Introduction

 

 

Perte ! perte ! robe pure à l’égarée sous les brouillards

 

O mon soleil tout noir, à l’égarée, ô ma fortune

O le vrai sein de mon Désir avec la satisfaction qui dure

O le vrai cri de mon secours ! Aux pas de feutre de la pluie

Aux pas de larmes du soleil, aux pas dévastateurs du vent

Belle figure

 

(Pierre-Jean Jouve : Ode, « Strophe »)

 

 


 

 

Il est — à l’aune de la mediocritas — de bon ton pour le commentateur qui entreprend une étude portant sur la poésie, de commencer par distiller quelques remarques résignées, pour le moins ostensiblement pleines de prudence teintée de doute, quant à la difficulté de tenir un discours sur cette parole poétique qui toujours revendique son autonomie, son immanence la plus stricte[1]. Pour certains poètes en effet, la critique n’est souvent qu’un « parler de », et le critique un bavard, ou au mieux (!), un beau-parleur. Or Jacques Réda serait bien de ces poètes-là, lui qui n’apprécie guère les « coups de phare » d’un discours prétendant « aller scruter les profondeurs de [la] création » ; qui se définit même, non sans impertinence et humour, comme « un peu obscurantiste » en la matière, « c’est-à-dire méfiant devant les prétentions à éclairer ce qui [lui] paraît lumineux[2] ». « Ce qui s’énonce dans le poème doit suffire si c’est rempli, si la limite réellement atteinte est celle de l’indicible qui ne se monnaye pas. Mais surtout  il ne faut rien dire, le fond des choses étant une solitude abrupte qui n’a pas à encourager le tourisme[3].

Touristes. Voici donc quelle sera notre condition ici, passagers clandestins, indésirables, sillonnant frauduleusement les territoires d’une poésie que nous essayerons — autant que possible, c’est-à-dire très imparfaitement — de respecter dans sa délicate évidence.

Touristes avertis cependant, attentifs à ne pas nous égarer dans les pièges et sur les fausses pistes qu’indiquent les raccourcis d’une certaine critique. Car Réda connaît déjà ses poncifs : depuis l’esthète jazzophile et dilettante, jusqu’au « poète de plein aire » révélant « l’exotisme[4] » des mornes plaines banlieusardes, en passant par la « sacro-sainte » figure du chantre des voies ferrées, ou des chemins vicinaux qu’il parcourt au son du « moteur faiblement cylindré de sa rossinante[5] »… !! « Fff[6]. »

Et pourtant, chacune de ces affirmations recèle sans doute sa part de vérité, son authenticité, qu’il nous faudra essayer de reconnaître. Ainsi de l’ultime comparaison citée : au-delà du strict propos de son auteur, il est vrai que Jacques Réda est aussi une sorte de Don Quichotte ; en ce sens seulement que sa poésie est toute travaillée par l’absence et la difficulté de prendre pied au cœur d’un instant qui crépite encore d’une présence passée. L’écriture de Réda nous semble, tout comme la figure de l’ingenioso hidalgo, résolument mélancolique.

Et c’est ce que nous essayerons, non pas de démontrer, mais d’apercevoir ici, ne cherchant à propose qu’une lecture de cette œuvre, loin de toute prétention scientifique. Promenade au sein des textes d’Amen, Récitatif, et La tourne, avec pour fil conducteur tous les motifs surgis par-delà l’absence, et sans crainte de convoquer, lorsqu’ils éclairent notre démarche, les autres écrits du poète.

Nous souhaiterions ainsi que le motif mélancolique[7] fût cette aire primordiale vers laquelle tendra notre recherche. Nid d’aigle du poète, d’où il plonge son regard, sa plume, dans les abîmes où se cristallise son verbe. Et encore, aire de vent, direction qui guide l’écriture, transcende le souffle du poète. Mais surtout, espace privilégié du jeu, entendu dans la pluralité de ses significations : aire du jeu, c’est-à-dire lieu ouvert à tous les possibles.

Nous nous efforcerons donc dans un premier temps, en prenant le terme de « jeu » au sens de ludique, d’envisager assez rapidement l’écriture poétique de Réda dans la tension que peut constituer le couple ludique / mélancolique. Dans un deuxième temps, nous essayerons de voir comment l’univers poétique s’organise de façon à ne laisser resplendir que le jeu instauré entre les éléments du monde, c’est-à-dire, l’intervalle, la faille, installant délibérément la parole dans l’étirement de la distance. Enfin, notre parcours nous amènera à comprendre cette ouverture sur un mode musical. Il s’agira d’apercevoir les résonances directes du motif mélancolique sur la poétique, le phrasé, le jeu de l’instrumentiste qu’est aussi le poète.



[1] Cf. par exemple cet incipit de Jacques Depreux : « Le commentaire d’une œuvre poétique tient de la gageure. Comment parler d’une parole qui s’écarte du langage commun… ? (in André du Bouchet ou la parole traversée, Champ Vallon, 1988).

[2] Dans « Poésie parlotte », article publié dans les Cahiers du Chemin (n°15, avril 1972), repris dans Celle qui vient à pas légers, Fata Morgana, 1985.

[3] Ibid. p. 56.

[4] « Les longs détours de Jacques Réda », article de Monique Petillon, paru dans Le Monde (« Livres-Idées »), le 20 avril 1990.

[5] « Saint Réda des ballasts », article de Jean-Louis Ezine, paru dans Le Nouvel Observateur, 5-11 avril 1990. L’auteur entrevoit même dans le « ballast, la batterie et le bitume, la divine trinité d’une religion étrange ».

[6] Comme dirait le poète : voir « Lettre à quelques poètes », parue dans Po&sie, reprise dans Celle qui vient à pas légers, p. 51.

[7] Que la tradition elle-même saurait aisément reconnaître dans ces œuvres, puisqu’elles renferment tout le bric-à-brac qui lui est cher : de l’échelle aux amoncellements de livres en passant par les différents outils de mesure, ou les figures de l’ange, du labyrinthe… et jusqu’au motif du « penché », très riche par la variété de ses apparitions.