont donc évoluer, se confier, s'aimer devant l'oreille implacablement tendue de l'objet qu'ils détestent le plus. Dans un premier temps, M. Charrington possède toutes les caractéristiques du prolétaire avec sa boutique, son accent, ses vêtements, ses souvenirs et semble donc de confiance : « - Oh ! fit le vieil homme, je n'en [de télécran] ai jamais eu. » (p. 140). Ce n'est qu'à la relecture que l'on peut prendre conscience de toute l'ironie tragique qui frappe Winston et Julia : « Winston traversa la pièce pour examiner le tableau. [...] - Le cadre est fixé au mur, dit le vieillard, mais je pourrais vous le dévisser, si vous le désiriez. » (p. 141) ; « Winston n'acheta pas le tableau. » (p. 143) ; « - Et ce tableau là-haut ? (elle indiquait, de la tête, la gravure sur le mur en face d'elle) est-ce qu'il est vieux d'un siècle ? / - Plus que cela. » (p. 208) dit Julia. Dans une belle mise en abyme, le tableau et la boiserie dans laquelle il est accroché, deviennent le repaire des animaux nuisibles (rats et punaises) : « - Voici l'endroit où cette saloperie de bête a passé le nez, dit-elle en frappant sur la boiserie immédiatement sous le tableau. » (p. 208) ; « Je suis sûre qu'il y a des punaises derrière ce tableau, dit Julia. Je le descendrai un de ces jours » (p. 209). La dernière évolution de ce mensonge est le coup de théâtre final, marqué d'une phrase lapidaire : « Le tableau était tombé sur le parquet, découvrant le télécran. » (p. 314). L'art cède la place au mensonge, à l'instrument du pouvoir. Les masques sont baissés (« - Il était derrière le tableau, souffla Julia. » p. 313) et le télécran reprend les phrases de Winston et Julia, comme pour montrer que rien n'a pu lui échapper. Le personnage de M. Charrington est lui aussi démasqué : « L'accent faubourien avait disparu. [...] M. Charrington portait encore sa vieille jaquette de velours, mais ses cheveux, qui avaient été presque blancs, étaient devenus noirs. Il ne portait pas non plus de lunettes. [...] Il était reconnaissable, mais il n'était plus le même individu. Son corps s'était redressé et semblait avoir grossi. Son visage n'avait subi que de minuscules modifications, mais elles avaient opéré une transformation complète.  » (p. 317).

Au travers du personnage de Copeau dans Un Bonheur insoutenable, c'est l'évolution d'une particularité que nous allons étudier. En effet, physiquement, Copeau est déjà différent de ses - si l'on peut dire - semblables : « Le petit garçon, dont l'œil droit était vert et non pas marron » (p. 6). Cette particularité - d'abord honteuse - va le suivre dans sa croissance en devenant progressivement l'affirmation de sa singularité : « Quelqu'un a fait une remarque à propos de ton œil ? » demande sa maman (p. 8) ; « Copeau, rougissant (pas son œil vert, pas le même que celui de qui que ce soit), demanda : [...] » (p. 16). Cet œil, à la manière d'une synecdoque, devient à lui-seul la représentation du personnage : « Pendant le défilé célébrant le bicentenaire de la naissance de Wei, dans une ville nouvelle, une des perches soutenant un gigantesque portrait de Wei souriant était tenue par un membre d'une trentaine d'années, d'apparence parfaitement normale mis à part son œil droit qui était vert au lieu d'être marron. » (p. 173) ; de plus il le met en relation directe avec son histoire et ses ancêtres : « En fait, tu ressembles à mon grand père [dit Papa Jan]. A cause de ton œil . Lui aussi avait un œil vert. » (p. 29). Enfin, cette particularité est significative jusqu'à devenir la mise en abyme du comportement de Copeau lui-même : Wei propose à Copeau « Une lentille marron ? / - C'est possible si vous voulez le dissimuler sans le corriger vraiment. » (p. 348). “Se dissimuler, sans se corriger vraiment” est le fondement de la vie d'incurable choisie par Copeau. Sous les avis pressants des autres programmeurs, Copeau finira néanmoins par supprimer son œil vert : « Ce fut fait ; il se regarda dans une glace ; ses deux yeux étaient marron. » (p. 348).

Ces épisodes, bien que riches de leur diversité, prennent chacun un sens dans le récit, deviennent emblématiques d'un choix de vie, d'une condition ou d'un aveuglement assumés par les protagonistes, montrant les implications concrètes puis l'évolution d'une situation mensongère. Le mensonge n'est donc pas présent dans nos œuvres sous la forme de traces anecdotiques et isolées, mais concerne tout le récit, influant sur l'évolution des personnages et le devenir du roman.