1) A propos du narrateur contre-utopiste

 

Le narrateur est, dans nos œuvres, un personnage fuyant, ambigu et difficile à cerner. A mi-chemin entre l'auteur et les personnages, il est tantôt omniscient, tantôt aveuglé, souvent engagé et parfois objectif. Dans Nous autres, on peut dire tout d'abord que D-503 essaie de préserver sa bonne foi et d'écrire en toute franchise : « Je serai franc : nous n'avons pas encore résolu le problème du bonheur d'une façon tout à fait précise. » (p. 26) ; « (j'écris sans rien cacher, je le répète) » (p. 30) ; « Je voulais rayer toutes ces réflexions [...] mais j'ai réfléchi, et ne bifferai rien. » (p. 35). Il rejette le mensonge comme une mauvaise imprécision : « Ce que je viens d'écrire est tellement invraisemblable et tellement ridicule, que je crains, lecteurs inconnus, que vous ne me preniez pour un mauvais plaisant. Vous allez croire que je veux tout simplement me payer votre tête en vous racontant des balivernes sur un ton sérieux ? Pourtant, je ne sais pas blaguer, car dans toute blague, le mensonge joue un rôle caché » (p. 28) ; de même : « Je n'aime pas les plaisanteries et ne les comprends pas. » (p. 50). Comme D-503 le précise dans le titre de la “note 6” (p. 36) de son récit, « C'est clair », il va donc choisir de ne rien dissimuler au lecteur : « Je le répète : je me suis imposé l'obligation d'écrire sans rien cacher. » (p. 36) ; « J'ai maintenant honte de raconter ce qui suit, mais je me suis promis d'être franc jusqu'au bout. » (p. 103). La moindre donnée inexacte lui cause scrupules et le rapproche du mensonge : « Je dois malheureusement me contenter d'un chiffre approximatif. » (p. 128). Pourtant la narration se termine en point d'interrogation, le narrateur éprouve un certain vertige : « Ai-je jamais éprouvé tout cela, ou cru que je l'éprouvais ? » (p. 228). Le narrateur-protagoniste D-503 n'est pas si éloigné du narrateur-auteur dont Roland Barthes dit, à propos du narrateur des œuvres de Proust, « le “je” n'est pas “celui qui se souvient, se confie, se confesse, il est celui qui énonce ; celui que ce “je” met en scène est un “moi” d'écriture, dont les liens avec le “moi” civil sont incertains. »[1]. Le personnage de D-503 souffre d'une sorte de schizophrénie puisqu'il semble s'incarner dans l'image de la racine de moins un ([ring]-1). Bien qu'une telle racine soit une aberration scientifique, elle prend néanmoins tout son sens dans l'œuvre en élaborant une étonnante mise en abyme. En effet, cette racine est une nouvelle forme de l'oxymore qui, bien qu'inconcevable dans une logique purement mathématique, apparaît comme une excellente illustration de la personnalité de D-503. Pour obtenir une racine négative, il faudrait que le produit de deux nombres identiques puisse être négatif, or :

 

( - x - = + ) et ( + x + = + )

 

En fait, il faut considérer ici le personnage de D-503 comme le produit de deux facettes identiques, l'une positive, l'autre négative. On obtient ainsi :

 

( 1 x - 1 = V- 1 )

 

Cette vision mathématique des individus est présente implicitement dans l'État Unique : « Mais pourquoi y a-t-il en même temps en moi : “je ne veux pas” et “je veux” ? » (p. 142) ; « Ces notes seront un produit de notre vie, de la vie mathématiquement parfaite de l'État Unique. S'il en est ainsi, ne seront-elles pas un poème par elles-mêmes, et ce malgré moi ? » (p. 16) ; « Non, cela forme un accord tout à fait curieux. » (p. 22) ; « Je voyais là un autre moi-même, mais qui ne me ressemblait pas » (p. 40). Ce motif du dédoublement[2] rapproche D-503, des personnages romantiques, de type « Wanderer », du siècle dernier, errant physiquement et mentalement sur la surface du globe. On pourra souligner enfin le grand nombre de phrases inachevées qui existe dans Nous autres. D'une certaine manière, elles constituent toutes l'affirmation inaboutie d'une vérité qui devient, de ce fait, mensongère ou imparfaite, au moins. Elles contribuent aussi à une sorte d'onirisme de la narration, comme des bribes de phrases que le lecteur a pour charge de finir. Le procédé rappelle le passage[3], chez Huxley, dans lequel il nous est rapporté de nombreuses répliques entrecroisées, formant plusieurs dialogues, que le lecteur peut saisir et remettre en ordre par le sens de leur contenu.

