Troisième partie :
Jouer le jeu, entre centre et absence

 

 

« CALYPSO : Cesse donc de te vautrer dans la mélancolie, mon ami malade ; résolvant les énigmes, oubliant les énigmes, je chante pour toi, car parfois, oublier les énigmes signifie les résoudre. Cohérence, régularité, ton art si profond connaît bien cela, plus que tout autre, et il veut rire exulter et danser sur un rythme régulier ».

 

(A. Döblin : Sur la musique. Conversations avec Calypso, « Sixième dialogue : raillerie et mélancolie des amants. Du rythme ».)

 

 

 

Le poète doit s’efforcer de tenir cet intervalle dont l’écriture s’épuise à reconnaître les limites intangibles. Le poème tient ici son lieu d’apparition ; mais sa place n’y est point assurée. Entre centre et absence, dans cet espace inouï qui motive la quête poétique de notre modernité, Jacques Réda entreprend de « jouer le jeu » ; « l’aire du jeu » n’est plus désormais tenable que comme pratique de la parole, exercice d’une voix capable de chanter, et d’accueillir en son timbre le manque qu’elle repère et anime. Jouer devient alors la mise en œuvre, l’usage même d’un motif mélancolique infusé dans le texte et qui en est l’instrument premier ; ce dernier se confond avec l’espace ludique qui nous servait d’appui. Tous deux sont éléments d’une quête, participent de la découverte d’une plus juste mesure du monde, d’une aune nouvelle, et apparaissent, en fin de parcours, comme éléments générateurs d’une forme qui se doit de faire vibrer et retenir le moment de cette aventure.

 

 

 

 

A : Le passage, le pas

1) La certitude du décentrement

 

 

Dans un premier temps, tenir l'intervalle signifie accepter le passage et donc un mouvement, un déplacement ; car le passage, est une démarche, c'est-à-dire aussi, un pas. Si la porte battante est sans doute l'image dominante de la poétique de Réda, c'est que la poésie ne se trouve que dans le risque de l'instabilité, dans ces séries d'ouvertures et de fermetures parfois violentes, dans la mise en péril d'elle-même et de son sujet. Le poème sera invitation à prendre la route, appel à un départ toujours renouvelable. Et l'on pourrait ici s'étonner de cet allant, élan au coeur d'une poésie prétendument marquée du sceau mélancolique. En effet, la figure topique du mélancolique s'accorde surtout à l'immobilité ; le mouvoir n'est pas de son fait : ainsi que le rappelle Starobinski « le pas lent est l'un des grands signes de l'habitus mélancolique », « quand il n'est pas voué à l'immobilité complète[1] ». On se souvient par ailleurs que Démocrite ne quittait jamais le pied ombragé de son arbre.

Cependant chez Réda, la tension poétique ne s'émiette point en de fulgurantes épopées ou autres exotiques voyages. Notre auteur n'est ni Cendrars, ni Larbaud, et s'il y a bien ici mouvement, celui-ci est à lire avant toute chose comme reconnaissance, exploration minutieuse d'un espace circonscrit dont la richesse n'est que d'hésiter entre son accomplissement comme lieu et comme temps. Il ne serait pas faux d'affirmer que Jacques Réda, l'écriture qui est sienne, ne sont jamais immobiles qu'« à grands pas », à l'instar du Socrate de Valéry.

Or si le passage s'impose comme le mode essentiel de l'acte d'écriture, et si la marche en est l'accomplissement nécessaire, c'est encore parce que le dire vient s'inscrire sur un monde non équilibré, mal assuré, et ce, non pas tant cette fois-ci en lui-même que du fait d'un manque qui semble davantage inhérent au poète, incapable de trouver d'emblée sa juste place, de se situer dans un rapport équilibré au monde, qui puisse lui permettre d'en effectuer une lecture complète et motivée. Pour le poète déboussolé, le sens, fugitif par excellence, est à ressusciter toujours par la recherche d'une plus juste adéquation aux choses. Progressivement, la poésie de Réda, met à nu ce qu'elle n'avait d'abord semblé qu'apercevoir lorsqu'elle s'employait à dire le désordre ou désastre du monde, le sentiment d'un univers fragmenté, trop morcelé pour pouvoir s'offrir en toute plénitude. Avec La tourne, se met en place un motif essentiel de cette poétique qui parait la guider jusqu'aux oeuvres les plus récentes, celui d'une intime certitude du décentrement.

Dans nos textes, le centre se manifeste essentiellement comme défaut. Défaut de la présence, mais aussi défaut du monde qu'il serait censé régir.

