2) Et c'est toujours le même…

 

« We begin

we begin

in the

middle

nous commençons toujours

par

le

milieu

in medias res. »

 

(Jacques Darras, « Boston, Gaspésie », in La Maye)

 

 

On rencontre ainsi dans cette poésie une inquiétude touchant aux limites du discours, qui se lit bien dans l'impuissance à « commencer », et du même coup, à en terminer avec quoi que ce soit. Le monde de Réda est profondément révolutionnaire, en ce sens que toute gravitation ramène toujours au point de départ. L'initiale, c'est ce qui reste quand on a achevé sa course, tout oublié, tout perdu : « R[1]. ».

De cette incapacité à prendre pied dans le néant, en l'occurrence à fendre le silence pour laisser éclore la parole et le texte, La tourne est un exemple saisissant. Ce titre lui-même, qui renvoyant directement à l'univers de la typographie journalistique, de l'impression des mots, est avant tout l'aveu que le début s'est déjà refusé, qu'il n'y aura donc plus qu'une suite à une première page titre, sans doute capitale, mais dont la substance nous est retirée. En ce sens, toute possibilité d'une parole « d'attaque[2] », d'un incipit véritable, est éludée, de la même façon que précédemment, Amen paraissait venir affirmer que l'essentiel était déjà dit, qu'il n'y avait plus rien à ajouter sinon un simple acquiescement, et confortait cela par un premier poème résonnant comme une épitaphe, « Mort d'un poète[3] ». D'ailleurs, dès les premiers mots de La tourne, le phénomène est encore radicalisé. D'abord parce qu'il s'agit là de la première longue prose de nos trois recueil, qui vient signifier le tourment d'une écriture où la poésie se déchire, à l'agonie ; mais surtout, par l'exhibition de ce qu'il nous faut bien nommer ici incipit, quand bien même il en est comme la négation : « — après cela (je commence, je commence toujours, mais c'est aussi toujours une suite), après cela j'avais essayé de quitter ma vie[4] ». Un tiret qui ne se referme pas, une minuscule qui brise la voix et l'espérance du vers, puis brusquement une parenthèse ; certes, une page a bien été tourné, il y a quelque chose en avant de ce texte que nous ne connaîtrons pas, car le pseudo déictique « cela » empêche toute cristallisation d'un sens : ici, cela n'est plus rien, pas même les deux précédents recueils. Texte morcelé où l'affirmation initiale, après la rupture de la parenthèse et de la virgule, est réitérée comme si elle n'avait pu être entendue, ou bien parce que déjà oubliée, fragile entre le présent d'une écriture qui ne se fixe pas et un passé paradoxal qui dit l'espoir vain d'une nouvelle naissance. Incipit s'efforçant de s'affirmer littéralement pour tel, qui se nomme lui-même pour mieux faire retentir son vide[5] ; « je commence, je commence toujours », impossible départ qui est déjà cette buttée que sera la clausule huit pages plus loin : « je recommence[6] », articulé sur le mode ambigu du symptôme impuissamment constaté, de l'aveu désespéré, et peut-être plus encore, de l'acquiescement (ainsi soit-il !) serein à un ordre douloureux de l'écriture.

Car la poésie est peut-être aussi cette expérience du vide préexistant à la parole, de la « neige antérieure[7] ». Relisons l'incipit d'« Oraison du matin » dans Récitatif : « (Oh manque initial, et retrait dans l'élan comme d'une pelletée de cendres[8] ». Ici encore, la parenthèse survient comme un appui pour la parole, manifestation tangible d'un sens retranché, amoindri, et insuffisant en lui-même. Et il est intéressant de rappeler un hors-texte que Réda voudrait purement biographique, mais qui prend cependant une place plus qu'anecdotique dans la genèse de cette écriture : il s'agit des quatre premières publications[9] du poète qu'il a manifestement reniées, les oubliant dans toutes ses bibliographies. On pourrait en effet considérer que cet ensemble de textes absentés participe de ce même « retrait dans l'élan » ; car, au niveau de l'oeuvre tout entière, ces recueils jouent ce rôle d'indicateurs d'un début impossible qui ne peut avoir lieu qu'incomplètement, toujours sur la base d'un en-deçà perdu. En ce sens, il n'y a jamais pour l'écriture poétique qu'une virginité de façade, et le texte est essentiellement palimpseste, jeu d'une parole qui ne peut se positionner que sur la « trace funèbre[10] » laissée par un prédécesseur annihilé. Le terreau de la poésie de Réda, ce sera donc cette « pelletée de cendres », et de cendres chaudes encore.

