1) Le conditionnement et la propagande

a) Le conditionnement émanant directement du pouvoir
b) L'autoconditionnement
c) L'officieux comme parodie de l'officiel

Afin de pouvoir mieux tromper le peuple, le gouvernement met en place une éducation rigide des esprits, l'idéal étant même que l'individu soit lui-même l'artisan de sa propre censure. Dans nos Contre-Utopies, du fait de cette stratégie, on ne sait pas ce que l'on dit[1].

 

a) Le conditionnement émanant directement du pouvoir

Flèche vers le haut

Comme le souligne B. Gensane, « La société de 1984 est une dictature débridée, sans projet historique. Contrairement à ce que postule O'Brien, le système n'asservit pas pour asservir mais pour se perpétuer. La dictature fonctionne pour elle-même, en vase clos. » (p. 59). Dans Le Meilleur des Mondes, l'éducation des enfants, à la manière d'une prédestination, est entièrement fondée sur les messages subliminaux et le conditionnement pavlovien : « Ils [les enfants] grandiront avec ce que les psychologues appelaient une “haine instinctive” des livres et des fleurs. » (p. 40) ; « - Jusqu'à ce qu'enfin l'esprit de l'enfant, ce soit ces choses suggérées, et que la somme de ces choses suggérées, ce soit l'esprit de l'enfant. Et non pas seulement l'esprit de l'enfant. Mais également l'esprit de l'adulte - pour toute sa vie. L'esprit qui juge, et désire, et décide - constitué par ces choses suggérées, ce sont celles que nous suggérons, nous ! » (p. 47). L'idée d'un cercle vicieux se retrouve aussi dans le fait que chaque individu - même le plus élevé hiérarchiquement - est soumis aux “répétitions hypnopédiques” : « Ils étaient des Alphas, bien entendu, mais les Alphas eux-mêmes ont été bien conditionnés. » (p. 45). Il existe cependant plusieurs paradoxes : bien que le programme soit, au besoin, adapté à chaque classe social (« On décida d'abolir l'amour de la nature, du moins parmi les basses classes, d'abolir l'amour de la nature, mais non point la tendance à consommer du transport. » p. 41), même si le conditionnement semble totalement déterminer l'individu (« Son conditionnement a posé les rails le long desquels il lui faut marcher. Il ne peut s'en empêcher ; il est fatalement prédestiné. » p. 247), celui-ci possède ses limites. Il est parfois incapable de venir à bout d'une peur profonde : Linda, bien qu'infirmière, « n'avait jamais pu supporter la vue du sang. » (p. 155). De plus, les Alphas, en tant qu'individus intellectuellement plus développés, sont tentés de réfléchir sur ce conditionnement, d'essayer de s'en séparer : « Comment se fait-il que je ne puisse pas, ou plutôt - car, après tout, je sais fort bien pourquoi je ne peux pas - qu'est-ce que j'éprouverais si je le pouvais, si j'étais libre, si je n'étais pas asservi par mon conditionnement ? » s'interroge Bernard Marx (p. 110) ; « - Mais moi, oui, insista-t-il. Cela me donne la sensation... il hésita, cherchant les mots pour s'exprimer... la sensation d'être davantage moi, si vous comprenez ce que je veux dire. D'agir davantage par moi-même, et non pas si complètement comme une partie d'autre chose. De n'être pas simplement une cellule du corps social. » dit il encore (p. 110) ; pourtant la délivrance n'est jamais totale : « c'était l'un de ces préjugés hypnopédiques dont (s'imaginait-il) il s'était complètement débarrassé. » (p. 116). Pour que le conditionnement soit réussi, il faut que toute la société fonctionne, de manière transparente, et repose sur des lieux communs[2], nouvelles unités du langage : « nous répétons constamment que la science est tout au monde. C'est un truisme hypnopédique. » déclare Helmholtz (p. 249). Cette omniprésence est aussi en vigueur dans Nous autres : « Parce que notre révolution a été la dernière et qu'il ne peut plus y en avoir. Tout le monde sait cela » dit D-503 (p. 177). L'imagination, à son tour, est rejetée : le pouvoir pense qu'elle permet l'élaboration d'une vérité parallèle, incontrôlable et par conséquent d'un mensonge latent. Il faut donc entrer en lutte contre elle, au mieux la supprimer au moyen de ce que Zamiatine nomme allégoriquement la “Grande Opération” : « Est-ce que vous avez entendu parler d'une opération nouvelle qui servirait à supprimer l'imagination ? » (p. 90). Le mensonge est quelque chose d'indissociable de la notion d'État selon D-503, où les hommes menteurs existeront toujours : « Il y avait des espions dans l'État ancien, et il y a des espions dans le nôtre... » (p. 47).