Le centre dans l'univers poétique de Réda, apparaît comme ce manque irrémédiable d'un principe organisateur du monde, et plus particulièrement de l'univers urbain. Sa présence représenterait la chance d'un équilibre, voire d'une orientation, d'un sens véritablement plein de l'être au monde, alors que son absence, qui se décline de manière insistante dès les premières lignes de La tourne, tend à confirmer le désordre, la vacuité et vanité d'un espace où tout part à vau l'au.

« Très loin brillait l'angle d'un mur. Et contre, pour obéir à l'attraction du centre, dans un halo de ces becs de gaz les avenues encore indécises viraient en se prononçant pour l'équilibre, et rameutaient ce troupeau de l'étendue bâtie vers son foyer[2] ». Ici le centre joue comme aimant, force centripète ; il est le foyer, demeure incandescente où convergent les éléments de l'espace. Il est la direction, le pôle originel qui fixe le rayonnement de chaque partie du monde. Ou pour le moins, il devrait l'être, car si le poète se montre « obsédé », il reste toujours à « errer à la recherche du centre[3] » ; en proie à une errance qui est indissociablement errements, ne débouchant que sur des « lambeaux d'illusion », dans une aire livrée au « simulacre ». Le poète, roi mage, ne rencontre pourtant jamais la vérité naissante qui lui parait promise, et doit repartir sans répit, « attiré de nouveau dans les faubourgs par cette lampe qui de relais en relais au sommet des immeubles révèle et dérobe à la fois l'éclat du centre inaccessible[4] ». Le centre comme unicité, singularité, lui reste insolublement étranger. À peine s'autorise-t-il à en parler : « quant au centre, j'en parle, j'en parle, mais après coup[5] », ou encore, « un centre à vrai dire (ce que moi j'appelais centre depuis qu'on m'avait expulsé du mien[6])… ». Le centre, prend figure d'une expérience toujours renouvelée du paradis perdu : d'un paradis non seulement extérieur, mais encore intériorisé ; le centre n'est plus simplement celui du monde, point hors de soi, il est aussi au coeur du sujet poétique. À la possible faillite d'un dehors désorganisé, correspond celle d'un dedans qui ne peut plus s'appréhender que comme enveloppe vide, être arbitraire. Le chaos intérieur est à l'unisson de celui de l'espace externe qu'il tente d'habiter, de recréer.

Aussi la quête du centre s'achève-t-elle par une exploration des espaces limites, limitrophes : le poète se perd dans les « banlieues », les « faubourgs », les « périphéries », territoires excentrés, décentrés, qui deviennent l'aire de prédilection d'une écriture qui finira même, dans Hors les murs ou Les ruines de Paris, par y puiser l'essentiel de sa substance, — alors que Le sens de la marche, apparaîtra comme une ouverture vers la plus lointaine périphérie, à l'échelle du pays tout entier ; seul y importera le cheminement, la poursuite de traces qui prendront la forme d'un voyage aux source de l'écriture par le biais de pèlerinages et hommages, à Follain, La Fontaine, Jules Renard, Diderot… Au fil de ces lieux, toujours donnés comme pluriels, multiples, et même parfois interchangeables, l'expérience poétique semble bien soutenue par le « mouvement de cette fuite en spirale[7] », sorte de défilé vertigineux, où l'espoir d'un sens se raccroche aux moindres indices d'un monde qui se dévide, se vide de toute possibilités de référenciation ; tout y est morcelé, fracturé à l'image de ce parcours du poète dans cet « omnibus dont les étapes à travers les banlieues divisaient à n'en plus finir la moitié de la moitié d'une distance obstruée par la nuit[8] ». L'atomisation, la prolifération de fragments jusqu'à l'ininterprétable, deviennent la règle : on ne rencontre que de « simple[s] fragment[s] qu'il faudrait combiner à d'autres[9] ». Le poète et le monde se délitent, en proie à une division irrémédiable : le centre de la ville lui-même n'est plus que succession de « quartiers », emblématiques à eux seuls de cette unité inachevable, impossible.

Le poète se retrouve ainsi « déçu », envahi par « la trouble douceur de déconvenue où s'étouffe le pressentiment[10] ». Il est littéralement désappointé. Le monde n'est plus que tourbillon, saisi par cette « tourne » des signes et des objets, qui confine parfois au malaise. Et dans cette perspective d'un espace insensé où les signifiants se multiplient toujours, au détriment d'une signification possible, on comprend mieux la prégnance de motifs tels, précisément, que celui du tourbillon —avec toutes les variantes de l'aspiration vertigineuse —, récurrents dans l'ensemble des trois recueils. Le tourbillon apparaît comme ce qui vient creuser le monde, au point de permettre tous les passages, tous les ponts, toutes les analogies ; pour ce faire, il se manifeste indifféremment dans le ciel, au coeur d'une rivière, ou même sur le sol, en « tourbillon de sable[11] ». Il n'est pas tant synonyme de violence que révélateur d'une confusion, ce qui explique pourquoi il se trouve très fréquemment relayé de manière synecdochique, par l'image plus apaisée du remous, ou plus simplement, par le motif de l'aspiration. Être aspiré, c'est succomber comme infime particule du monde, n'être plus qu'un élément indistinct du chaos, courir le risque de redevenir trop vite poussière. D'où, à un deuxième niveau, approfondissant cette même image, la surprenante relexicalisation du topos de la mort rôdeuse tapie dans l'ombre, sous la forme de cet « aspirateur [qui] commence à ronfler sous la porte[12] ».

