1) la confrontation révélatrice de deux mondes 

Huxley[1], dans la préface de son Meilleur des Mondes, considère comme « le défaut le plus sérieux du récit » la franche opposition qui existe entre le monde moderne et celui des “sauvages”. Selon lui, « on n'offre au Sauvage qu'une seule alternative : une vie démente en Utopie, ou la vie d'un primitif dans un village d'Indiens, vie plus humaine à certains points de vue, mais, à d'autres, à peine moins bizarre et anormale » (p. 8). En effet, il règne une ambivalence dans les relations qu'entretiennent ces deux mondes mensongers l'un par rapport à l'autre, tous les deux nous étant donnés comme invivables pour un homme contemporain.

Chez Orwell, dans 1984, les deux partis sont plus subtils puisqu'ils résident, quasi-mêlés, dans le même espace urbain. Comme l'explique B. Gensane, les prolétaires, par opposition aux membres du Parti, « évoluent en dehors de la société et de l'histoire, ce qui, politiquement et sociologiquement, est difficilement soutenable » (p. 59). Il semble que, à l'instar de celui d'Huxley, le récit d'Orwell pèche par l'invraisemblance de deux tissus sociaux si rapprochés géographiquement et pourtant aux modes de vie si distincts. La discussion de Winston avec O'Brien nous éclairera mieux en ce qui concerne la nature des relations entre les habitants de l'Océania : « Ce n'est pas du solipsisme. Ou si vous voulez, c'est du solipsisme collectif. » (p. 375). Dans cette apparente contradiction - un “solipsisme collectif” n'étant pas forcément un oxymore - s'ébauche la compréhension d'un régime où chacun est enfermé dans son propre mutisme, dans une apparence la plus bonpensante[2], par crainte de la répression du pouvoir. B. Gensane rappelle qu'Orwell « bâtit une œuvre où l'homme est seul parce que [...] le monde référentiel se refuse à lui ou l'empêche de surmonter ses contradictions » (p. 12). C'est le cas général de tous les habitants de l'Océania et, on peut le supposer, de tous les individus du monde qui sont soumis à des régimes politiques similaires. Le livre de Goldstein affirme, à propos des guerres séculaires entre les grandes puissances : « Si les contacts avec les étrangers lui [citoyen de l'Océania] étaient permis, il découvrirait que ce [citoyens des autres États] sont des créatures semblables à lui-même et que la plus grande partie de ce qu'on lui a raconté d'eux est fausse. » (p. 279). Le manque de communication se fait cruellement sentir et pèse sur les personnages. Ainsi Winston se demandera pour qui et dans quel but il rédige son journal : « Ce qui est peut-être le plus désespérant dans Un peu d'air frais comme dans 1984, c'est que les expériences, même avortées sont incommunicables. La dimension mythique de la solitude, de la désolation des héros orwelliens mine leur énergie vitale : ils savent qu'ils n'ont aucune chance d'influer sur le destin de leurs semblables. » déclare B. Gensane (p. 59). Enfin, il faudra souligner que Winston existe cependant dans un véritable solipsisme. Vers 1940, Orwell rédige le plan d'une œuvre en gestation « The Last Man in Europe », qui est très certainement l'ébauche de 1984. Notons que c'est O'Brien qui investit Winston de ce noble titre : « - Vous êtes le dernier homme, dit O'Brien, vous êtes le gardien de l'esprit humain. » (p. 380) ; de même : « Voyez-vous cette chose en face de vous ? C'est le dernier homme. Si vous êtes un être humain, ceci est l'humanité. » dit O'Brien (p. 383). A la lecture du titre de cette première ébauche, on songera que le destin de Winston est peut-être un peu celui de Béranger - personnage de la pièce Rhinocéros[3] de Ionesco - qui a choisi de conserver son humanité dans un monde avec lequel il entre en opposition. A la différence de Winston, Béranger regrette dans un premier temps d'avoir à assumer sa différence. Citons simplement la toute fin de l'acte III dans laquelle Béranger affirme son autonomie : « Hélas, je suis un monstre, je suis un monstre. Hélas, jamais je ne deviendrai rhinocéros, jamais, jamais ! Je ne peux plus changer. Je voudrais bien, je voudrais tellement, mais je ne peux pas. Je ne peux plus me voir. J'ai trop honte ! (Il tourne le dos à la glace.) Comme je suis laid ! Malheur à celui qui veut conserver son originalité ! (Il a un brusque sursaut.) Eh bien tant pis ! Je me défendrai contre tout le monde ! Ma carabine, ma carabine ! (Il se retourne face au mur du fond où sont fixées les têtes des rhinocéros, tout en criant :) Contre tout le monde, je me défendrai ! Je suis le dernier homme, je le resterai jusqu'au bout ! Je ne capitule pas ! » (p. 245-246).

Il n'est pas innocent de constater que le motif des “incurables” intervient très tôt dans Un Bonheur insoutenable d'Ira Levin. En effet, dès la sixième page du roman, le petit garçon qu'est encore Copeau se montre très curieux vis-à-vis de ces membres un peu spéciaux. Bien que le régime d'UNI mette tout en œuvre pour étouffer leur existence (« - C'est rien que des histoires ? demanda Copeau [...] / - Rien de plus, Li. C'était vrai il y a très, très longtemps, mais plus maintenant. [répondit Bob, le conseiller de Copeau] » p. 10), les incurables vont dévoiler leur existence tout au long du livre. Bien vite pourtant, Copeau va les percevoir comme des hommes achevés, tels qu'il voudrait être lui aussi : « - Comme les incurables. [dit Copeau] / - On nous apprend à les appeler ainsi, mais peut-être étaient-ils en réalité les imbattables, les indroguables » répond Lilas (p. 91).

Devant l'aveuglement des membres des contre-utopies, l'oppression venant du pouvoir, comment ne pas considérer l'Utopie comme la Caverne de Platon[4].

Dans Nous autres, Zamiatine place ces paroles dans la bouche de son héros D-503 lorsqu'il découvre l'autre côté du mur de verre : « J'ouvris les yeux et me vis face à face pour de vrai avec ce que les vivants avaient vu jusqu'alors réduit mille fois, affaibli et estompé par le verre trouble du Mur » (p. 158)[5]. D'un point de vu sémantique, le choix du titre Nous autres demande que l'on s'y attarde : il évoque le faux solipsisme que nous avons développé. Dans l'État Unique, chacun est “autre” malgré l'immense communauté que forment les numéros. Ainsi, la présence d'un ailleurs dans nos contre-Utopies engendre une certaine dynamique propre à éveiller la conscience des individus, participe de la dynamique qui fait que rien n'est jamais figé définitivement chez les hommes.