Ainsi, à l'impuissance d'un commencement véritable se mêle le perpétuel défaut de la présence pleine qui se dit, sous l'œil bienveillant de Nerval, dans l'insatiable retour du même : « Alors comprendra-t-on pourquoi les jours se sont noyés / L'un après l'autre, jours divers, mais c'est toujours le même, / Hier, demain, jamais, qui réapparaît aujourd'hui[11] ». Ce qui fait défaut ici, c'est en fait, et cette fois dans le droit fil de la tradition mallarméenne, le « bel aujourd'hui ». Ce qui s'affirme dans cette colonisation du temps de l'écriture par le rappel d'hier ou la convocation de demain, c'est bien la dilution du présent véritable, du moment plein. L'espace que découvre le poète est englué dans une succession de séquences temporelles qui, malgré leur diversité, ne produit que monotonie. La tourne devient ici elle-même inutile et factice : c'est toujours le même texte, le même sens qui s'offre à nous, y compris,pourrait-on dire, en pages intérieures. Ainsi nulle découverte n'est possible : le départ véritable ne pourra avoir lieu[12] puisque le retour est la seule loi : « Porte d'automne, lente écluse entre les peupliers ; / Cataractes de paix dans le bleu guerrier de l'été ; / Souffle du haut vantail sur les gonds criants des forêts ; / Espace enfin, démarrage de tout l'espace à travers un espace vrai, / Mais retour où criait le couvercle noir du plumier[13] ». L'espoir de l'« espace vrai » qui serait plénitude, rupture de ces amarres qui ligotent l'élan des choses, ne conduit lui-même qu'à la reprise d'un temps premier de l'écriture, lieu du retour des signes noirs qui déchirent le silence sans trouver du nouveau. Poétique d'un ressassé que l'on pourrait lire aussi dans la réapparition régulière de « scènes capitales[14] », évidence d'une parole semblable au « remous désormais figé[15] » et qui ne paraît jamais resurgir que dans sa propre réitération, sa noirceur mélancolique.

Et cela conduit le poète à rechercher le point ultime, la fin possible de ce mouvement, un repos qui permettrait ensuite de reprendre une parole neuve. C'est ainsi qu'il guette l'humilité de la lumière crépusculaire « humble (connaissant qu'elle était la dernière[16]) » ; retenue, modestie qui échappe à la monotone médiocrité du branle perpétuel, et qui est rayonnement plus complet de la disparition à venir, de l'inéluctable évanouissement. Car pour le poète pris dans le flot de retour incessants, même la fin ne peut plus avoir de sens : « Plus pâles chaque jour ces nuages du souvenir / M'enveloppent, j'y dors sans poids, sans rêve, enseveli / Avec ce coeur docile et ponctuel qui fut le mien / Peut-être, et qu'emporte à présent le rythme de l'horloge / Vers le matin du premier jour qui va recommencer, / Déjà vécu, levant encore en vain sa transparence[17] ». Toujours chaque point du cercle est de retour, mécaniquement, et la clôture est inévitable. Aussi, l'espace de la bande cinématographique et les acteurs qu'elle anime, deviennent-ils la métaphore de cet univers d'une création qui toujours se referme sur elle-même. « Ainsi les personnages / des vieux films quelquefois protestent / comiquement je suis / sans conséquence / et ces gestes ces cris bloqués vingt-quatre fois par virtuelle seconde, / à jamais pris dans la répétition font signe aussi comme les astres, / supplient / du fond de l'impossible mort le temps / réel et déployé soyeux en nuages de les reprendre, / eux qui dans les ténèbres de cette lumière extérieure s'agitent, / se figent de nouveau hors des cercles où / toujours de nouveau comme en boucle au ralenti, Dante / reçoit le premier salut de Bérénice[18] ». Se découvre alors une parole prisonnière de la bobine, qui par son seul mouvement régulier lui permet de prendre forme, toujours la même forme.

