5) L'horizon du poème

 

L'horizon, donné comme symbole de la dualité irréductible, mettant en jeu le réel pour y faire rayonner l'absence, l'illusion, devient chez Réda, un élément déterminant de l'univers poétique.

Dans un premier temps, l'horizon apparaît comme l'axe de symétrie des jeux de la lumière et du regard, point de retournement où se jouent les échanges entre l'espace du ciel et des nuages et celui de la terre ou de la mer. Il est ainsi la garantie d'une lecture fidèle du monde, point de repère qui permet au poète de déjouer ou de mieux observer, la mouvance des objets, des reflets. « Et j'avais peur, un peu. Mais ne possédant pas de montre j'étais patient, surtout quand au lieu de la lune tirée comme un boulet incandescent par un silo ou une cheminée, luisait comme pour soi, pour la pluie, l'écheveau des triages qui dans la plus compacte obscurité réfléchissent des bolides en proie sous l'horizon au silence dévastateur de leur vitesse[1] ». Quand le monde n'est plus qu'étoiles de lumière filant   vertigineusement, l'horizon reste le seul point d'ancrage, et ce n'est que par un critère de sub-horizontalité que le poète se trouve rassuré. L'horizon est donc ici frontière, limite: il est ce qui vient scinder le paysage, imposer sa coupe, parfois aussi nette que celle d'un rasoir, à l'image de ce « ciel mince et tranchant d'en bas comme une lame[2] ».

Pourtant, l'horizon n'est pas pour autant figé dans un lointain toujours identique. Ce qui déroute le plus chez Réda, c'est ce dynamisme d'un horizon en proie au mouvement, et en perpétuelle mutation. L'horizon est ici cet emblème muet, éternellement posé dans un au-delà identique dont se nourrit la quête des mystiques. Bien au contraire, c'est dans sa vie même et ses métamorphoses que l'horizon trouve son sens : « Longtemps fermé dans son éclat, le ciel grandi se détache, entraînant l'horizon de sa voile qui penche[3] ». La ligne de l'horizon, si souvent désignée comme le « fil » qui retient le poète par ses allers et retours, figure peut-être une nouvelle fois l'épanchement dans l'univers poétique du motif de la bobine : motif ici décuplé puisque l'éloignement de l'horizon n'est jamais que celui d'une illusion de présence. Et l'on se souvient de l'analyse de Fédida, qui voit dans l'horizontalité une temporalité dominée par la certitude de la présence — même si elle demeure continuellement aux prises avec l'angoisse de variation du plus proche au plus lointain — alors que la verticalité serait l'irruption du risque reconnu de la perte définitive, du « plus jamais ».

Il n'est alors pas surprenant que l'horizon soit donné comme « ligne de fuite[4] », c'est-à-dire, dans le même temps, comme lieu de focalisation du regard qu'il attire, véritable espace de « l'échappée ». Car l'horizon devient par instant l'insaisissable par excellence, portant à son paroxysme le rapport duel qui le caractérise. Ainsi par exemple dans « Le bracelet perdu », où les amoureux eux-mêmes semblent se « volatiliser » : « Et vous,  / Qui vous agenouillez dans l'herbe blanche et les cailloux, / Votre profil, perdu sous l'horizon de vent qui nous entoure,  / Fait de ce chemin creux une barque en dérive[5] ». Il semblerait que l'horizon trouve avec le vent un double de lui-même, et comme un effet de mise en abyme de ses potentialités. Se découvre ainsi le comble du jeu présence/absence, dans un espace où l'horizontalité se donne seulement dans le sentiment que chacune de ces notions est à chaque instant la négativité possible de l'autre, où cette plénitude du vide révèle le paysage comme, essentiellement, passage.

L'horizon apparaît, alors comme ce dont la signification est d'occuper toute zone intermédiaire, de demeurer « entre ». « Il y a celui qui ferme obstinément les yeux, cherchant / La mesure de l'âme comme d'un mur blanc, et l'autre, / Qui entre en suffocant dans les premiers plis de le mer. / Entre eux j'ai posé mon vélo contre un pin violet qui craque / Et je tiens l'horizon tout entier dans l'empan d'une main, sous la fumée / Oblique d'une cigarette[6] ». La poétique qui s'esquisse ici se propose de tenir le milieu, l'intervalle, entre une parole surgissant d'un refus de la confrontation avec les choses, et une autre, à l'inverse, naissant d'un abandon exalté au réel. Pour le poète, il s'agira de prendre la mesure de cet horizon, d'essayer sans cesse de s'incorporer à ce qui toujours se refuse. Michel Collot décrivait l'horizon comme fondamentalement « fabuleux », en ce qu'il « déborde toute représentation, tout ce qu'on peut en dire ». Pour le poète la gageure sera donc de franchir lui aussi cette limite, ce bord — « Vite j'ouvre les bras pour déborder ce qui m'enferme, / Debout dans l'enjambée du ciel » —, et l'écriture sera aussi « incessante mobilité d'insecte » d'un regard attentif (à ce jeu consistant à faire disparaître, pour rendre mieux visible). Le poète est alors aussi celui qui se cherche dans cet espace indéfinissable autrement que comme passage. Il est passant, absolument, et son désir de l'horizon apparaît comme la recherche d'une voie d'accès — gradus ad Parnassum — à une plus pure poésie. Davantage, il convient de se faire soi-même la voie, de se fondre à cet escalier, et non de l'affronter. D'où le désir de fusion, d'infusion, et la prière du poète-passant : « ne me laisse pas, entre la rue et les nuages, / Contre la marche bleue heurter mon crâne ; casse-le, / Répands-le dans ta douceur d'ardoise et d'horizon[7] ».

 Mais le poète tendu vers l'horizon ne devient pas pour autant un « être des lointains ». Bien au contraire, ce qui se dit ici, c'est la possibilité d'une plus juste présence à soi et au monde ; le poème, pour nous qui nous tenons « avec / Nos bras posés sur le cercle de l'horizon », est l'occasion unique de « chercher cet autre ciel en nous qui s'écarte sans fond[8] ». Et il ne s'agit plus d'une confrontation avec une ligne dans l'infini, d'un regard, mais bien de l'accueil de cette absolue perfection du cercle dans l'intimité d'un cœur. Comme si justement M. Collot, l'horizon devient « la distance intérieure d'une intime altérité » dans laquelle se résout l'inquiétude d'une juste existence du poète et de sa parole. « C'est lui ce ciel d'hiver illimité, fragile, / Où les mots ont la transparence et la délicatesse du givre, / Et la peau froide enfin son ancien parfum de forêt, / C'est lui qui nous contient, qui est notre exacte demeure. / Et nous posons des doigts plus fins sur l'horizon, / Dans la cendre bleue des villages[9] ». Le poète peut atteindre l'intangible; l'horizon devient son attribut, lyre supérieure. Il ne s'agira plus pour lui que d'en faire chanter le fil, de faire « vibre[r] le bord de l'horizon dans l'herbe comme un fil ». Le poème est alors ce qui prend forme sur l'entrouvert, le vers, cet horizon d'une poésie qui se définit comme « intermittente ». L'écriture resplendit plus que jamais comme le jeu de la présence toujours différée, au cœur infini de soi.



[1]. p. 150.

[2]. p. 172.

[3]. p. 59.

[4]. p. 96.

[5]. p. 36.

[6]. p. 119.

[7]. p. 54.

[8]. p. 71.

[9]. p. 48.