On voit donc comment s'organise négativement l'espace de l'écriture qui toujours craint de céder au tourbillon des mots. Le remous, c'est aussi le risque d'une destruction de soi et du monde sous le rouleau-compresseur du non-sens : ainsi, ce qui vient enchevêtrer les signes, couler le monde, c'est bien souvent le « roulement » de l'orage, ou l'arrivée de la nuit (« la roue, c'est la nuit »). Soumis à ce mouvement circulaire, tournoyant, l'ensemble de l'espace sombre dans l'indifférenciation, la perte des distances, des limites entre les choses :« c'est le corps du pays dans ses halètement ronds, ses creux abrupts, le regard en veilleuse au bout des bois pour sonder l'étendue. Mais les noms des villages sur les bornes sont effacés, et les remous au ciel des bêtes qu'on ne voit pas s'arracher d'un bout à l'autre dans la fougère[13] ». Indifférenciation qui est encore indifférence entre les signes, entre les êtres ; car confusion n'entraîne pas ici fusion, mais demeure paradoxalement, irrépressible isolement. Chacun se voit pris « dans un remous de solitude[14] » : plus rien n'est assuré, l'espace est lentement évidé, la parole elle-même perd son assurance, et le poète « Préfère maintenant se taire et baisser durement la tête / En écoutant contre le mur ces voix creuses chercher le fond[15] ».

Ainsi apparaît, en corollaire à ces images, celle du gouffre, motif pour sa part déjà bien repéré au sein de l'écriture mélancolique ; « Souvent, inexplicablement ou peut-être à titre d'épreuve, on restait bloqué sur un pont, juste entre la rambarde et le souffle plein d'arrachements d'étincelles violettes des convois de sens inverse qui cherchait à nous culbuter, et je ne distinguais plus en bas qu'un remous pauvre aspirant le regard et l'espace avec l'eau du fleuve elle-même au fond du gouffre[16] ». Le tourbillon n'est pas ce qui pourrait autoriser l'analogie, la sereine distribution des sens, creuser le monde en donnant la prépondérance au passage, établir un lien entre chaque signe et chaque instant. Au contraire, il ouvre sur la béance du gouffre, sur cette figure de l'abîme elle aussi souvent convoquée par l'écriture mélancolique. On relève ainsi de très nombreuses occurrences de ce sème, en même temps que s'affirme la grande richesse de sa mise en oeuvre : abondance d'adjectifs (« renoncement profond[17] » etc., l'exemple le plus remarquable étant sans doute ce poème de La tourne[18] construit autour du syntagme « lourds et profonds », qui repris par deux fois en anaphore, ouvre le texte puis le clôt en un suspens, après avoir effectué un glissement, des « tiroirs » « Vers l'espoir si l'espoir quelquefois se répète »), mais aussi jeu de verbes comme « engouffrer », ou même « tomber », qui, bien que pris dans une acception différente de celle d'abîmer, vient faire résonner la chute toujours proche ; le poème « Mon souffle à travers les monceaux…[19] en serait une possible illustration : « Mon souffle à travers les monceaux de lilas qui s'effondrent : / Une seconde au moins j'ai dû profondément dormir / Dans la gare du bout du monde où jamais on ne tombe, / Toujours celle d'après dans l'ombre engloutissant des cris… », et le poème se poursuit ainsi saturé sémantiquement, mais encore phoniquement, par les phonèmes nasalisés.

Paralellement, le retour régulier des « ravins », ou plus simplement des « talus », « fossés », et « versants », inscrit aussi à sa manière dans le texte la possibilité imminente d'un faux-pas, d'un « versement », qui précipiterait le poème et le monde dans le néant. On voit qu'à des images forces (« les visages / Des gens précipités comme une avalanche[20] ») répond de manière plus étouffée une dissémination du sème (« jours sans fond[21] »), et même du risque de cette chute, avec le « fond délabré de la barque[22] » ou les « chemins […] qui plongent / Vers des creux à l'affût, sous la viorne, de la folie[23] ».

