3) Quand écrire c'est marcher

 

Il ne reste plus au poète qu'à se mettre en route, à parcourir inlassablement cet espace qu'il a ouvert et qu'il porte en lui. Marcher et écrire deviennent un même moment de la production du poème.

Réda se définit comme un être en marche, en mouvement, voyageur, promeneur, explorateur parfois : il est « vagabond » celui qui « avoue » ou « s'avoue ». La lecture même d'un recueil de Réda revêt ce caractère. De « Traversée de la Seudre[1] » à « La promenade du pensionnaire[2] » en passant par la « Halte à l'auberge[3] », l'univers poétique est ici celui qui domine dessine un parcours jalonné de poèmes qui sont autant d'étapes. Ce qui compte encore ici, semble-t-il, c'est de bien manifester que la poésie est mouvement, élan continuel d'un motus, comme nous l'avons déjà vu précédemment. Le poète est donc avant tout marcheur, promeneur.

Fédida, qui rappelle que Freud dans Inhibition, Symptôme et Angoisse « comparait écrire et marcher » ajoute qu'« on peut, il est vrai, interpréter tout jeu comme jouer — écrire et marcher — le contact avec le corps de la mère[4]. » Et en ce sens, quel jeu privilégié que la poésie, jeu de langue, jeu avec la langue, « maternelle » et comme matérielle ainsi que le suggérait Barthes dans Le plaisir du texte. « Mais écrire, pourquoi ? Pour produire (laisser) une trace (matérielle), pour matérialiser mon cheminement » écrit pour sa part Francis Ponge, songeant au titre de la collection de chez Skira « Les sentiers de la création[5] ».

En ce sens, la poésie de Réda ne fait rien que s'affirmer comme quête, initiatique ou commémorative, et resituer le poète essentiellement dans sa démarche. La poésie comme disait le psychanalyste est « ce long cheminement par l'obscurité des matrices », cette voie qui est l'expérience poétique, le poème lui-même.

Pourtant, chez Réda, la poésie naît moins de la marche qu'elle n'est elle-même cette marche : elle est « celle qui vient à pas légers derrière chaque haie », celle qui « s'approche[6] ». Dans son mouvement, elle prend forme, et ce n'est qu'au terme de ce chemin parcouru qu'elle trouve sa voix, sa tonalité. « Ce fut un long détour ce murmure de poésie[7] ». Le poème, lieu d'une parole retenue, légère, espace de la réticence d'une voix qui sait que « rares sont les mots[8]… ». Le chemin, l'espace de la marche, où s'inscrivent les pas du poète, où prend corps le sens de la quête, est aussi réceptacle fragile dans lequel le sens ne se stabilise guère longtemps à l'image des « signes friables des enfants sur les trottoirs[9] ». En fait, le poème reste toujours essentiellement fragile, hésitation entre présence et absence.

Le monde devient la page où prend forme et se déploie le poème, et les pas du poète y sont comme les mots délicats et sans cesse menacés. L'écriture devient cette « ouverture aux pas dans la neige du loup qui n'a pas de pays, qui n'a pas de souvenirs[10] ». Le poète devient cet animal sans attache, sans autre point de référence que le chemin qu'il se trace lui-même et qui lui tient lieu de passé, qui témoigne de son aventure. Le poème comme cheminement demeure cependant toujours « lente approche », approche d'un ciel qui devient celui du silence. La poésie, cette voix qui cherche à se faire « abri pour le silence[11] » émerge d'un espace immaculé, de cette page blanche du livre du monde qui fascine tant les poètes depuis Mallarmé ; à sa manière, Réda redécouvre ce « lac dur oublié que hante sur le givre / Le transparent glacier des vols qui n'ont pas fui », pour en faire le lien même d'un parcours et le support d'une écriture qui se nourrit de l'absence affleurant au monde, de cette masse muette sur laquelle il s'efforce désespérément de prendre pied :« Et le silence où tout s'accorde, neige / antérieure à la trace funèbre de mes pas[12] ».



[1] p. 115.

[2] p. 120.

[3] p. 44.

[4] P. Fédida, L’absence, p. 117 sq.

[5] Cité par Fédida, p. 31.

[6] p. 48.

[7] p. 95.

[8] p. 193.

[9] p. 35.

[10] p. 67.

[11] p. 19.

[12] p. 16.