3) Difficile altérité

 

Mais le poème chez Jacques Réda est traversé sans cesse par d'autres figures que celle du poète, que la parole convoque, pour parfois les révoquer à l'instant. Car cet autre appelé, recherché, et bien souvent perdu avant même d'avoir été rencontré apparaît comme l'horizon inaliénable d'une poétique en quête d'identité(s). Le poète est ainsi perpétuellement aux prises avec lui-même, les autres, et son « vieil espoir » : « vieil espoir de le trouver à l'arrivée, l'autre aussitôt reconnu et qui après un signe de connivence imperceptible (mais vu, compris), s'éloigne et je le suis jusque dans le couloir d'une sordide baraque à un étage où il faut faire vite : un pas lourd au plafond ébranle des planches, précipite du plâtre, mais j'ai le temps d'apercevoir un vitrail de sureaux qui flambe sur les gravats. Alors il chuchote : c'est vous ? — C'est moi. Et nous échangeons ces pronoms comme des passeports volés à l'ambassade, avec les vrais tampons et le bleu brumeux de l'avenir dans chaque page, intact. Puis : les dernières recommandations, les derniers vœux, l'accolade virile avant de nous perdre, chacun de son côté, dans la végétation déjà ténébreuse des rues. Jamais rien de ce genre évidemment ne se produisait[1]. » On le voit tout de suite, la quête de l'altérité vive, celle qui dans l'espace d'un chuchotement permettrait la reconnaissance, même inquiète, effectuée à la sauvette dans l'exhibition de pièces d'identité frauduleuses, sera toujours déçue. Il n'y aura pas d'échange, pas même dans un taudis repoussant protégeant un instant cette « passe » des pronoms. Privée de cette attente, le poète reste enfermé dans le domaine illusoire d'une sorte de mythomanie, il se joue de lui-même, en espion solitaire prisonnier d'une mission sans fin, dédaigné de tous, sans intermédiaire pour le légitimer dans ses efforts. Car, dans l'impossible mise en relation des pronoms, c'est la négation de toute identité véritable, de toute identification des êtres qu'il convient d'apercevoir. Le « je », le « vous », à qui se refuse la référance dans le jeu d'un rapport, découvrent leur irrémédiable précarité, l'inanité de leur présence.

« Encore un coup mais seul dans la foule : valise jaune, / Le pas absent d'un autre -il n'eut jamais rien ni personne / A quitter, ne reviendra plus, le voilà disparu / Dans le corps de l'indifférence enfin remise en marche[2] ». L'autre affiche son inconsistance, il est absence, être désincarné ne se réalisant que dans cette indifférence qu'il anime malgré lui. Indifférence qui seule est action, puissance : indifférence qui est aussi indifférenciation, expansion d'une « non-personne » qui absorbe pareillement le « vous » et le « je ». Ce qui demeure par-delà le dénuement de ce « grand absent » qu'est ce « il » —lui-même comme retranché derrière son tiret — c'est bien la paradoxale personnification de cette indifférence (« Elle franchit le pont, ses doigts dans l'eau froide, grandit… ») comme si, sur les cendres chaudes de toute subjectivité, s'élançait un sujet objectif, ou plutôt, objectal.

L'autre est alors cette trace que le poète s'efforce de déceler à chaque carrefour, dans les signes mêmes de son absence. L'univers devient ce labyrinthe mélancolique semblable aux tableaux de Giorgio de Chirico[3] où le mystère d'autrui ne réside plus que dans l'étirement d'une ombre au coin d'une rue. « La femme sort et voit jusqu'au tournant / Du café bas […] Voit l'espace qui pèse entre les rues / Bouger où des figures disparues / Ont pris peut-être à gauche, abandonnant / Ces lueurs qui chavirent dans l'ornière[4] ». « Paysages avec figures absentes » dans un monde en négatif où l'ombre se fait lueur au risque de « l'ornière », où le sujet s'éteint sous l'astre de mélancolie.

Le face à face avec autrui sera donc ici impossible, n'aura pas (de) lieu. Jamais il n'y a chez Réda cette reconnaissance du « visage », cette tension de l'autre, qui, comme l'écrivait E. Lévinas, se fait « Désir », dans un dépassement de soi et une adéquation plus fidèle à l'être. Jamais il n'y aura rencontre franche de l'autre dans une confrontation qui puisse laisser s'affirmer le sens de la présence réelle d'autrui. Quand l'autre ne se dilue dans son passage, il est alors rejeté dans un espace dénué de signification, il est celui dont on ne peut déchiffrer l'existence : ce fou régulièrement réitéré. Il est significatif que la seule occurrence du nom « face » qui désigne, dans notre corpus, un animé humain (« Sur la face des gens ») soit relayé de manière quasi anaphorique au vers suivant par « De vrais gestes de fous », dans un jeu phonique qui fait de « fou » le symétrique de « face ».