L'habileté du Parti, dans 1984, est l'instrument utilisé pour insinuer le doute dans les esprits. Bien souvent, la propagande se situe dans un deuxième degré, dont l'habitant océanien n'a que le pressentiment, d'une manière subtilement dosée. « Une attaque [contre Goldstein] si exagérée et si perverse qu'un enfant aurait pu la percer à jour, et cependant juste assez plausible pour emplir chacun de la crainte que d'autres, moins bien équilibrés pussent s'y laisser prendre. » dit Winston (p. 25). Rien n'est simple dans le royaume de Big Brother et la forme est bien plus importante que le fond, pour des citoyens habitués à toutes les incohérences ; tout sens se dérobe. « L'horrible, dans ces Deux Minutes de la Haine, était, non qu'on fût obligé d'y jouer un rôle, mais que l'on ne pouvait, au contraire, éviter de s'y joindre. Au bout de trente secondes, toute feinte, toute dérobade devenait inutile. » (p. 28) ; « Tout se fondait dans le brouillard. Parfois, certainement, on pouvait poser le doigt sur un mensonge précis. » (p. 56). Que ce soit de manière concrète pour le personnage de Winston Smith, dans son travail[3] (« Même les instructions écrites que recevait Winston [...] ne déclaraient ou n'impliquaient jamais qu'il s'agissait de faire un faux. Il était toujours fait mention de fautes, d'omissions, d'erreurs typographiques, d'erreurs de citation, qu'il était nécessaire de corriger dans l'intérêt de l'exactitude. » p. 63) ou de manière générale pour tous les habitants (« On apprit simplement partout à la fois, avec une extrême soudaineté, que l'ennemi c'était l'Estasia et non l'Eurasia. » p. 256 ; « Rien ne changea de sa [celle de l'orateur] voix ou de ses gestes ou du contenu de ce qu'il disait mais les noms, soudain, furent différents. » p. 257), le procédé de falsification demeure le même, inavouable. Le Parti donne de lui une image faussée dont certains personnages ont conscience (« Ils [les membres du Parti] ne sont pas les petits saints qu'ils veulent se faire croire ! » dit Julia p. 180) mais que personne ne conteste vraiment (« Elle [Julia] était souvent prête à accepter le mythe officiel, simplement parce que la différence entre la vérité et le mensonge ne lui semblait pas importante. » p. 219). Le cas du Livre de Goldstein, sachant qu'il fut écrit par les partisans de Big Brother, prend une autre signification de franche propagande et d'incitation à la soumission tranquille : « Elle [la classe dirigeante] est alors renversée par la classe moyenne qui enrôle à ses côtés la classe inférieure en lui faisant croire qu'elle lutte pour la liberté et la justice. » (p. 286).

