1) Le normal et le contre-nature

 

Le renversement carnavalesque que nous avons évoqué récemment trouve reflets à d'autres points de vues dans nos œuvres. En effet, dans Le Meilleur des Mondes, on peut se rendre compte que le superficiel prend le pas sur l'essentiel, et cela par la volonté du régime : « De nos jours, les Administrateurs ne donnent leur approbation à aucun jeu nouveau à moins qu'il ne puisse être démontré qu'il exige au moins autant d'accessoires que le plus compliqué des jeux existants. » (p. 49). Les impératifs scientifiques de l'État mondial ont entraîné, par rapport aux critères de notre société, un déplacement de la normalité vers le contre-nature : « - Mais pourquoi voulez-vous maintenir l'embryon au dessous de la normale ? Demanda un étudiant ingénu. / - Quel âne ! dit le Directeur, rompant un long silence. Ne vous est-il jamais venu à l'idée qu'il faut à un embryon d'Epsilon un milieu d'Epsilon, aussi bien qu'une hérédité d'Epsilon ? / Cela ne lui était évidemment pas venu à l'idée. » (p. 32-33) ; « - Qu'est-ce que vous leur donnez là ? demanda Mr. Foster [...] / - Oh ! la typhoïde et la maladie du sommeil habituelles. » (p. 35) ; « Nous ralentissons la circulation quand ils sont en position normale, de façon qu'ils soient à moitié affamés, et nous doublons l'afflux de pseudo-sang quand ils sont la tête en bas. Ils apprennent à associer le renversement avec le bien-être. » (p. 36). Cette perturbation des valeurs atteint même les qualités les plus importantes. Ainsi, le mensonge s'improvise unité de mesure du talent chez les hommes : « Plus les talents d'un homme sont grands, plus il a le pouvoir de fourvoyer les autres. » déclare le Directeur à propos de Bernard Marx (p. 169). C'est bien un art du mensonge que les élites de la société de Huxley désirent cultiver.

Dans 1984, le parti de Big Brother met en place un régime ambivalent dans lequel on retrouve la substitution du normal et du contre-nature, mêlés en combinaisons rivalisant d'absurdité : « Les bombes-fusées qui tombaient chaque jour sur Londres étaient probablement lancées par le gouvernement de l'Océania lui-même, “juste pour maintenir les gens dans la peur” » dit Julia en surprenant Winston (p. 219) ; ce que le livre de Goldstein confirmera : « Le but primordial de la guerre moderne (en accord avec les principes de la double pensée, ce but est en même temps reconnu et non reconnu par les cerveaux directeurs du Parti intérieur) est de consommer entièrement les produits de la machine sans élever le niveau général de la vie. » (p. 267). On remarquera aussi que, dans le malheur et la misère généralisés, les valeurs morales ont changé, sauf - ou très peu - chez les prolétaires : « une femme qui se trouvait au poulailler s'est mise brusquement à faire du bruit en frappant du pied et en criant on ne doit pas montrer cela devant les petits ce n'est pas bien pas devant les enfants ce n'est pas jusqu'à ce que la police la saisisse et la mette à la porte je ne pense pas qu'il lui soit arrivé quoi que ce soit personne ne s'occupe de ce que disent les prolétaires » (p. 21). Dans ce récit, cette lente décadence se reflète dans la déliquescence typographique de l'écriture de Winston : « son écriture montait et descendait sur la page, abandonnant d'abord les majuscules, finalement même les points. » (p. 20).

Enfin, l'ambivalence est d'abord et avant tout l'apanage du régime de Big Brother, de son parti oxymorique. Le processus - nous l'avons vu - passe par les slogans : « LA GUERRE C'EST LA PAIX / LA LIBERTÉ C'EST L'ESCLAVAGE / L'IGNORANCE C'EST LA FORCE » (p. 15) qui sont expliqués puis démontés par Goldstein dans son livre[1], chacun des slogans donnant son titre à un chapitre. De même, le renversement intervient dans les noms des ministères par rapport à leurs fonctions : « Le ministère de la Vérité qui s'occupait des divertissements, de l'information, de l'éducation et des beaux-arts. Le ministère de la Paix, qui s'occupait de la guerre. Le ministère de l'amour, qui veillait au respect de la loi et de l'ordre. » (p. 15) ; Goldstein tente de donner son explication : « Les noms mêmes des quatre ministères qui nous dirigent font ressortir une sorte d'impudence dans le renversement délibéré des faits. Le ministère de la Paix s'occupe de la guerre, celui de la Vérité, des mensonges, celui de l'Amour, de la torture, celui de l'Abondance, de la famine. Ces contradictions ne sont pas accidentelles, elles ne résultent pas non plus d'une hypocrisie ordinaire , elles sont des exercices délibérés de double pensée. » (p. 307). La guerre qui occupe les trois grands États du monde est aussi une guerre de l'absurde et du mensonge : « C'est une lutte dont les buts sont limités, entre combattants incapables de se détruire l'un l'autre, qui n'ont pas de raison matérielle de se battre et ne sont divisés par aucune idéologie véritable. » dit le livre de Goldstein (p. 264). Le Parti a besoin de cette duplicité pour rester puissant et au pouvoir : « La stupidité était aussi nécessaire que l'intelligence et aussi difficile à atteindre. » dit Winston lorsqu'il s'entraîne à la pratique de l'arrêtducrime et de la doublepensée (p. 392). Orwell évoque déjà une situation identique dans Un peu d'air frais [2] où le narrateur George Bowling dit : « Et ces millions de gens qui acclament le Grand Chef jusqu'à en devenir sourds en se persuadant qu'ils le vénèrent, alors que, dans leur for intérieur, ils le haïssent jusqu'à en vomir » (p. 149). Winston à son tour dira : « Il obéissait au Parti, mais il haïssait toujours le Parti. » (p. 394).