Dans Le Meilleur des Mondes, le narrateur est absent, effacé bien qu'omniscient ; il n'est ni un personnage, ni l'auteur. Son écriture du mensonge est assez limitée et réside surtout dans ce que l'on pourrait appeler la sémantique du faux. En effet, un des ressorts d'Huxley pour mettre en relief la modernité et la futilité de la société qu'il décrit, est d'adjoindre un affixe à des noms communs. Cet ajout dénature le nom qui le supporte, contestant implicitement la nature et la réalité du mot. On obtient ainsi de la « Musique synthétique », « un solo de super-cornet à pistons » (p. 54), le « Cinéma sentant » (p. 53), du « pseudo-sang » (p. 65), du « pseudo-maroquin » (p. 70), le « conditionnement néo-pavlovien » (p. 70), un « quasi-silence » (p. 96), des « para-bois et super-cordes » (p. 100), un jeu de « Paume-Escalator » (p. 107) ou de « Golf-Electro-Magnétique » (p. 120), un « Archi-Chantre » (p. 196) et bien d'autres. Pourtant, tout ce que ce procédé nous apporte maintenant pourrait se résumer à un petit côté rétro et désuet, pas vraiment compatible avec l'idée de modernité voulue par Huxley. D'autre part, on pourra s'attarder sur l'onomastique présente dans le roman : humour et uniformité. En effet, ce sont les noms ou prénoms d'hommes politiques ou célèbres qui sont devenus d'usage courant : Bénito (Mussolini), Lenina (Lénine), Bernard Marx, Ford, Sarojini Engels, Herbert Bakounine, Morgana Rothschild, Docteur Wells... ; uniformité car le nombre des noms, comme dans Un Bonheur insoutenable, a été fortement réduit : « Fanny travaillait dans la Salle de Mise en Flacons, et son nom de famille était également Crowne. Mais comme les deux millions d'habitants de la planète n'avaient pour eux tous que deux mille noms, la coïncidence n'avait rien de particulièrement surprenant. » (p. 54). Huxley parvient donc à inspirer, par son écriture, l'idée de superficialité, de futilité, voire même de frivolité qui existe au cœur de l'État mondial.

