B : Paysages : L'expérience des limites

1) Des lieux où demeurer

 

 

L'espace poétique de Réda paraît s'organiser autour de la maison, qui en est comme la pierre de touche. Dans ses abords, la parole se cherche, se risque, en un lieu où se transcende plus qu'ailleurs la fragilité de la frontière entre la présence et l'absence.

La maison surgit en effet au détour de chaque page, sous des formes variées qui disent à la fois sa richesse, et la difficulté pour le poète à pouvoir l'établir définitivement, d'en faire un monument, stable et réellement habitable. Ainsi, le premier poème d'Amen en offre une image quasi originelle : « Mais les sentiers de sa peur n'étaient pas fleuris, / Ils serpentaient autour d'une obscure caverne[1] ». La caverne est la première habitation du poète, résolument primitive, en ce qu'elle nous ramène d'emblée en un temps préhistorique[2], mais surtout, à l'aube de la lecture du monde, des choses, à la République de Platon et son mythe. Caverne qui ne vaut d'ailleurs qu'en tant que pôle attractif autour duquel tourne le poète qui, choisissant d'être dans la lumière, se pose moins comme habitant, que comme vagabond, errant autour de la possible demeure, étrangement « obscure ».

La maison est donc immédiatement située comme un lieu originel que le poète va s'efforcer de reconnaître, de jalonner. Elle représente un paradis que le sujet a moins perdu qu'il n'en a été dépossédé, étrangé. Espace lointain, « arrière-pays » mythique mais assombri, enténèbré, que l'écriture essaye, si ce n'est de réinvestir, du moins de ressusciter par bribes : « Ceux d'entre nous qui ont le goût de l'éternel […] reviennent la nuit dans la maison qu'on a vendue / Avec ses tiroirs pleins de lettres où s'effacent / Les traces du bonheur obscur[3] ».

La maison est donc toujours en un sens, « maison du temps » ; « Maintenant je sors à nouveau d'une maison du temps. […] Peut-être / Que nous aurions pu vivre là quelques heures, le temps / Et moi, sans rien dire, pour mieux apprendre à nous connaître. / Mais il n'entre jamais. […] Et tantôt je ne touche rien dans les maisons du temps, / Ou juste un pli qui se reforme au milieu de la nappe, / Tantôt vous comprenez c'est plus fort que moi, je descends / Tout à grands coups de pied dans cette saloperie[4] ». La maison devient ainsi la forme même du souvenir, elle est l'édifice d'un passé inhabitable auquel se heurte le poète, toujours expulsé, impuissant à faire resurgir l'habiter, à retrouver la vie, tout juste capable de se révolter parfois, et dans rajouter sur la perte, la destruction. C'est pourquoi le poème se retire « dans les coins habités des ruines de nos maisons[5] », et reste « hanté par la maison détruite / Et, dans ce décombre nocturne, à l'abandon[6] ». La maison est ainsi la figure même de la mémoire, et de sa vacuité, voire de ses errements. Ainsi dans « Pâques », poème qui est tout entier livré à la remémoration, apparaissent enfin, comme pour mieux dire le néant ou l'illusion du souvenir, «  de fausses maisons[7] ».

La maison trouve ainsi un double statut, entre son sens bien concret, et de multiples avancées symboliques ou métaphoriques. L'être du poète, son existence même, se définissent à son image, il se cherche dans cette forme toute prête, ce labyrinthe vivant qui leur est offert. La maison est en effet un comparant privilégié ; par exemple au début de La tourne, « J'avais essayé de quitter ma vie. Elle s'était en réalité déjà séparée de moi, comme une maison rejette ses habitants à l'occasion d'un tremblement de terre[8] », ou plus loin, « Elle qui riait en disant on m'a déménagée, / Touche, touche mon cœur[9] », ou encore plus nettement dans « L'empan » : « Mais quelle est la juste distance ? / Il y a celui qui ferme obstinément les yeux, cherchant / La mesure de l'âme comme d'un mur blanc »[10]. La maison est elle-même structurée comme l'espace de la mémoire avec ses lieux retirés et essentiels ; le poète est ainsi celui qui va « rôder de la cuisine aux chambres vides / Locataire d'une mémoire où tout est démeublé[11] ». La cuisine sera la scène capitale où se cristalliseront les bruits du passé, « l'odeur du lait qui chauffe et les cris des enfants / Assis sous la lueur des petites bougies[12] ». Mais plus largement, la maison, comme possible dédale, est aussi la métaphore du monde, voire du cosmos : maison où se confondent le passé de la mémoire et le présent des vivants ; « Donc le temps est venu de les rassembler, tous les autres, / Tous ceux que j'ai perdus dans les coins obscurs de ma vie / Ou qui d'eux-mêmes détachant leur ombre de mon ombre / Attendent là butés sans comprendre ce qu'ils attendent / Contre un mur au fond d'une chambre où nul ne les saura[13] ».