Ira Levin, dans Un Bonheur insoutenable, donne une autre coloration et un autre medium à la main de fer du pouvoir : les traitements. Leur composition est réellement inconnue et leurs effets uniquement, et seulement en partie, sensibles empiriquement par leurs bénéficiaires : « Les traitements étaient destinés à prévenir les maladies, à calmer ceux qui étaient nerveux, à empêcher les femmes d'avoir trop de bébés et les hommes d'avoir des poils sur le visage ; pourquoi auraient-ils pour effet de supprimer l'intérêt d'une idée ? C'était pourtant ce qu'ils faisaient, régulièrement, mois après mois. » remarque Copeau (p. 35). Ces traitements sont eux-aussi des lieux communs du monde d'UNI et font partie des formalités d'usage : Copeau « suivait régulièrement la TV et les traitements » (p. 59). Il est intéressant et très instructif de remarquer que, dans cette société, on suit ses traitements comme on suit la télévision. C'est UNI qui ordonne, prépare et injecte les traitements dans un monde complètement déresponsabilisé ; on ne s'étonnera pas de ne pas trouver de propagande puisque l'implication des citoyens dans la vie politique - s'il est permis d'employer ce mot pour qualifier quelque chose d'inexistant dans l'oeuvre - est minimale.

 

 

b) L'auto-conditionnement

Flèche vers le haut

Orwell écrivait[4] déjà qu' « un régime totalitaire ne peut-être viable que s'il ancre dans l'esprit de ses victimes le sentiment de la faute ». C'est pourquoi, dans 1984, mais aussi dans Le Meilleur des Mondes et dans Nous autres, le pouvoir doit tout faire pour que l'individu devienne son propre censeur, ou, tout au moins, ne puisse pas faire autrement que de se trouver en conformité avec les orientations politiques et les volontés du gouvernement. Dans 1984, l'auto-conditionnement s'opère au moyen de la récurrence spiralique de la double-pensée : « Cela s'appelait "Contrôle de la Réalité”. On disait en novlangue, double pensée. » (p. 55) ; « La double pensée est le pouvoir de garder à l'esprit simultanément deux croyances contradictoires et de les accepter toutes deux. » (p. 303) ; « elle est un vaste système de duperie mentale.» (p. 305). Si ce système paraît viable, il doit, une fois mis en oeuvre, se développer et s'alimenter par lui-même : « Pour se servir même du mot double pensée, il est nécessaire d'user de la dualité de la pensée, car employer le mot, c'est admettre que l'on modifie la réalité. Par un nouvel acte de double pensée, on efface cette connaissance, et ainsi de suite indéfiniment, avec le mensonge toujours en avance d'un bond sur la vérité.» (p. 304). Pour une démonstration, réalisée par un maître en la matière, O'Brien, on pourra se reporter aux pages 373-374 : celui-ci y crée un mensonge inconscient au moyen de la double pensée. Concrètement, Winston pratique lui aussi (mais mal ?) cette double pensée, pendant « l'heure de culture physique » : « Son esprit s'échappa vers le labyrinthe de la double pensée. Connaître et ne pas connaître. En pleine conscience et avec une absolue bonne foi, émettre des mensonges soigneusement agencés. Retenir simultanément deux opinions qui s'annulent alors qu'on les sait contradictoires et croire à toutes les deux. Employer la logique contre la logique. »[5] (p. 55).

Pourtant, la dissimulation et la mauvaise foi sont aussi utilisées en Océania et constituent un moyen de se protéger : « Déguiser ses sentiments, maîtriser son expression, faire ce que faisaient les autres étaient des réactions instinctives. » (p. 31). C'est bien à un conditionnement que nous avons à faire ici ; Big Brother n'en demande pas moins : « C'était en partie un hymne à la sagesse et à la majesté de Big Brother, mais c'était plus encore, un acte d'hypnose personnelle, un étouffement délibéré de la conscience par le rythme. » (p. 30) ; « il était presque impossible de l'écouter sans être d'abord convaincu, puis affolé. » (p. 257). Les individus sont littéralement pris en otage par le Parti qui leur refuse le droit d'exister, d'avoir une personnalité, une singularité : « Le Parti avait commis le crime de persuader que les impulsions naturelles, les sentiments naturels étaient sans valeur, alors qu'il dérobait en même temps à l'individu tout pouvoir sur le monde matériel. » (p. 234). Si les personnages de 1984 sont naturellement des êtres de papier, ce sont aussi des façons d'êtres humains. Le régime de Big Brother use et abuse des falsifications en tous genres, sans se soucier des habitants qui n'opposeront jamais de réticences : « L'idéologie officielle abonde en contradictions, même quand elles n'ont aucune raison pratique d'exister. » (p. 306) La gratuité du mensonge met en relief le cynisme des membres du Parti intérieur qui peut tout soumettre à l'entendement faussé du reste de la population. Il n'y a que dans la détresse la plus totale que les contraires peuvent s'annuler chez l'homme : Pour Winston, sous la torture, « L'ancien sentiment, qu'au fond peu importait qu'O'Brien fût un ami ou un ennemi, était revenu. » (p. 356). La double pensée est l'une des plus fines trouvailles d'Owell qui souligne par là une déficience des discours politiques et l'aliénation des citoyens aux grandes puissances de son époque.

