3) L'ouverture

 

Le E muet détermine plus radicalement encore le poème, du fait qu'il en propose un mode de lecture particulier : il y a chez Réda une véritable inscription de la lecture, de l'acte de lecture, dans le poétique. Chaque poème marque un peu l'éclosion, toujours renouvelable, d'une « rhétorique de la lecture[1] ». En effet, et tous les textes critiques le montrent bien, la notion d'ouverture, de passage, qu'emblématise le jeu des ∂ muets, se retrouve dans le « travail » du lecteur, qui doit composer avec ce phonème présent / absent. Du côté du récepteur aussi, la poésie devient « exercice de style ».

Et l'on pourrait ici, suivre partie de l'analyse que propose Umberto Eco dans L'œuvre ouverte[2]. Ce que celui-ci repère au niveau d'ensembles structurellement définis et relativement larges, dans des compositions tant musicales — Stockhausen ou Boulez — que littéraires — Kafka ou Joyce — se retrouve au niveau du ∂ muet et de l'emploi systématisé qu'avoue en faire Réda, en particulier dans Récitatif et La tourne. Ainsi, pour Eco, ce qui caractérise telle pièce comme par exemple la « Sequenza pour flûte seule » de Luciano Berio, c'est la liberté de l'interprète face à une trame musicale « où la durée de chaque note est fonction de la valeur que lui attribue l'exécutant, à l'intérieure d'un cadre temporel déterminé par les pulsations régulières du métronome[3] ». Or, presque tous les poèmes de La tourne affichent cette indétermination, au niveau d'un phonème dont la valeur aussi est mobile, et qui s'insère pareillement dans le cadre rythmique déterminé par le poète, précisé par des pulsations régulières touchant à la « vitesse » du vers, et qui seraient ici celles de son cœur, de son pouls.

Face à un poème de Réda, le lecteur n'est plus simple « consommateur », mais toujours déjà véritable « exécutant[4] ». À la limite, il n'est même plus face au texte, mais bien tout de suite en lui, partie prenante de ce qui s'énonce. Le poème est alors également restauration de le voix, de sa plénitude, de l'activité essentielle et créatrice qu'est la profération. Tel quel, le poème demeure toujours informulé , inachevé ; il est un vide à combler, à incarner par la force et le pouvoir d'une voix. On comprend comment la dynamique crée par le ∂ muet, propulse le lecteur passif au rang de créateur. Il est l'interprète de la parole poétique, celui qui en joue, cet « improviste » qu'est lui-même le poète lorsqu'il se fait lecteur des grandes œuvres du jazz : celui qui surgit à l'improviste, de nulle part, d'un ailleurs que ne maîtrise pas le poème, et s'efforce « de varier ses timbres, ses accords, ses tempos, ses rythmes et ses registres […cherchant…] peut-être à restituer quelque chose de son objet inépuisable[5] ». Le poème est bien ainsi le lieu privilégié où s'effectue cette « invitation à choisir » qui est pour Eco l'un des critères principaux de l'œuvre ouverte, qui suscite en chaque lecteur un improvisateur, un démiurge en second, ou mieux, un ultime créateur.

On voit comment chez Réda le ∂ muet se présente comme le creuset d'une poétique, et non simplement comme un des moyens parmi d'autres de faire intervenir dans le texte un élément ludique, et porteur de cette « ambiguïté » qui est l'essence du poème selon Jakobson. Il convient de noter que l'ouverture s'affirme aussi par la mise en œuvre d'autres procédés, dont l'utilisation des déictiques — fréquemment situés à l'incipit — n'est pas le moins notable. Tout cela participe du même « jeu » : insérer un vide — ici un vide référentiel perceptible au niveau sémantique — qui soit ouverture du champ des possibles, et dans lequel le lecteur se voit obliger de se projeter. Le ∂ muet cherche ici à mettre en question, radicalement, toute théorie de le communication : dans la disponibilité du poème, c'est en effet le réseau émetteur-récepteur qui se trouve perturbé. L'ouverture se fait dans les deux sens ; le poème s'ouvre à la liberté d'un lecteur qui accepte lui-même de reprendre en charge une parole dans laquelle il s'investit. Double abandon, mouvement réciproque qui fait du poème le lieu où la langue se cristallise comme dialogue ; effet de stéréophonie qui efface la voix du poète comme source unique du dire. Parole pleine où se mesure aussi l'arbitraire de la langue toujours inachevée et incomplète, mais trouvant ses possibles motivations, non dans la bouche d'un seul, mais dans la voix de chacun.

Le poème est bien l'espace de l'ouverture. Il est l'embrasure, intervalle libre entre le dedans et le dehors, entre moi et toi, le lieu d'une communication toujours possiblement renouvelée. Porte battante, frémissant entre deux voix, capable toujours de «s'offrir à», selon un double épanchement qui est à la fois celui de l'humeur et celui du lyrique. Le poète est celui qui se tient à la croisée des chemins, des fenêtres, et dont le regard cherche l'angle le plus ouvert sur un monde qu'il s'efforce d'embrasser, d'embraser ; de faire rayonner, non pas de se l'approprier. C'est pourquoi le poème, pure attente, reste en dernier ressort, désoriginé, essentiellement offert. Ce qui seul subsiste du sujet qui l'a animé, qui en a assuré la mise en marche, le « branle » initial, c'est tout juste un rythme — celui d'un métronome vibrant de chair —, un pas, le tempo du « bâton aveugle du poète ».



[1]. Titre d'un ouvrage de M. Charles (Seuil, 1977).

[2]. Bompiani, Milan, 1962, cité d'après la traduction parue dans la collection « Points », au Seuil, en 1965.

[3]. op. cit. p. 15.

[4]. Pour reprendre les termes d'Eco, et la distinction qu'il opère page 38, note 1.

[5]. L'improviste, une lecture du jazz , Gallimard, 1980, p. 9.