Il est d'ailleurs intéressant de noter que la maison, même lorsqu'elle apparaît dans son sens concret, au cœur du paysage, assure cette fonction d'espace de référence, non plus dans le temps, mais dans l'espace : elle est la borne, le gnomon qui permet de se situer, de prendre l'exacte mesure du monde. « Je dis l'heure d'après le soir qui, lui, s'en va d'un pas rapide et sûr,son ouvrage accompli entre les collines et la face heureuse de nos maisons[14] ». Visage ici rayonnant de l'exacte moment (heure / heureuse), mais qui se tient cependant dans la fixité, la raideur des choses inanimées. Pris comme élément du décor, il ne s'agit jamais que de « pauvres maisons », toujours « détachées de la vie[15] », apparitions régulières visant tout naturellement à resituer la maison dans sa signification première, celle d'un lieu familier, intime et rassurant ; le poème fera ainsi intervenir la maison comme indicateur de lieu (« derrière les maisons… », etc.) en l'utilisant comme équivalent du sème « rassurant » : exemple emblématique parmi bien d'autres, le poème « Dans la maison », « De quoi pouvons-nous avoir peur ici, puisque c'est la maison[16] ? ». La maison est aussi abri protecteur, ce qui conduit le poète à faire corps avec le monde. Elle est repérable sous de multiples avatars, partout présente : on passe indéfiniment de « la tonnelle de chaume » à « la salle basse », lors de « La halte à l'auberge[17] », par exemple. Le monde entier finit par s'offrir sous l'angle de l'« habiter » ; le poète est partout chez lui, sous la « maison de pluie[18] », comme sous ce « ciel d'hiver », « qui nous contient, qui est notre exacte demeure[19] ».

Mais la maison est aussi le lieu-même du parler, de la langue : « rentrant à la maison tu voyais le temps pâle / entre les deux cris d'un oiseau qui ne volera plus. / Maintenant tu comprends, / maintenant le retour pas à pas s'explique : / une autre maison contenait celle où tu dormais contre ta mère[20] ». La maison poétique est une maison à double fond : mieux, elle est toujours mise en abyme d'une réalité supérieure qui la dépasse. La maison-souvenir est celle où se perd l'image maternelle, de la langue maternelle. L'écriture du poème réside moins dans l'« habiter » que dans le « poétiquement pour reprendre Hœlderlin et Heidegger. La parole ne se retranche pas en un lieu protégé, en sa tour d'ivoire, elle se dépense, se dépasse au contraire jusqu'à se perdre pour recréer, retrouver son propre espace, celui-là même qui la précédait et l'a en quelque sorte produit. Elle est « à peine un murmure de fou / Qui n'a plus pour maison, dans un désert de dieux et d'arbres, / La tour tremblant au fil de la rivière comme un oiseau, / Mais l'aire où je dansais dans la fraîche couronne de flammes / Avant ce long détour[21] ». Aire du feu[22], aire du jeu, d'un verbe au plus près du « bâtir » heideggerien — lorsqu'il se confond avec l'être —, d'une parole donnée tout uniment comme « l'habitante et le lieu[23] » du poème.

