Conclusion

 

Nous avons pu étudier comment, à l'intérieur des régimes politiques de nos contre-utopies, s'organisait un véritable processus mensonger qui participait à la stabilité sociale tant recherchée par le gouvernement[1]. C'est d'abord dans le traitement du passé que se perçoit le totalitarisme puisqu'il est soumis à déformation par le pouvoir, est occulté, dissimulé aux individus, et, par le jeu d'un cercle vicieux, quelquefois révisé par certains personnages. Nous avons constaté, en guise d'exemple, que ce mécanisme n'épargnait pas non plus le passé culturel et artistique, fondement d'une société démocratique mais qui devient une menace dans le cadre d'un régime totalitaire, à partir du moment où il pourrait entraîner l'éveil des individus à la conscience. Certains personnages deviennent emblématiques de manière singulière dans l'exercice de cette tromperie collective. En tant que dépositaires du pouvoir, ils bloquent l'accès au passé tout en instaurant un système quasi-concentrationnaire pour leurs gouvernés. Cependant, ces personnages s'octroient la disposition et la consultation des agréments d'une époque révolue. Dans les sociétés contre-utopiques décrites dans nos œuvres, le conditionnement et la propagande ont un rôle important puisqu'ils complètent l'influence de l'État sur l'individu : de la naissance au tombeau, les citoyens normaux sont pris en charge et peu à peu dépossédés de leur conscience individuelle au profit d'un aveuglement généralisé et collectif. Le but du régime étant d'organiser une sorte d'auto-conditionnement de chaque instant par l'individu, d'éduquer le citoyen afin qu'il deviennent lui-même son propre censeur, qu'il se heurte aux barrières morales qu'il aura su placer dans son raisonnement. L'art est un indicateur important de l'aliénation d'un peuple : lorsqu'il devient mécanisé, officialisé à l'extrême, soumis à l'État, il devient dénaturé et contraire à son but originel. Nous avons pu voir que la musique, en particulier, devenait au mieux utilitaire et ornementale, au pire instrument de conditionnement et d'aliénation. C'est donc la manifestation de régimes anti-artistiques qui s'exprime symboliquement au travers de nos contre-utopies. La révision du passé, la censure, le conditionnement, la propagande, la confiscation et l'étouffement de toute créativité, témoignent donc de l'efficacité que nos auteurs ont attribuée à l'exercice de la duplicité.

Cependant, l'art du mensonge est « un jeu de miroirs en mouvement »[2], et comporte de ce fait des risques pour son utilisateur. Il se transforme ainsi en dynamique de la dissidence, de l'opposition au totalitarisme, à la dictature. Certains personnages, nos héros en particulier, deviennent de véritables individus falsificateurs mais en lutte contre l'oppression. De plus, le processus d'isolation collective mis en œuvre par les régimes fonctionne mal, ou n'agit pas parfaitement, ainsi, il existe encore des citoyens dont l'esprit critique n'est pas faussé et qui ne désespèrent pas de ramener leurs semblables à la lumière de la raison. Ce faux solipsisme permet aux dissidents de garder espoir en l'avenir. D'autre part, certains personnages pensent que l'espoir viendra de la révolte du peuple, des individus les plus négligés par le système. Dans toutes nos œuvres - et c'est peut-être une constante dans le genre contre-utopique -, le bonheur et la stabilité sont obtenus au détriment de la liberté, de la vérité. C'est parfois le défaut des utopistes, c'est souvent le reproche des contre-utopistes, mais le problème est fondamental : si l'on veut tout prévoir, tout calculer, tout mesurer, tout administrer dans un monde parfait, la liberté, l'originalité et la fantaisie ne peuvent plus avoir droit de cité. Malgré la censure, la désinformation, on assiste tout de même au renouveau des émotions artistiques dans nos contre-utopies. De manière naturelle, les sentiments renaissent chez nos personnages qui n'en deviennent que plus humains. La beauté devient un moyen de dissidence, une forme d'expression de son identité, de sa singularité. Si elle devient “convulsive”, c'est parce qu'elle se place en opposition directe avec la beauté falsifiée qui émane du système. Celle de la dissidence est combattante, farouche, sauvage mais véritable. La lutte des régimes contre l'art trouve un écho intéressant dans celle, non aboutie, contre la science. Une fois la stabilité sociale assurée, l'État tente de bloquer tout changement et donc d'étouffer l'instrument du progrès qu'est la science. Dans la lutte contre l'oppression, scientifiques et artistes œuvrent pour le même but : la vérité et la liberté. Lorsque la tyrannie est telle qu'il n'y a pas d'autres armes, le mensonge apparaît donc comme une solution, comme un moyen de conserver son intégrité et son identité.

Enfin, puisque ce sont les auteurs qui s'engagent, par l'intermédiaire de ces ambassadeurs des idées que sont les personnages, l'écriture du mensonge devait être mise en valeur. Nous avons pu relever dans chaque roman un épisode illustrant l'initialisation puis l'évolution d'un mensonge chez nos personnages. Le suivi d'un fil d'une trame du récit montre concrètement comment les personnages se trouvent impliqués dans un processus falsificateur dont ils font parfois les frais. L'écriture de l'art du mensonge est le fruit de procédés littéraires et de l'utilisation de champs sémantiques adaptés. Le narrateur, tantôt personnage, tantôt auteur, exprime de bonne foi une perception subjective de la réalité. C'est une vision concrète d'un potentiel régime totalitaire que nous peignent nos auteurs. À propos d'Orwell, B. Gensane déclare que « 1984 fait le procès de tous ceux qui, dans les années trente et quarante, justifiaient l'injustifiable, à savoir le mensonge et la tyrannie. »[3]. Conformément à une longue tradition littéraire, il semble que nos auteurs projettent dans un autre temps et un autre lieu - propre au genre éponyme - des sociétés effectuant la synthèse des craintes et des critiques rassemblées au sujet du monde contemporain. Plus précisément, nous avons étudié comment l'écriture de Zamiatine était une écriture du feu, de l'embrasement, dans une optique semblable au symbolisme du compositeur Scriabine. La rédaction d'un journal, dans deux de nos œuvres, permet un habile jeu entre l'auteur, le narrateur, l'écrivain et le lecteur, aboutissant parfois à un véritable vertige de la narration. Dans les régimes qui nous sont décrits, il règne parfois de trompeuses ambivalences qui, tantôt dans un renversement carnavalesque, tantôt dans une théologie de la dissemblance, mêlent et brouillent les valeurs les plus importantes. La normalité devient incertaine, la vérité, suspecte voir labyrinthique. On s'aperçoit que le système traque toute forme de mensonge qui ne provient pas de lui, qu'il tente de supprimer tout simplement la notion de mensonge, en s'appropriant la langue.

Le langage, l'écriture et la conscience restent donc le véritable objet de la quête des contre-utopies : c'est par eux que l'individu est aliéné, mais c'est aussi avec eux que tout commence, que tout reste éternellement susceptible de changer. C'est au nom de leur caractère fondamental qu'I-330 peut affirmer qu'il « n'y a pas de dernière révolution, le nombre des révolutions est infini. »[4]. Ce n'est qu'en reconquérant son indépendance, sa singularité et son identité, qu'en retrouvant sa liberté et son passé que le héros contre-utopique peut penser achever honorablement sa quête d'absolu. Le véritable sens des contre-utopies est peut-être de rendre à l'homme sa mesure, de le placer à nouveau au centre de la société sans le fondre ou le noyer dans une globalité souvent néfaste au bonheur, à l'épanouissement et à l'authenticité.