3) le bonheur face à la vérité, puis à la liberté 

Il est curieux de remarquer que dans toutes nos contre-utopies, mais aussi dans les utopies en général, me semble-t-il, le bonheur des individus soit systématiquement opposé à leur liberté, comme si ces deux valeurs ne pouvaient cohabiter, ou que l'élaboration d'un système politique les incorporant simultanément relevait d'une tâche humainement trop ardue. On entendra par le terme liberté la possibilité d'exister en tant qu'individu, d'avoir une vie privée, d'effectuer soi-même les choix qui engagent son avenir, de prendre du recul face à la machine étatique. C'est un peu comme si les contre-utopistes avaient voulu se borner à respecter à la lettre ce beau précepte de Montesquieu : « Il sera toujours beau de gouverner les hommes en les rendant heureux. » Si le bonheur est la préoccupation première des gouvernements, la liberté en a fortement souffert. Dans Nous autres, le personnage de R-13 donne une lecture édifiante de « la vieille légende du paradis » : « Les deux habitants du paradis se virent proposer le choix : le bonheur sans liberté ou la liberté sans bonheur, pas d'autre solution. Ces idiots-là ont choisi la liberté et, naturellement ils ont soupiré après des chaînes pendant des siècles. » (p. 71). De même, G. Lapouge[1] rappelle l'interdépendance de ces deux notions à travers un autre auteur : « Dès son procès, en 1849, Dostoïeveski avait reconnu les deux figures de la tragédie. Il se présente comme un homme écartelé entre leurs fascinations contraires : le bonheur transparent et parfait de la fourmilière contre les ivresses ensanglantées de la liberté. » (p. 243). D-503, au travers de son journal, se fait le porte-parole de la vision politique officielle. Ainsi, il nous confie ses doutes (« Je serai franc : nous n'avons pas encore résolu le problème du bonheur d'une façon tout à fait précise. » p. 26), ses espérances quant à l'évolution des êtres humains : « les machines parfaites, semblables à des hommes, et les hommes parfaits, semblables à des machines. C'était une beauté vibrante, une harmonie, une musique... » (p. 92). La perfection et la beauté, comme le bonheur totalitaire, résident donc dans le mécanique, la mesure et l'uniformité ; l'imagination doit de ce fait être détruite : « C'est extraordinaire que l'on ne puisse trouver un moyen de guérir cette maladie du rêve et de la rendre raisonnable et, peut-être même, utile. » (p. 131).

D'autre part, le désir de vérité, cette tentative de fuir le mensonge sont entrepris comme une véritable quête par les personnages dissidents de nos œuvres, bien qu'elle aille à l'encontre du bonheur collectif. Si Winston Smith, dans 1984, est un révolté de la falsification et détient les preuves du mensonge du régime, il sera écrasé par la bureaucratie vainqueur : Winston travaillera, après son passage au Ministère de la Vérité, pour la sous-commission d'un sous-comité chargé de déterminer s'il faut placer les guillemets à l'intérieur ou à l'extérieur des parenthèses. Notons que si Orwell s'inspire de Zamiatine, il n'oppose pas directement l'image du bonheur à la liberté. Il se contente de décrire l'enfer d'un régime politique concentrationnaire où les individus sont réduits à l'esclavage, dépossédés d'eux-mêmes, dans leurs actes et dans leurs pensées. En ce qui concerne Le Meilleur des Mondes, le personnage qui nous intéresse est John le Sauvage. C'est lui qui sera le révélateur de la crise de ce “Brave New World” : « - Eh bien, j'aimerais mieux être malheureux que de connaître cette espèce de bonheur faux et menteur dont vous jouissez ici ! » (p. 201). Bernard Marx, malgré son conditionnement, sera influencé par le discours de John : « il reconnut [...] la vérité de ce que lui débita à présent le Sauvage sur le peu de valeur de ces amis qui pouvaient se transformer » (p. 201-202). La discussion finale entre l'Administrateur, John, Bernard Marx et Helmholtz viendra confirmer la vision d'un monde où la vérité est absente et le bonheur dénaturé : « Cela n'a pas été une fort bonne chose pour la vérité, bien entendu. Mais ç'a été excellent pour le bonheur. Il est impossible d'avoir quelque chose pour rien. Le bonheur, il faut le payer. Vous le payez, Mr Watson. Vous payez, parce qu'il se trouve que vous vous intéressez trop à la beauté. Moi je m'intéressais trop à la vérité ; j'ai payé, moi aussi. » (p. 253).

Copeau, dans Un Bonheur insoutenable, est lui aussi assoiffé de vérité. Après sa rencontre avec d'autres membres dissidents, son désir de vérité correspond aussi à une fièvre de liberté : « - Et pourtant, cela vaudrait la peine de savoir. Est-ce que cela importe tellement d'être heureux ou malheureux ? Savoir la vérité nous apporterait un bonheur différent, plus satisfaisant, je pense, même si c'était un bonheur triste. » (p. 119). De façon emblématique, Copeau sera le seul membre, parvenu jusqu'au cœur d'UNI, à ne pas renier son objectif - libérer ses semblables - une fois plongé dans le luxe du cadre de vie des programmeurs : « J'ai fait ce que tu n'as pas fait. Ce pour quoi tu étais venue ici, et que tu t'es laissée convaincre de ne pas faire. » dira Copeau à Deirdre (p. 366). La liberté et la vérité n'existent donc pas naturellement dans les contre-utopies et il faut toute la persévérance de quelques individus pour les insérer dans le bonheur superficiel et inconscient présent au premier chef (excepté dans 1984).