Il est en effet particulièrement significatif de noter ici que toutes les autres occurrences de ce mot « face » renvoient métonymiquement à des éléments du paysage, dans une relation qui rappelle cette fois les termes du face à face posé par Lévinas. Comme si le rapport à l'altérité véritable s'affirmait avant tout par la lecture du paysage, dans une ambivalence, une tension constante entre l'identification personnalisante et la conscience d'une étrangeté irréductible. Car la face du monde se donne toujours dans la lumière : elle est par exemple cette « face heureuse de nos maisons[5] ». Mais surtout, cette face du monde qui s'ouvre au poète est toujours en quelque sorte transcendée, elle est cette ouverture à toute signification qu'elle dépasse infiniment, cette « signification sans contexte » dont parle Lévinas dans Éthique et infini[6]. « Quand recommençait à briller le tilleul devenu si sombre, c'était la nuit / Et sous l'arbre non plus comme une bouche horrible (cette plainte / De bois sourd et d'oiseaux cherchant encore un morceau de lumière) / Mais la face d'argent d'un dieu tranquille qui protège, / A la proue ardente viraient l'étrave, les massifs, / Les hauts flancs constellés pour nos souffles : c'était la nuit[7] ». Et cette face affublée de connotations divines illumine seule par instants le sujet possible du poème. Exaltation qui reste de l'ordre d'un dire indiscernable et difficilement prononçable, comme en cet avant-dernier poème de La tourne où il faut la longue précaution de vingt vers en rimes plates pour pouvoir en glisser un ultime et qui n'a pas de symétrique, univers qui se suffit à lui-même : « Plus haut cependant rayonnait l'incorruptible face[8] ». Affirmation dernière d'une tension de ce « Désir », «  plus hault sens » affichant derrière la couche des mots et dans le cadre clos du poème, l'immanence d'une présence voilée mais souverainement authentique, avec la même force qu'un tableau de Rouault.

Ainsi, tout le parcours poétique ne peut se déployer que dans un espace dévasté, vidé, en proie à la solitude, où l'autre n'a de présence que dans la figure silencieuse que dessinent les mots. Déjà Du Bellay ressentait cet « estrangement » comme l'un des traits les plus caractéristiques de l'expérience poétique ; ici aussi, le sentiment d'exil ou à tout le moins d'isolement, profondément marqué par le mélancolique est l'espace où se développe la parole. Dès le premier texte de Amen, la figure du poète apparaît solitaire, « et jamais nul soutien, nul appel ne lui vint[9] ». Celui-ci se retrouve et s'effraye dans l'isolement du condamné à mort, de l'assassin : « Et qui déchirera la solitude sanglante du tigre[10] ». Dans sa quête, il partage la condition du paria, de celui dont l'essence se résume tout entière dans l'éloignement, la distance et le rejet. L'errance du poète est aussi son essence : « Mais cette erreur avec le criminel est partagée / Et cette solitude avec le proscrit me confond[11] ».

Aussi la mort du poète que prophétise Amen n'est-elle jamais que la disparition d'un être quasi anonyme, définitivement enfermé dans son univers particulier, inaccessible aux autres : « Un beau soir d'été dans la rue, est-ce qu'il souriait ? / Voici qu'il tombe la face en avant sur le trottoir. / Autour de lui beaucoup de gens se rassemblent pour voir / Comment il va mourir, tout seul, attendant la voiture, / Se débattant pour la dernière fois avec son cœur / Et son âme soudain lointaine où subsiste un reflet de l'improbable enfance, un arbre, un morceau de clôture, / Quelques soucis d'argent et peut-être un nom, un visage / Effacé mais qui fut l'unique et déchirant amour[12] ». Même entouré le poète est « tout seul ». « Et seul, à qui sourire / En silence ? Personne. Et qui nous répondrait de loin / Si l'on criait ? Personne encore. Un jour on croit rêver, / Un autre jour mourir- et vraiment c'est un songe, et c'est / Aussi la mort[13] ». Car l'absence d'autrui, c'est aussi l'impossibilité radicale de communiquer : d'un coup, tout l'espace chavire dans le silence, dans un espace irréel, presque toujours donné dans cette hésitation entre le sommeil et la mort. Au vide de l'être et de la parole[14], s'ajoute l'égarement d'un état proche du néant où la parole du poète vacille sur le bord de l'absentement.