De son côté, Huxley, invente, de manière moins subtile, à partir des “paradis artificiels” connus, l'échappatoire hors du triste réel, de ses personnages : le soma. Cet agent du mensonge, ce “vrai-fuyant” est « euphorique, narcotique, agréablement hallucinant » (p. 73). Son utilisation est celle d'une drogue sans les effets dévastateurs sur la santé : « - Vous vous offrez un congé hors de la réalité chaque fois que vous en avez envie, et vous revenez sans le moindre mal de tête ni la moindre mythologie. » dit Lénina (p. 74). Les “slogans hypnopédiques” ne manquent pas à propos du soma puisqu'il constitue le prolongement logique du conditionnement de l'individu : « Avec un centicube, guéris dix sentiments » (p. 74) ; « un gramme vaut mieux que le “zut” qu'on clame... » (p. 75), etc. Vu d'un Administrateur, Mustapha Menier, le soma est moins positif et apparaît plus utile à la société : « On peut porter sur soi, en flacon, au moins la moitié de sa moralité. Le christianisme sans larmes, voilà ce qu'est le soma. » (p. 263). Pour Tomakin, “l'ex-Directeur de l'Incubation et du conditionnement”, la cure de soma sera l'équivalent du suicide socratique ou du Hara-Kiri japonais : « Tomakin était en congé, évadé de l'humiliation et de la douleur » (p. 264). Enfin, pour les employés Deltas de l'Hôpital de Park Lane, le soma fait office de salaire, de loisir et de week-end ; il sera plus pertinent de dire que le soma des employés de Huxley est un peu l'assommoir des ouvriers de Zola.

 

 

c) L'officieux comme parodie de l'officiel

Flèche vers le haut

Si , comme nous venons de la voir, on ne sait pas ce que l'on dit dans nos sociétés contre-utopiques, on ne dit pas ce que l'on sait non plus. En effet, les habitants de l'Océania dans 1984 sont confrontés à la dure réalité qui est la leur et de ce fait se rendent compte que celle-ci ne correspond pas à ce qu'annonce Big Brother dans ses discours. Que penser d'une telle abnégation... ou d'un tel aveuglement ? Elle est le fruit du conditionnement que nous avons étudié. Winston souligne le caractère grotesque de la dualité fiction politique/réalité qui existe : « Tout ce qu'on savait, c'est qu'à chaque trimestre un nombre astronomique de bottes étaient produites, sur le papier, alors que la moitié peut-être de la population de l'Océania marchait pieds nus. » (p. 64). Dans l'esprit d'Orwell, cette gestion désordonnée des ressources de production fait directement référence aux économies de type communiste, à l'exemple de l'Union Soviétique. Winston nous donne un autre exemple de la duplicité du pouvoir face au peuple : « Mais il savait, en vérité tout le monde dans le Parti le savait, que les prix [d'une loterie à laquelle participe nombre de “prolétaires”] étaient pour la plupart fictifs. » (p. 125). Le conditionnement se fait ici falsification et tromperie aux dépens des habitants eux-mêmes.