2) Autres personnages mensongers et détenteurs du pouvoir

 

Big Brother et Goldstein ne sont pas les seuls dépositaires du mensonge dans nos Contre-Utopies. En effet, on retrouve à plusieurs reprises le cas d'un membre du pouvoir convaincu de tromperie et si cela nous semble évident, c'est surtout parce que ces individus constituent l'écho en négatif des héros de nos oeuvres.

Attardons-nous quelques instants sur ces derniers pour gagner en clarté dans notre analyse. Ce sont toujours des êtres qui prennent ou ont pris conscience de leur état, et qui revendiquent, par réaction, la liberté et la singularité. Le bonheur est, dans leur vie, soit absent (pour Winston et Julia dans 1984 d'Orwell), soit pesant (pour D-503/I-330 dans Nous autres de Zamiatine ; pour Bernard Marx/Lenina Crowne dans Le Meilleur des Mondes de Huxley ; enfin et naturellement pour Copeau/Lilas et Karl dans Un Bonheur insoutenable d'Ira Levin). Ils sont situés dans le haut de l'échelle sociale mais n'ont pas ou presque pas d'influence sur l'orientation politique du gouvernement : bien qu'il soit LE constructeur de l'Intégral, D-503 sera impuissant devant le pouvoir ; Winston et Julia sont de simples employés ; Bernard et Lenina, bien que respectivement Alpha-Plus et Beta, ne sont pas pour autant “administrateurs”). Le personnage de Copeau dans Un Bonheur insoutenable constituera l'exception dans le sens où le lecteur sera le témoin muet de presque toute sa vie, de son enfance à sa maturité, de son statut d'étudiant à celui de vainqueur d'UNI, en passant par celui, si rare et convoité, de “programmeur”. Il sera le seul à modifier le destin de ses semblables et à triompher du pouvoir en place. Du point de vue du pouvoir (et de l'auteur), les héros, ou antihéros (complexe est la question) de nos contre-utopies ont donc une existence d'échantillon, prélevé et étudié de près dans le système que forment les sociétés, de cellule cancéreuse[1] (car révoltée) à l'intérieur d'un vaste organisme[2], de témoin subjectif et impuissant d'une société potentiellement à venir.

Parallèlement à ces personnages gravitent d'autres “êtres de papier”, représentants de l'autorité, qui manient cyniquement[3] le mensonge. Ainsi, le grand administrateur Mustapha Menier, dans Le Meilleur des Mondes, affirme-t-il : « Mais comme c'est moi qui fais les lois ici, je puis également les enfreindre. Avec impunité. » (p. 243). Cependant, en tant qu'écho négatif du héros Bernard Marx, Mustapha Menier a connu des mésaventures similaires avec l'administrateur de son époque : « Moi, je m'intéressais trop à la vérité ; j'ai payé, moi aussi. » (p. 253). Dans 1984, le personnage d'O'Brien apparaît comme très ambigu : il met en place un mensonge à plusieurs niveaux. Dans un premier temps[4], avec la complicité abusée de Winston et Julia, il semble se jouer de Big Brother et de ses télécrans ; plus tard, le lecteur apprendra qu'il est un des fondements du régime de Big Brother : « - ils m'ont pris depuis longtemps ! dit O'Brien presque à regret, avec une douce ironie. » (p. 338). On soulignera que même si son personnage est démasqué, O'Brien continue son imposture sous forme d'ironie dans ses entretiens avec Winston emprisonné. Le dialogue se poursuit : « - Vous le saviez, Winston, dit O'Brien. Ne vous mentez pas à vous même. Vous le saviez, vous l'avez toujours su. » (p. 338). Une fois encore, le personnage d'O'Brien se rapproche de celui de Winston par sa conscience des conditions de vie qui sont celles des habitants de l'Océania : « Il savait mille fois mieux que Winston ce qu'était le monde en réalité, dans quelle dégradation vivaient les être humains et par quels mensonges et quelle barbarie le Parti les maintenait dans cet état. » (p. 370). Enfin, la dualité O'Brien/Winston se mue en une égalité par le biais d'un insidieux subterfuge : un enregistrement du premier entretien secret qu'ont eu les deux hommes ensembles. L'exaltation de son désir de résistance se retourne contre Winston : « - Et vous vous croyez moralement supérieur à nous, à cause de nos mensonges et de notre cruauté ? [demande O'Brien] / Il [Winston] s'entendit promettre de mentir, voler, falsifier, tuer » (p. 380). Dans Un Bonheur insoutenable, si l'on considère que les “programmeurs” représentent le pouvoir, le seul personnage, un véritable agent-double, Dover, possède un statut mensonger : « C'est un espion dit Copeau » (p. 322). En effet, il est employé comme berger à la solde des programmeurs, pour seconder la “sélection naturelle” : il doit repérer les individus qui ont un tempérament de chef et qui feraient de ce fait de bons membres “programmeurs”. Une fois encore, un rapprochement entre les deux personnages existe : si Dover est un traître aux yeux de Copeau, il n'en a pas moins vécu les mêmes aventures et les mêmes périls pour atteindre UNI. Les personnages falsificateurs au service du système ne sont donc pas ni les plus intéressants[5], ni les plus nombreux dans nos romans, et il sera plus significatifs de considérer le rôle et l'importance du mensonge dans la dissidence.