La place du poète est peut-être alors moins dans la maison qu'hors de celle-ci, dans l'espace qu'elle organise. Il s'agira moins pour lui « d'écrire encore au chaud près des livres cousus / dans la toile ou du cuir pour qu'au long de rails d'or / inégaux brille l'adoration perpétuelle écrire[24] », que de chercher à « corrompre entre les maisons l'innocence des mots[25] ». En ce sens, être poète, c'est rester à l'écart, gardeur solitaire d'un inquiétant et fulgurant troupeau nourrit aux racines de mélancolie : « Et cet accent de la province / Extérieure, on peut en rire aussi, comme du paysan / Qui rôde à l'écart des maisons sous sa grosse casquette, / Berger du pâturage sombre : agneaux ni brebis / ne viennent boire à la fontaine expectative ; il paît / La bête invisible du bois et le soleil lui-même / Au front bas dans sa cage de coudriers[26] ».

La maison éclate alors et se morcelle : elle trouve une place nouvelle dans la fragmentation de ses parties. Elle n'est plus une entité close, mais une succession d'éléments ouverts à la vision extérieure : mur, fenêtre, volets, toits, portes, chacun des attributs devient ainsi l'objet d'une attention toute particulière. Blason de l'habitation, ou plus justement attention au détail qui peut embraser le sens. « Et toujours de l'autre côté de la porte je parle / Contre ce pan de mur que le soleil laisse ébloui[27] ». Anti Wermer, c'est-à-dire contre-Bergote ? Simplement contemplation de « l'impossible / Avenir appuyé déjà contre le mur encore chaud[28] ». Le mur, comme toutes les parties de la maison, s'allume des reflets réciproques du passé et du futur imminent : témoin du moment perdu dont il garde encore la chaleur, le mur est cette mémoire sur laquelle se construit demain. Il est le soutien originel : « O tête / Ici de tout soutien privée, où est le mur ? (un mur / À défaut d'une mère, et dormir dans les ruines de son flanc[29].) ».

Et le mur a aussi une proximité remarquable avec les larmes : comme une mère, il est le lieu où s'épanchent les pleurs, c'est sur lui que viennent buter tous les chagrins : « Il reste / À détourner contre ce mur une tête pleine de larmes[30] », ou encore, « pourquoi / ce long cheminement par l'obscurité des matrices, / si c'était pour finir, au mur, sanglotant comme un con[31] ? » Mur du sanglot, du réconfort et de la consolation également, car le poète peut souhaiter « contre un mur / La jeune amitié des larmes[32] ». Mur marquée par la tristesse qu'il appelle pour parfois s'en jouer, mur qui se pose en objet quasi mélancolique, comme semblent l'indiquer certains syntagmes surdéterminés du type « mur de suie en ruine[33] », et qui le demeurerait en effet  s'il n'était aussi cet appui qui aide à se relever, et permet parfois d'atteindre un état de plénitude — jusqu'au plaisir orgasmique — au-delà des sentiments du quotidien : « J'aimais l'absolu contre un mur entre l'œil froid de l'Ourse / Et la sourde consolation de l'eau nous emportant[34] ».

Car au fil des recueils, et de manière très remarquable avec La tourne, la maison n'est plus un lieu fermé, replié sur lui-même, mais apparaît au contraire comme l'espace radicalement ouvert, et transitoire. Ainsi, lorsqu'elle forme encore un ensemble, la maison devient « hôtel » — le titre, « Hôtel Continental[35] », signifiant bien que la maison est désormais ouverte à tous, à l'échelle d'un continent. Espace désert, indifférent, vide comme en cet hôtel qui n'est qu'endormissement là où la mémoire appelait éveil et attention. La maison sera aussi gare, lieu par excellence du transit et du passage, espace où le mouvement atteint aux limites de l'anonymat. Et jusqu'à cette « sordide baraque à un étage où il faut faire vite[36] », véritable maison de passe où l'échange ne peut s'accomplir que sur le mode du chuchotement, échange de pronoms, comme si dans l'habiter, une part de l'être aussi se dissolvait.

Or ce jeu de l'ouvert et du fermé, du plein et du vide, possède un corrélat immédiat autour de la maison dans le jardin, l'enclos. On y retrouve la même quête d'un temps perdu[37], un jeu identique sur l'origine — Éden et enfance[38] —, la difficulté du ressouvenir[39], les risques de ruine, etc. Refuge de l'idéal et des amours passées, il subit lui aussi une évolution notable dans ses formes : du « jardinet » au « jardin », il devient ensuite « parc[40] », et surtout « square », par une progression  du plus intime au plus largement «public» : le square, qui redit l'enclos primitif — « square aux enfants[41] » — et sa « clôture », transformée en « grillage de fer », mais achève plus que tout le jeu ouvert / fermé, laissant « battre fer contre fer la petite porte  du square[42] ».