D'où la révolte qui se lit progressivement dans La tourne : « Mais commencer n'est pas attendre ; / ni travailler,imaginer,espérer ou détruire ne font / l'attente, non, pas même attendre car / sans profondeur est l'eau de la dépossession, mais froide, / et où manque la profondeur il y a toujours encore une marche à descendre / et à quoi bon? / Si l'on pouvait au moins dormir, passer le pont, ronger la ficelle[19] ». Désir d'un mouvement véritable, d'un motus plus complet, espoir d'un ailleurs, d'un « là-bas » qui ne soit pas toujours déception — « mais là-bas tout recommencerait peut-être, et déjà tout recommençait[20] ». Reconnaissance aussi, des limites d'une écriture que le poète approche lentement : poème qui refuse les facilités du sommeil, du songe (d'une écriture elle-même automatique[21] ?), pour demeurer dans l'instant du passage, dans l'accompli du franchissement. Présence au final, d'une écriture qui, douloureusement , choisit l'intervalle et s'employer à s'y tenir : parole dès lors réellement « transitionnelle », qui, ballottée par le retour incessant du même que symbolisait ci-dessus la « bobine » de film, s'efforce de ne pas chercher à « ronger la ficelle », mais plutôt de devenir elle-même ce lien, ce fil qui sous-tend l'intégralité du dire.



[1].p. 15.

[2].Au sens où Mallarmé parlait, dans Les Mots anglais, de « lettres d'attaques ».

[3].p. 11.

[4].p. 149.

[5].Vacuité qui est aussi celle de la substance même de ces paroles, données comme étant de pure forme, comme cette formule qu'il faut bien avouer afin d'ouvrir la voie où engager son pas ; nécessaires propos, pour ne rien dire : « elle s'était en réalité déjà séparée de moi… »

[6].p. 157.

[7].p. 16.

[8].p. 106.

[9].Les inconvénients du métier (Seghers, 1952), All stars (Debresse, 1953), Cendres chaudes (Les Lettres, 1955), Laboureur du silence (Cahiers de Rochefort, 1955).

[10].p. 16.

[11].p. 100.

[12].Cf. Recommandations aux promeneurs, où toute la première partie,« Attention au départ », se présente comme une variation pleine d'ironie — et de mélancolie (« malgré cet élan qu'on réprime depuis des semaines, des mois, il y a de l'arrachement dans les gestes du départ et une lourde vacillation de mélancolie ») — sur ce thème ; du « Devoir partir » au « Où, quand, comment, pourquoi ? », en passant par les capitaux « Pouvoir partir », « Vouloir partir », et « Savoir partir (et puis rentrer) ».

[13].p. 66.

[14].Petit objet perdu dans l'herbe qui impose un retour sur ses propres pas, jeune fille en bleu,…

[15].p. 50.

[16].p. 176.

[17].p. 101.

[18].p. 140.

[19].p. 159.

[20].p. 155.

[21].Cf. le premier poème du recueil renié par l’auteur, Cendres chaudes, « Divaguer pour attendre » (Les Lettres, 1995, p. 9), dont le titre semble suggérer que l’issue poétique ne peut résider dans quelque abandon ou errance, qui ne sont eux-mêmes que pure expectative : « En vain je cherche cette reine, / fraîche nue un matin d’été… ».