En fait, la sensation de l'abîme béant s'affirme progressivement jusqu'à faire ressentir sa propre nécessité : c'est même l'appel de la chute infinie qui prévaut, et le poète s'y abandonne, non pas avec « l'horreur du gouffre empreinte à sa face livide[24] », mais au contraire, avec une relative sérénité que l'on pourrait se risquer à lire par exemple sous la forme de cette exhortation : « Laisse. Renonce à la surface. Espère / En la profondeur toujours indécise, dans le malheur[25]… » Voix étranglée par les soubresauts de l'inspiration qui dit ce « rivage » impalpable, annoncé dans « Mon parler est-ce à vous que j'écris… », « où la parole et le temps manquent comme une chute[26] ».

Il semblerait que ce soit dans cet abîme, cet espace entrouvert où elle se risque que la parole poétique retrouve la possibilité d'une certaine stabilité, d'un équilibre toujours en péril au coeur même du désordre. « Parfois encore un coup / Le vent spirituel souffle du fond des steppes : / Un seul brin d'herbe bouge entre Malakoff et Saint-Cloud. / Rien de terrible encore un coup, / Et jamais nous ne descendrons une dernière marche[27] ». L'absence du centre, coeur irradiant du monde où il ferait bon descendre, s'affiche ici comme indépassable. Jamais le poète ne touchera ce fond, l'essence du tout, mais son effort consistera à s'en rapprocher le plus possible, jusqu'à pouvoir affirmer : « Me voici maintenant au bord de la dernière marche, / Là où […] la main de la solitude elle-même s'est dessaisie[28]… » Ainsi, de la négation même de l'ultime bond, de la dernière « enjambée » possible, le poète fait le lieu, la source, et le contenu de son discours ; c'est dans ce surplomb qui interdit d'un coup tout mouvement, où la tension de tout désir se résorbe, que le poème retrouve la chance d'une issue, échappe au danger de l'engluement dans le gouffre, à cette cristallisation, ce durcissement inhumain que Baudelaire présentait déjà dans « L'Irrémédiable » sous l'aspect de ce « navire pris dans le pôle, / Comme en un piège de cristal, / Cherchant par quel détroit fatal / Il est tombé dans cette geôle[29] », et que Jacques Réda retrouve dans « Soir » où la perte émane « Du remous désormais figé qui nous tient[30] ».

C'est dans l'absence du monde entier comme totalité signifiante que le poète peut trouver le matériau de sa quête du coeur du monde. C'est de l'absence et du vide, qu'une nouvelle fois, surgit la présence pleine ; car le poète se retrouve lui-même en osant élever sa voix, il redevient démiurge, potentiel espace d'une présentation renouvelée du monde, celui-là même « dont le centre est partout et la circonférence nulle part » ; « À chaque pas : le centre, et le cercle du temps autour / Bien rond mais moi j'étais autour aussi pour cette pie / Et pour d'autres chemins qu'il aurait fallu prendre[31] ».

L'ex-centricité se donne ainsi comme ce qui permet au poète de prendre consistance en tant qu'être de passage. Cette certitude du décentrement qui l'anime, le révèle « comme une porte (…) qu'on laisse battre et battre, / Ouverte, moi, par le centre fendue, encore droite[32] ». Il est fusion des irréductibles, masculin et féminin, plénitude et vide, accueil et fermeture, silence et claquement. Pourtant cette réalisation de soi comme point de présence reste toujours à recommencer. Elle n'est possible que dans une perpétuelle reprise de l'effort, à chaque instant, « à chaque pas ». Car le sujet, ou ce qu'il en demeure, se trouve bien « fendu » en son coeur ; s'il permet la diffusion du sens, il est en revanche impuissant à restituer le tout, l'équilibre global des choses : il n'est qu'étape sur un chemin qui le dépasse et dont la direction lui est inconnue. L'ex-centricité du poète apparaît moins alors comme le moyen d'une libération à l'égard d'une structure de référence surimposée à l'univers, que comme le dévoilement du sujet poétique en tant qu'espace du poème, intervalle de référence, régulateur du jeu du monde. Poète troué, ouvert à tous vents, à tous sens, lui-même succession infinie des poèmes .



[1]La mélancolie au miroir, p. 19.

[2]p. 150.

[3]p. 154.

[4]p. 154.

[5]p. 153.

[6]p. 151.

[7]p. 152.

[8]p. 150.

[9]p. 151.

[10]p. 151.

[11]p. 166.

[12]p. 160.

[13]p. 180.

[14]p. 24.

[15]p. 208.

[16]p. 150.

[17]p. 176.

[18]p. 177.

[19]p. 190.

[20]p. 188.

[21]p. 166.

[22]p. 269.

[23]p. 184.

[24]Victor Hugo, Les Contemplations,« Et nox facta est ».

[25]p. 203.

[26]p. 196.

[27]p. 162.

[28]p. 122.

[29] Les Fleurs du mal, « Spleen et Idéal »

[30]p. 50.

[31]p. 184.

[32]p. 204.