Mais le jardin est aussi l'aboutissement réel du poétique, en ce qu'il se confond avec la perte elle-même ; il est le lieu toujours possible de la mort, de l'absence irrémédiable. En effet, si la jardin est espace de jeu pour les enfants, il est aussi l'espace où reposent les morts : « Des fenêtres de l'hôpital on avait une vue / À vrai dire ma foi vraiment belle sur ces collines / Où des ifs et cyprès s'éparpillaient rythmiquement / Près du riant petit enclos de verdure et de marbre / Halte pour le soleil et peut-être vers le printemps / Deux ou trois promeneurs déjà dans la force de l'âge / Venant y méditer avec calme peut-être[43] ». Réda ne prononce jamais dans ces recueils le mot cimetière, mais préfère, non l'euphémisme, mais l'incertitude poétique du jardin. Ainsi se maintient au cœur du dit, l'oscillation du mélancolique et du ludique ; « Et, peu après midi, les jeunes filles bleues et blanches/ Voulurent descendre au jardin[44] ». « Descendre au jardin », pour y rencontrer le prince charmant, mais également, la mort. Le poète, en quête du jardin évanoui, est aussi sur le chemin qui le conduit à sa propre perte. Il ne retrouvera le fond des choses, et de lui-même, qu'en sa propre disparition ; « poussière, tu redeviendras poussière » : « je ne bougerais plus, bien que ce ne fût ni le but ni l'étape, mais cette déception en somme réconfortante d'avoir pour un moment trouvé l'enclos dont j'aurais pu, après tant d'heures usées contre du vent, contre des pierres, devenir pierre et vent à mon tour[45] ». Et ce jardin est peut-être emblématique de l'écriture de Réda : le poème est aussi le jardin où se répand le langage,pour y jouer et où, en dernier ressort, il lui faut bien se déposer, se mettre à reposer (en grec, legein- logos) dans un temps qui est bien celui d'un mélancolique retour au calme.



[1]. p. 11.

[2]. Celui des « historiens », mais encore celui d'une Genèse de l'humanité suggérée par le verbe « serpenter », genèse qui est aussi celle de chaque être, du poète expulsé du paradis, de la caverne maternelle.

[3]. p. 12.

[4]. p. 145.

[5]. p. 85.

[6]. p. 14.

[7]. p. 117.

[8]. p. 149.

[9]. p. 205.

[10]. p. 119, mais aussi p. 28 : « L'âme semble un couloir… », etc.

[11]. p. 100.

[12]. p. 12.

[13]. p. 200.

[14]. p. 171.

[15]. p. 36.

[16]. p. 71.

[17]. p. 44.

[18]. p. 69.

[19]. p. 48.

[20]. p. 195.

[21]. p. 96.

[22]. Cf. p. 174, « La lumière d'hiver ne projette aucune ombre / Derrière les hautes maisons elle fait un brasier… »

[23]. p. 28.

[24]. « Langue maternelle », Celle qui vient à pas légers, p. 37.

[25]. p. 211.

[26]. p. 106.

[27]. p. 172.

[28]. p. 165.

[29]. p. 91.

[30]. p. 71.

[31]. p. 135.

[32]. p. 203.

[33]. p. 136.

[34]. p. 169.

[35]. p. 122.

[36]. p. 150.

[37]. « Est-il  un seul mur et sa mousse, un seul jardin, / Un seul fil du silence où le temps resplendit… » (p. 48).

[38]. « Vous êtes là, ramassé sous le mur à l'ombre courte, / Comme au verger d'enfance où je n'ai pas osé pousser un cri » (p. 98).

[39]. « et si l'on marchait, changerait-on de vie / Ou d'âme avant d'atteindre l'angle opposé qui navigue / En un temps différent, dans la lente clarté fragile / Des feuilles d'un jardin clos sur les souvenirs ? » (p. 49).

[40]. Par exemple, p. 117.

[41]. p. 202.

[42]. p. 122.

[43]. p. 168.

[44]. p. 167.

[45]. p. 153.