Le statut du narrateur dans 1984 est ambivalent puisque c'est l'auteur et son personnage, Winston, qui se relaient. On peut dire que le lecteur lit en permanence au dessus de l'épaule du narrateur-auteur[4]. De son côté, Winston, selon B. Gensane, « découvre ou retrouve la fonction révélatrice ou purificatrice de la tenue d'un journal, d'une introspection, d'une sorte de psychanalyse. » (p. 213) ; « lorsqu'il se retrouve seul, Winston Smith est un homme qui écrit » (p. 213). Pour Orwell, le journal devient le témoin de l'impuissance, l'endroit où la noirceur du monde peut s'exprimer sans répression : « Donner une image favorable de soi, c'est mentir puisque la vie intérieure n'est qu'une “série de défaites” » écrivait Orwell (CEJL III p. 185). Si Orwell est un narrateur-auteur, Winston est un narrateur-acteur sur la scène de l'État Mondial. La bonne foi semble aussi caractériser la narration de 1984, dans le sens où le narrateur accepte de se tromper en même temps que le lecteur : « Il la détestait parce qu'elle était jeune, jolie et asexuée, parce qu'il désirait coucher avec elle et qu'il ne le ferait jamais »[5] (p. 29) ; « O'Brien serait vaporisé » (p. 91). Winston ne sait pas alors qu'O'Brien est un “agent double” ; on peut dire que ce qui est faux dans le cadre strictement temporel du roman “deviendrait” certainement vrai si l'histoire continuait un peu plus avant ; « La félicité qu'il [Winston] éprouvait à être seul avec le livre défendu dans une pièce sans télécran, n'était pas épuisée. » (p. 283) : la pièce - nous l'avons vu - est munie d'un télécran dissimulé. A propos de cette abnégation et de cet aveuglement volontaire dont fait preuve le narrateur, B. Gensane pourra peut-être nous éclairer par sa connaissance du personnage d'Orwell : « Moraliste et créateur avant tout, Orwell ne craignait pas de manipuler les faits lorsqu'il poursuivait un but artistique, décrivant généralement des situations basées sur son expérience personnelle, puis élaborant une thématique selon un point de vue strictement éthique en n'hésitant pas à se détourner des rigueurs de l'analyse, afin de se plonger dans la polémique où il excellait. » (p. 12). Le narrateur omniscient céderait-il le pas au narrateur omnipotent, et de ce fait plus acerbe ? Comme dans Nous autres, 1984 comporte un personnage très mineur dont les phrases demeurent inachevées : Mme Parsons (« Elle avait l'habitude de s'arrêter au milieu de ses phrases. » p. 37). Selon le même principe, une vérité à moitié énoncée devient un mensonge à part entière. Enfin, au travers de son journal, Winston nous rapporte[6] l'image de la société de Big Brother, avec ses aspects totalitaires et pourtant c'est aussi l'auteur Orwell et son passé littéraire que nous percevons : les affichages politiques (et notamment « LA GUERRE C'EST LA PAIX / LA LIBERTÉ C'EST L'ESCLAVAGE / L'IGNORANCE C'EST LA FORCE » p. 43) qui peuplent le roman sont aussi présents dans Un peu d'air frais[7] : « ULTIMATUM ALLEMAND / LA FRANCE MOBILISE » (p. 109).

Dans Un Bonheur insoutenable, le narrateur est immatériel et ne cède jamais sa place à un personnage. On retrouve chez lui ce désir de perfection qui force la narration à se corriger, pour ne pas transiger avec la vérité : « Elle descendit le couloir, suivie par d'autres étudiants - non, ils n'étaient plus étudiants maintenant. » (p. 57), de même : « Ils n'en étaient pas moins des membres - non, pas des membres, des gens ! - sains et heureux, qui avaient réussi à échapper à la stérilité, à l'efficacité et à l'uniformité universelles. » (p. 81). Pourtant, le roman sait créer un univers sémantique qui lui est propre, où les mots changent, où leurs sens sont parfois différents : « Il semblait manquer quelque chose. Ah oui ! Tandis que Flocon de Neige le guidait dans le couloir, il trouva ce que c'était. Personne n'avait dit : “UNI merci” » (p. 75) les dissidents le sont aussi par leur langage ; « ils frappèrent aux portes avant de les ouvrir, dirent mardi au lieu de marxdi, mars au lieu de marx, prirent garde à ne pas oublier que haïr et se battre étaient des mots parfaitement convenables, mais que baiser était “sale” » (p. 249) Pour s'adapter à leur nouvelle vie, Lilas et Copeau doivent réapprendre le sens des mots et certains comportements élémentaires pour s'intégrer au mieux. Dans la société d'UNI, les mots prennent un sens parfois ambigu[8] : « Il y a des lecteurs, et des membres qui verraient que nous ne les touchons pas, et qui accourraient pour venir nous “aider” » (p. 28) “aider” est ici synonyme de “dénoncer pour traitement” ; « Il descendit les escalators quatre à quatre, s'excusant auprès des membres qu'il bousculait, craignant toujours que Karl ne le voie et ne lui coure après pour les remercier » (p. 58) “remercier” prend ici une connotation désagréable et négative ; « Karl avait probablement été “guéri” lorsqu'il l'avait “aidé”, mais peut-être avait-il la force, la capacité génétique, ce qu'il fallait, bref, pour résister à la cure » (p. 121) “guérir” est ici synonyme de “traiter et normaliser”.