3) Les fausses vérités

 

La double pensée[1] permet la mise en œuvre de vérités labyrinthiques que les citoyens de l'Océania ne peuvent jamais comprendre dans leur totalité, pour en montrer l'absurdité et l'inanité. Le reflet de ces pérégrinations intellectuelles existe à travers un cheminement faussé dans l'espace : « il s'était détourné de l'arrêt de l'autobus et avait erré dans le labyrinthe londonien. » (p. 121). Winston erre spatialement comme il dérive dans sa révolte politique. Dans Le Meilleur des Mondes, on trouve aussi des vérités labyrinthiques qui énoncent des propositions plus ou moins contradictoires, soumises elles-mêmes à des conditions à remplir. Ainsi, considérons simplement pour exemple le dialogue de Lenina avec Fanny : « Le Docteur Wells m'a conseillé de prendre un Succédané de Grossesse. / - Mais, ma petite, vous n'avez que dix-neuf ans. Le premier Succédané de Grossesse n'est obligatoire qu'à vingt et un an. / - Je le sais, ma petite. Mais il y a des gens qui se portent mieux en commençant plus tôt. Le Docteur Wells m'a dit que les brunes au pelvis large, comme moi, devraient prendre leur premier Succédané de Grossesse à dix-sept ans. De sorte qu'en réalité, je suis en retard, et non pas en avance, de deux ans. » (p. 56). D-503, dans Nous autres, est lui aussi, en dépit de sa rigueur scientifique, soumis au vertige géographique des villes contre-utopiques : « Au lieu de tourner à gauche, je tournai à droite. » (p. 192). Dans nos sociétés, même la déambulation devient trompeuse, presque hasardeuse. Avec le personnage de Linda, dans Le Meilleur des Mondes, c'est une autre sorte de mensonge que nous découvrons. En effet, le récit qu'elle fait à son fils, John, de son ancienne vie dans le monde civilisé, bien que doué des meilleurs intentions et d'une bonne foi évidente, reste dans l'anecdotique, dans le concret le plus pointu. Le mensonge existe ici dans une forme imparfaite de la vérité. Linda est incapable de généraliser, de donner une vue d'ensemble du monde moderne, d'abstraire sa conception de l'existence. Elle révèle de cette façon sa place de simple cellule sociale (un peu) Beta qui vivait dans l'insouciance d'un bonheur sur mesure : « Et elle lui parlait de la jolie musique qui sortait d'une boite ; de tous les jeux charmants auxquels on pouvait jouer ; des choses délicieuses à manger et à boire, de la lumière qui apparaissait quand on appuyait sur un petit machin dans le mur ; des images qu'il était possible d'entendre, de sentir et de toucher tout en les voyant ; d'une autre boite à faire de bonnes odeurs ; des maisons roses, vertes, bleues, argentées, hautes comme des montagnes ; elle lui contait comme tout le monde était heureux, sans que jamais personne fût triste ou en colère, comme chacun appartenait à tous les autres ; elle lui parlait des boîtes où l'on pouvait voir et entendre ce qui se passait de l'autre côté du monde ; des bébés dans de jolis flacons bien propres. » (p. 149). Paradoxalement, les maigres connaissances de Linda ne servent pas à éclairer : « Bientôt il fut en état de lire parfaitement bien tous les mots. Même les plus longs. Mais que signifiaient-ils ? Il interrogea Linda ; mais même lorsqu'elle était capable de répondre, cela ne paraissait pas rendre les choses biens claires. » (p. 151). On pourra voir, pour exemple, les quelques questions de John - qui compose le dialogue à la suite de cette même page 151 - auxquelles sa mère répond de manière uniquement pratique. Mensonge et vérité sont donc intimement liés et ne sont souvent pas éloignés l'un de l'autre.

 


 

Nous avons pu souligner la diversité que nos auteurs déploient dans leurs propres écritures du mensonge. Pour exemple, il a été pertinent de suivre le fil d'une trame du récit afin de montrer que le mensonge est subtilement mêlé à la narration et qu'il n'apparaît pas de manière isolée ou occasionnelle mais influence profondément les personnages et le devenir des romans. Nous avons ensuite mis en relief une écriture de l'art du mensonge dans laquelle le rôle du narrateur/auteur et celui du narrateur/acteur étaient presque confondus, et méritaient d'être définis plus clairement. En ce qui concerne plus précisément Nous autres et - dans une moindre mesure 1984 -, il semblait intéressant de voir comment Zamiatine utilisait le motif du feu d'une manière comparable à celle de son contemporain, le compositeur Scriabine. Enfin, il existe de trompeuses ambivalences dans nos sociétés contre-utopiques puisqu'elles organisent la confrontation de la normalité et de l'anormalité jusqu'à la confusion, que leurs auteurs développent une esthétique de la transparence qui va plus loin que le simple jeu de construction. Les régimes totalitaires deviennent créateurs de fausses vérités qui tendent au néant, à l'endroit où le langage ne permet même plus de dénoncer les excès du pouvoir.