La solitude devient moins un état en soi que cette force qui vient engluer les êtres, les enfermer, dans une sphère — le cercle étant sans doute l'image-force de la solitude — qui n'autorise plus la relation au dehors ; « Virgile R. », se découvre encore en Orphée, et si la banlieue lui tient lieu de royaume des ombres, il n'en est pas moins soumis au risque permanent de la perte de l'autre et de soi, dans l'instant où les retrouvailles se font jour : « Avant de disparaître, / Vous vous retournez pour sourire à votre femme attardée,  / Mais elle est prise aussi dans un remous de solitude[15] ». La solitude, c'est donc avant tout ce qui écartèle les êtres, sépare sans plus de recours : « La séparation est restée, elle oublie, elle joue / Avec une épingle, avec rien contre le plancher nu. / Et toi tu redescends la rue en cassant une plainte, / Et moi je la remonte en cherchant comment, pourquoi tu- / Si nous nous rencontrons qu'un vent sans pitié nous assomme[16] ». La solitude, espace du tiret qui isole davantage qu'il ne relie, d'une parole interrompue, coupée, qu'il tue en la taisant, qui n'ouvre de toute façon sur un horizon où règne l'endormissement : « Dors. Dors, laisse le dire. / Inutile à présent de pleurer dans le téléphone, / Il n'en sortirait qu'un peu de fumée. Éteins et bois / Et va dormir dans la douceur de neige des limites ». Car comme le décline le premier texte de « Récitatif » : « Ce nom je pouvais l'épeler comme on insiste au téléphone quand personne ne répond plus / que le Séparé, l'Obscur, le Lourd, l'Inerte, le TUé, le Doux qui s'abandonne et se clôt froidement dans l'espace de la muette- / je disais solitude[17] ». Acronyme imparfait, où sonne malgré tout le « tué », là où n'est plus le tu, et où s'instaure le silence, son écoute dans « l'espace de la muette », de ce « E » disparu mais que signifie peut-être encore le tiret de nouveau affiché.

Pourtant le poème est aussi un élan visant à dépasser cet état, à échapper au remous. Le long poème Récitatif exprime la lutte d'une parole qui cherche à prendre pied dans un au-delà de la solitude : « Disparu j'ai franchi. / Peu d'espace mais j'ai franchi / l'encerclement du révulsif / désir, / et la solitude à son tour je l'ai / franchie[18]. ». Dépassement cependant toujours illusoire puisque le cercle quasi infernal que trace la solitude résiste à toute disparition, et au contraire s'en nourrit. « Et s'il vous plaît dites que c'est mon âme d'image qui vous aima / et qui morte s'égare entre les murs, contre l'œil fixe, / toujours plus loin de vous, de moi, de tout pour vous rejoindre[19] ». Il n'est donc pas possible à la parole poétique d'échapper à la solitude ; la condition de celui qui est jeté dans le poème est dans ce couple indissociable : « Pauvreté. L'homme assiste sa solitude. / Elle le lui rend bien »[20].

La solitude est donc aussi un élément distinctif de l'écriture de Réda. Le poète fait corps avec sa solitude, il la porte rivée au corps dans une proximité, une intimité, qui les rassemble. Le poète devient solitude, son langage est de solitude, ainsi que le suggèrent certains poèmes de La tourne comme par exemple « Ce que j'ai voulu c'est garder[21]… ». Cette solitude n'est pas la moindre des gageures, des ambitions du poème. Une chose est en effet de connaître ce nom (« la solitude a justement ce nom doux et froid qu'on prononce[22] »), de l'explorer dans ses phonèmes, ses connotations quasi littérales, une autre beaucoup plus incertaine de s'engager à le parler, à la convoquer, susciter car alors, « sans nom prononçable est cette fosse qui sépare / En deux l'être ».

