Première partie : A : Jeu et Mélancolie 1) Le va-et-vient théorique Au premier coup d'œil — fût-il
remplit de sagacité critique — la relation entre ce qui relève du ludus, et ce qui relèverait plutôt du mélancolicus, ne va pas forcément de soi. Dans Saturne et la
Mélancolie[1], ouvrage pouvant être à juste titre considéré comme
une bible pour qui s'intéresse de près à l'étude du motif mélancolique et
entreprend d'en suivre l'évolution dans la diversité des âges ou des modes
d'interprétation, on chercherait en vain une référence susceptible d'orienter
un quelconque rapprochement des deux notions. Tout juste rencontre-t-on cet
« Allegro », dont l'exubérance pourrait laisser espérer de possibles
affinités avec les composantes du ludique, mais qui, en fait, ne vaut, comme
c'est le cas dans le poème de Milton, qu'en temps qu'il demeure l'opposé
radical du « Penseroso », figure sombre qui toujours s'impose dans sa solitude. En effet, l'histoire,
de l'art tout autant que médicale, demeure essentiellement ici triste histoire,
préoccupée avant toute chose d'elle-même, repliée sur des humeurs contenues, et
ne saurait donc tolérer l'irruption en son sein des débordements, et sans doute
aussi de cette futilité, dont on se plaît à affubler le motif du jeu. Cependant, ce refus de réunir ludique
et mélancolique se retrouve encore aujourd'hui chez ceux pour qui le
mélancolique reste avant tout un symptôme psychopathologique, et dont le
discours, même lorsqu'il s'efforce de dégager le mélancolique comme structure
esthétique ou forme d'écriture, rejette le jeu comme non-crédible parce que,
semble-t-il, sans commune mesure avec le sérieux et la gravité mélancolique.
Ainsi Julia Kristéva, dans son Soleil noir[2], est sans équivoque quant à la relation pouvant être
posée entre nos deux notions : « ma douleur est la face cachée de ma
philosophie, sa soeur muette. Parallèlement, le “philosopher c'est apprendre à
mourir” ne saurait se concevoir sans le recueil mélancolique de la peine ou de
la haine- qui culminera dans le souci de Heidegger et le dévoilement de notre
“être-pour-la-mort”. Sans une disposition à la mélancolie, il n'y a pas de
psychisme, mais du passage à l'acte ou au jeu. »[3] Le jeu représente bien ici un mode d'être dévalorisé
incompatible avec la mélancolie, il est la dilution dans le monde des
pratiques, et ne peut prendre sens qu'en se perdant précisément comme jeu,
sublimé par la bonne « Mère Encolie ». Et un semblable constat
revient plusieurs fois sous la plume de Kristéva comme une évidence définitive.
Ainsi, exemple parmi d'autres, la beauté, comme refuge possible pour le
mélancolique, ne peut valoir que « transcender » par la pulsion
mélancolique qui en fait autre chose qu'un simple jeu : « En dehors
de l'espace dépressif, le magnifique est-il autre chose qu'un jeu[4] ? » On sent bien ici toute la réticence
d'une pensée qui se refuse à reconnaître au ludique un droit à l'existence dans
la même sphère que le mélancolique, qui nie définitivement le jeu comme enjeu
possible pour l'étude mélancolique. Cependant, l'histoire même de la
psychanalyse nous est ici une aide potentielle, puisqu'il semble bien qu'elle
ait toujours reconnue une place déterminante à nos deux notions, révélant même
leurs liens profonds en mettant l'accent sur leur avènement quasi simultané au
niveau de l'individu. C'est à Freud, et au fameux texte d'Au-delà du
principe de plaisir[5] sur le « Fort-Da » qu'il nous faut nous
référer; car si ce texte résonne comme modèle en ce qui concerne
l'interprétation psychanalytique, il sera aussi le fil d'Ariane de notre
tentative de lecture critique marquée du sceau du mélancolique et du ludique.
Freud s'y proposait d'y « étudier le mode de fonctionnement de l'appareil
psychique dans l'une de ses toutes premières activités normales: le jeu des
enfants[6] ». Pour cela il décrit précisément, dans un
premier temps, l'attitude du jeune enfant dont le jeu, en l'absence de sa mère, consistait à
« jeter loin de lui dans un coin de la pièce, sous le lit, etc. , tous les
petits objets dont il pouvait se saisir » avec un cri visible de
satisfaction : « o-o-o-o » (pour fort : parti), puis, dans un second temps, le
perfectionnement de ce jeu par l'intervention de la bobine et de la ficelle.
Car c'est avec le retour de l'objet que le jet devient ce jeu bien réel et
achevé, dans lequel Freud peut lire le « dédommagement » qu'y trouve
l'enfant, transformant la perte de la mère en espace de plaisir par le biais
d'une « mise en scène » qui révèle l'exercice de ce que Freud appelle
la « pulsion d'emprise ». Ainsi, la première véritable expérience de
la névrose coïncide avec le déploiement du jeu sous la forme d'une prise en
charge de la douleur par la fonction ludique, envisagée comme l'indispensable
supplément venant combler la perte et affirmer le sujet dans une sorte
d'essence, ou pour le moins de préeminence, ludique. Parallèlement, l'espace
mélancolique se révèle originellement travaillé, tenaillé par le jeu.
Mélancolique et ludique se perdent et se retrouvent donc dans cette tentative
de maîtrise symbolique de la disparition, jouée, et en quelque sorte exacerbée,
afin de mieux pouvoir être niée. Et à cette analyse viennent s'ajouter
les observations décisives de Winnicott[7], qui obligent à se concentrer sur l'objet du jeu
lui-même, et mieux encore sur la ficelle, afin de penser cette relation pour
elle-même, de l'intérieur. Car, avec la réflexion sur les « objets
transitionnels », c'est l'espace intermédiaire ouvert par l'articulation
du mélancolique et du ludique — c'est-à-dire , en un sens, le tiret même
entre fort et da — qui devient essentiel ; la vérité de l'être, et de
l'objet, se cristallisent dans cet intervalle. On comprend ici pourquoi cette
tension entre le mélancolique et
le ludique — symboliquement donnée par la ficelle au plus fort de son étirement —
guidera notre lecture et nos recherches. Nous nous efforcerons ainsi de montrer
comment elle nous semble rendre compte de la poétique de Jacques Réda, essayant
de définir dans quelle mesure le ton si particulier de cette écriture poétique
résulte bien de ce déchirement interne qui l'anime, écartèlement entre la
tentation du jouer — entendu ici sous toutes ses formes — et celle
d'une parole encline à céder une place prépondérante à un motif mélancolique
marquant ainsi de son empreinte l'ensemble de notre corpus. [1]. R. Klibansky, E. Panofsky, F. Saxl, Saturne
et la Mélancolie, Paris, Gallimard,
1989 (première édition, Cambridge, 1964). [2]. Julia Kristéva, Soleil Noir, Dépression et
mélancolie, Paris, Gallimard, 1987. [3]. ibid. p. 14. [4]. ibid. p. 111. [5].Sigmund Freud, in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, pp. 49-56. [6].p. 51. [7].Essentiellement dans Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975. |