4) Le pouvoir contre l'art

 

Ce qui peut paraître frappant dans nos contre-utopies, est l'opposition perpétuelle du régime à l'art. Il y a plusieurs raisons à cela : si l'art est synonyme de liberté (mais aussi d'originalité), il est normal que les systèmes totalitaires soient réticents à son expression. Dans Le Meilleur des Mondes, la discussion finale avec l'Administrateur Mustapha Menier nous en dira plus long : « Il faut choisir entre le bonheur et ce qu'on appelait autrefois le grand art. Nous avons sacrifié le grand art. Nous avons à la place les films sentants et l'orgue à parfums. » (p. 244). Nous retrouvons à nouveau (mais le verrons plus loin) l'opposition bonheur/liberté : l'art devient donc l'ennemi du bonheur. Une autre raison survient de la crainte qu'ont les régimes contre-utopiques du passé ; le refus de l'art est en fait un refus du passé comme l'explique à nouveau l'Administrateur : « La beauté attire, et nous ne voulons pas qu'on soit attiré par les vielles choses. » (p. 243).

Dans 1984, le Parti refuse l'émerveillement des sens : « Le Parti disait de rejeter le témoignage des yeux et des oreilles. C'était le commandement final et le plus essentiel. » (p. 118). Comment dans ces conditions est-il possible de songer même à l'idée d'une émotion artistique ? « Pour Orwell, un régime devient totalitaire à partir du moment où il exerce sur les individus, une emprise anormalement répressive. » selon B. Gensane (p. 54). Que dire, en conséquence, d'un régime qui sanctionne et prohibe même l'art ? Le mépris du Parti est sensible dans l'utilisation qu'il fait des musées : « C'était un musée affecté à des expositions de propagande de diverses sortes : modèles réduits de bombes volantes et de Forteresses flottantes, tableaux en cire illustrant les atrocités de l'ennemi, et ainsi de suite. » (p. 143). Les membres du Parti s'opposent aussi aux prolétaires par leur absence de manifestations : « Winston fut frappé par le fait étrange qu'il n'avait jamais entendu chanter, seul et spontanément, un membre du Parti. » (p. 202).

L'originalité d'Ira Levin est de proposer une société où l'art est absent ou dénué d'intérêt (du fait de son inexpressivité) dirigée par un ordinateur et des programmeurs qui ont seuls accès (comme c'est le cas pour les dirigeants du Meilleur des Mondes ) au véritable art. En effet, Une fois parvenu dans Uni, Copeau découvre nombre de trésors : « Entre les portes, étaient accrochés des tableaux, de très beaux tableaux, certainement tous Pré-U » (p. 324) ; « au mur un grand tableau représentant des nymphéas[1] sur un étang » (p. 329) ; « Ils virent la bibliothèque [...], l'auditorium de musique, le théâtre, les salons » (p. 339). Copeau découvre un monde séduisant (« je me demande, si c'est la logique de Wei qui m'[Copeau] a convaincu, ou bien le homard, Mozart et toi [Deirdre] » p. 344) et des hommes, les programmeurs, dont les motivations sont humblement humaines : « Pour nous tous, il n'est qu'un but, un seul : la perfection » (p. 339). Pourtant, après la destruction d'UNI, Copeau, dont la position d'assassin (d'UNI)-libérateur (de ses semblables) est ambivalente, voudra rendre l'art des époques passées aux hommes, de manière symbolique : « Il avait eu l'intention d'emporter [...] un petit tableau ou un objet d'art, pour Julia. » (p. 366). De toutes nos oeuvres, c'est la seule où les personnages dissidents parviennent à reconquérir leur identité en rejetant le totalitarisme.

 


 

Nous avons donc pu voir de quelle manière le mensonge sert de support aux régimes de nos Contre-Utopies : tout d'abord, en abolissant le passé de telle sorte qu'occulté, déformé, travesti, il n'éveille pas la conscience des individus et ne permette ni nostalgie, ni révolte. Le contrôle du présent doit venir compléter la maîtrise du passé dans la logique des régimes totalitaires. Ainsi, certains personnages, au service du système, n'hésitent pas à tromper leurs semblables afin de garantir la stabilité politique et sociale nécessaire à une domination totale. De plus, l'influence du pouvoir dans sa totalité nous a permis de mettre en relief les moyens persuasifs qui existent dans ces sociétés sclérosées pour tendre vers ce but. Le conditionnement, la propagande mais aussi l'établissement d'une inexpressivité des disciplines artistiques permettent plus ou moins directement au pouvoir de maintenir son contrôle.