Au-delà de la solitude, s'ouvre l'espace proprement mélancolique de l'écriture poétique, où le sens ne se donne plus dans l'évidence d'une parole, mais se cristallise davantage dans le jeu vertigineux qui se révèle au cœur du sujet du poème. Dans cet instant « où la main de la solitude elle-même s'est désaisie", celle-ci engage l'être en-deçà de la parole, il se voit coupé de toute communication, y compris au tréfonds de lui-même mais, dans l'instant, se définit comme poète : « Seul et sombre comme illettré dans les accords fondamentaux des musiques que font les langues[23] ». Car dans cette douleur se loge le poème. Solitude, « musicienne du silence », mot vide que le poète éperdu ne peut plus qu'épeler : la solitude, celle qui"autour et loin veillait[24] », devient paradoxalement une enveloppe creuse vidée de sa substance ; signifiant solitaire vidé de tout signifié : « Et son petit cœur chaud, la solitude, il a claqué […] à présent je comprends qu'elle était porte — qu'elle est morte »[25].

Ce qui demeure, c'est peut-être un sujet aux prises avec lui-même et la solitude qu'il découvre à l'intérieur de son propre soi. Et il faudrait comprendre alors le retour régulier de l'« âme », sur le devant de la scène poétique, comme le retour du lieu même où se découvre la solitude — et donc, la vérité — du sujet :" L'âme semble un couloir où des pas hésitants résonnent / Mais personne jamais ne vient. […] elle s'égare étant / L'habitante et le lieu d'une solitude sans nom[26] ». Âme qui n'a plus rien à voir avec les « clés de la fastidieuse ontologie[27] », mais révèle simplement ce vide labyrinthique qu'est le poème lui-même, en dernier recours, innommable.

Ainsi  « les autres » sont toujours « perdus », « détachant leur ombre de mon ombre », et le fleuve des disparus vient bientôt s'attaquer au poète : « me voici devenu plus trouble qu'eux[28] ». L'autre est toujours au-delà, ou plus justement, en-deçà, inaccessible dans un espace fermé au poète qui vient trop tard. Même « le plus proche se détourne et ne veut pas m'entendre ; / Il a peut-être peur de moi, peut-être tous les autres, / Sauf le plus lointain qui sourit, qui ne me connaît pas, / Et ses yeux d'espérance et d'oubli déjà m'effacent ». Ainsi, la quête d'autrui finit par gommer le moi, qui se perd, devient lui-même étranger à soi : « Et tout devant mes mains en repos sur la table / Comme les mains d'un autre encore dont j'entends / La montre -tout glissait avec un calme redoutable / Vers la clarté d'un jour sans ombre et délivré du temps[29] ». Si la rencontre de l'autre, comme de soi, est impossible, le poète demeure replié sur sa propre altérité ; c'est-à-dire sur sa présence au monde vécue précisément sur le mode de l'absence à soi-même. Ce qu'éprouve l'écriture mélancolique, c'est la vacuité d'un corps pure matière, qui s'échappe, échappe à cette âme, « l'habitante et le lieu », qui, sans étendue, reste dans l'univers poétique de Réda la mesure absolue de toute chose ; corps présent / absent, immobile, réduit à ces mains inertes, déposées comme des mortes dont la course du temps vient en quelque sorte sonner le glas. Mains de l'écrivain qui symbolisent  la perte de l'écrire dans le vacillement de la présence emportées dans un moment au-delà de l'instant mesurable de toute temporalité.

Le grand poème qui ouvre La tourne dit la tentative désespérée de saisir la présence extérieure, de lui donner une forme et une réalité, à l'intérieure d'un sujet poétique incapable de lui faire place en la recevant dans son intégrité. Ce qui affleure ici, c'est l'impossibilité pour la parole poétique de prendre en compte autre chose qu'elle-même : parole qui se veut démiurgique, prétend être le monde, le tout du dicible, elle s'avère incapable d'écouter et de recevoir ces autre voix émergées un instant sur le parcours du poète et aussitôt rendues à l'absence : « Et toujours cependant, à voix basse imitant la mienne, quelqu'un me demandait d'attendre encore, encore un peu. […] Ensemble nous avons produit de l'angoisse et du danger, des lambeaux d'illusion qui puisent à mas dépens dans leur détresse de n'exister qu'à peine une sorte d'énergie. Car en contre-partie la mienne s'amoindrissait. Et maintenant, comme moi j'avais erré à la recherche du centre, obsédées par l'oubli des mots qu'elles avaient voulu me dire, que j'avais refusés (et qui étaient le passeport, peut-être, la formule de l'échange avec l'autre et notre délivrance), ces empreintes à moitié vivantes de mon passage s'étaient mises à rôder[30] ».

Poète égaré, errant, tel Énée au milieu des ombres en quête d'une voix qu'il croit sienne sans pouvoir l'identifier car imitée, falsifiée. Voix de l'oubli, d'un double qui est mime de lui-même, sa propre mise en scène ou caricature. Traces dans lesquelles en fin de compte, il finit par se perdre, sujet poétique morcelé, fragmenté. L'instant du poème est donc celui de cette valse à l'envers que dansent des fantômes de symboles incomplets ; son lieu, « accueil de la suite des empreintes à moitié vivantes de [s]on passage » : « ouverture au pas dans la neige du loup[31] » . Chaque mot, chaque vers, détaché du sujet, absenté dans le temps et l'espace de l'oubli, porte cependant, imprimé en creux la griffe  frémissante du poète. Le moi, l'être même, se réfugient tout entiers dans ces signes obscurs, qui ne témoignent que du « passé » de la présence. Sujet du poème, impossible à fixer, en suspens, toujours déjà perdu, n'ayant de substance que dans la subtile modulation qu'introduit sa propre trace à la suite de cette voix supérieure, la Poésie, les Poètes : Virgile R.

Et la langue même, la parole poétique se donne chez Réda sur un mode identique : celui d'une altérité irreprésentable dans le corps du poème. « Mon parler, c'est à vous que j'écris, à vous ma langue, / et j'ai douceur de ne pouvoir m'y prendre que par vous; / ma lettre pour vous parvenir ne franchit aucune distance, / entre vous et moi s'établit la correspondance immédiate d'un / amour enveloppant et tout à coup qui se déchire : / on voit la beauté violente des fleurs […] mais un vrai bond semble accompli dans la profusion réelle / et tu crois même ressaisir à pleines brassées / la vieille odeur de foin qui n'avait pas encore de nom[32] ». Le poète attaché à sa lettre est toujours déjà être de langue. Aussi la « déchirure » qu'est le poème ne doit-elle pas être comprise comme une sortie du giron de la parole, mais bien lue au sein de la métaphore filée qui la produit : métaphore postale (« lettre », « correspondance », « enveloppant », …) où la déchirure est comme l'irruption même de la « lettre » poétique, ce jaillissement du sens et des mots hors de l'enveloppe, de la gangue du discours commun. La parole poétique est cette « trouée » au cœur des choses et des mots. Le poème ne trouve sa substance, son propre fil que dans l'accroc qu'il produit dans la trame du réel. Pourtant, au cœur blessé du monde, du texte, le sujet se perd dans l'impersonnel ou dans une altérité qui n'est plus que sa propre altération. Dans l'instant absolu de l'évidence, il n'y a plus de place pour une voix personnelle et possessive (« mon parler », « ma langue »), fût-elle éraillée. Le « Je » final, dans son bonheur, est toujours celui de la poésie[33].



[1]. p. 150.

[2]. p. 191.

[3]. On peut songer à la suite des Mélancolie (Mystère et mélancolie d'une rue, La mélancolie d'une après-midi…), ainsi qu'aux textes qu'ils ont inspirés tant à Pierre-Jean Jouve qu'à Jacques Roubaud.

[4]. p. 178.

[5]. p. 171.

[6]. Le livre de poche, « Biblio-essais », p. 80. Il précise : « Et toute signification, au sens habituel du terme, est relative à un […] contexte : le sens de quelque chose tient dans sa relation à autre chose. Ici, au contraire, le visage est sens à lui seul. Toi, c'est toi. En ce sens, on peut dire que le visage n'est pas «vu». Il est ce qui ne peut devenir un contenu, que votre pensée embrasserait ; il est l'incontenable, il vous mène au-delà ».

[7]. p. 165.

[8]. p. 211.

[9]. p. 11.

[10]. p. 30.

[11]. p. 29.

[12]. p. 102.

[13]. p. 17.

[14]. « Des craquements veillent partout sur le silence / Et la mûre dans les taillis tend ses grappes noires à personne » (p. 68).

[15]. p. 24.

[16]. p. 161.

[17]. p. 133.

[18]. p. 140.

[19]. p. 141.

[20]. p. 203.

[21]. p. 199.

[22]. p. 122.

[23]. p. 152.

[24]. p. 132.

[25]. p. 133.

[26]. p. 28.

[27]. p. 162.

[28]. p. 200.

[29]. p. 176.

[30]. p. 154.

[31]. p. 67.

[32]. p. 195.

[33]. p. 197.