III) La spécificité du regard unilatéral :

 

Les situations admirables[28] :

    Pour illustrer cette image uniquement descriptive ou informative, nous allons recenser quelques situations dans lesquelles un personnage en observe un autre sans que celui-ci le sache ou s'en soucie, c'est-à-dire où l'échange visuel est unilatéral. Tout d'abord, dans Le Roi Candaule, Gygès, invisible grâce à l'anneau, observe Nyssia qui l'ignore, dans toute la scène 2[29] de l'acte II. En voici les didascalies :

« Nyssia s'approche un peu, mais pourtant reste dans la partie de la chambre qui forme terrasse et qui n'est éclairée que par la lune ; à présent un seul flambeau éclaire faiblement l'intérieur de la chambre. Instinctivement, bien qu'invisible pour elle, Gygès a frémi en voyant s'avancer Nyssia ; il se recule à gauche et, durant toute la scène, reste à moitié dissimulé. Candaule s'est approché de Nyssia. »

 

    Dans L'Immoraliste, les scènes vont du simple coup d'oeil jusqu'au secret voyeurisme. Dans cette oeuvre comme dans les suivantes, on retrouve majoritairement une focalisation interne avec un personnage narrateur, ici Michel, qui présente ce qu'il voit, ses sentiments, ses propres pensées, ses réflexions mais aucune allusion à l'intériorité du personnage observé :

« plusieurs fois je me dressai sur ma couchette pour voir, sur l'autre couchette plus bas, Marceline, ma femme dormir. » se souvient Michel (p. 23).

« Que de nuits la veillai-je ainsi ! le regard obstinément fixé sur elle, espérant, à force d'amour, insinuer un peu de ma vie en la sienne. » dit Michel (p. 125).

« Une nuit, j'allai furtivement le voir dans la grange ; il était vautré dans le foin ; il dormait d'un épais sommeil ivre. Que de temps je le regardai !... » dit Michel à propos de Pierre, un paysan (p. 132).

« Je feignais de surveiller le travail, mais en vérité ne voyais que les travailleurs. » dit Michel (p. 136).

« je la surveillais s'endormir » p. 160 ; de même : « je la surveillais s'endormir » dit Michel à propos de Marceline (p. 163).

 

    Dans Isabelle, on rencontre aussi une focalisation interne, propre au récit qui forme la substance du roman, dans laquelle Gérard décrit ce qu'il observe :

« à l'autre extrémité de la maison, je vis passer Mademoiselle Verdure. » dit Gérard (p. 30).

« J'allais refermer ma fenêtre, lorsque je vis sortir du potager et accourir vers la cuisine un grand enfant, d'âge incertain car son visage marquait trois ou quatre ans de plus que son corps » dit Gérard (p. 33-34).

« Sans m'écarter de la table devant laquelle j'étais assis, je pouvais distinguer Monsieur Floche dans sa portioncule » dit Gérard (p. 47).

« Alors je reportais mes yeux sur Monsieur Floche ; il s'offrait à moi de profil ; je voyais un grand nez mou, inexpressif, des sourcils buissonnants, un menton ras sans cesse en mouvement comme pour mâcher une chique... et je pensais que rien ne rend plus impénétrable un visage que le masque de la bonté. » remarque Gérard (p. 48-49).

« de ma place, je pouvais le [M. Floche] voir, non point dormant comme il disait, mais hochant la tête dans l'ombre ; et le premier soir, un sursaut de flamme ayant éclairé brusquement son visage, je pus distinguer qu'il pleurait. » dit Gérard (p. 66).

« Plus tard encore, et quand on eût cru tout éteint, au carreau d'un petit cagibi qui prenait jour mais non accès sur le couloir, on pouvait voir, à son ombre chinoise, Madame de Saint-Auréol ravauder. » dit Gérard (p. 67).

« Je le [M. Floche] regardai ; il s'était à présent renfoncé dans sa chancelière et s'occupait à déboucher minutieusement avec une épingle chacun des trous d'un petit instrument qui versait de la sandaraque. L'opération finie, il leva la tête et rencontra mon regard. Un sourire si amical l'éclaira que je me dérangeai pour causer avec lui » dit Gérard, (p. 79).

« Du coin de l'oeil je voyais Casimir, la tête enfouie dans ses mains, saliver lentement sur son livre » dit Gérard (p. 124).

« Je me hissai sur la commode, plongeai mes regards dans la chambre voisine... Isabelle de Saint-Auréol était là. » dit Gérard (p. 141).

« je courais presque, quand soudain, loin devant moi, je l'aperçus. C'était elle, à n'en pas douter » dit Gérard[30] (p. 171).

« Je crois que j'aperçois Casimir, qui sera content de me revoir. » dit Gérard (p. 186).

 

    Dans Les Faux-monnayeurs, on rencontre majoritairement l'utilisation de la focalisation interne pour les scènes liées au regard :

Olivier « a gardé les yeux fermés pendant presque toute l'interminable allocution du pasteur, ce qui m'a permis de le contempler longuement » dit Édouard (p. 98).

Olivier « s'était étendu sans façon et semblait dormir. Certainement il était ivre ; et certainement je souffrais de le voir ainsi ; mais il me paraissait plus beau que jamais. » dit Édouard (p. 109).

« Les coudes sur la table et le menton dans les mains, je contemplais Molinier. Le pauvre homme ne se doutait pas combien la position courbée dont il se plaignait paraissait naturelle à son échine ; il s'épongeait le front fréquemment, mangeait beaucoup, non tant comme un gourmet que comme un goinfre, et semblait apprécier particulièrement le vieux bourgogne que nous avions commandé. » dit Édouard (p. 224).

    mais aussi parfois une sorte de focalisation zéro, fruit d'un narrateur omniscient qui n'est pas Édouard, dont l'utilisation constitue en partie l'originalité du roman[31] :

« Olivier reposait. Édouard se rassit près de lui. Il avait pris un livre, mais le rejeta bientôt sans l'avoir ouvert et regarda dormir son ami. » (p. 300).

« Le cancre n'avait pas remarqué Bernard, qui le vit glisser dans la main du bedeau de l'argent pour payer un cierge. » (p. 332).

 

    Dans La Symphonie pastorale, on relève le plus souvent, de même que dans Les Faux-monnayeurs, l'usage de la focalisation interne :

« Je [pasteur] la [Amélie] vis sourire après qu'elle eut achevé d'apprêter Gertrude. » (p. 31).

« Un des premiers jours d'août, il y a à peine un peu plus de six mois de cela, n'ayant pas trouvé chez elle une pauvre veuve à qui j'allais porter quelque consolation, je revins pour prendre Gertrude à l'église où je l'avais laissée ; elle ne m'attendait point si tôt et je fus extrêmement surpris de trouver Jacques auprès d'elle. Ni l'un ni l'autre ne m'avaient entendu entrer, car le peu de bruit que je fis fut couvert par les sons de l'orgue. Il n'est point dans mon naturel d'épier, mais tout ce qui touche à Gertrude me tient au coeur : amortissant donc le bruit de mes pas, je gravis furtivement les quelques marches de l'escalier qui mène à la tribune ; excellent poste d'observation. Je dois dire que, tout le temps que je demeurai là, je n'entendis pas une parole que l'un et l'autre n'eussent aussi bien dite devant moi. » etc. (p. 69-70).

« Hélas ! Je ne devais plus la revoir qu'endormie. C'est ce matin, au lever du jour, qu'elle est morte » dit le pasteur, (p. 148).

 

    Cependant, les scènes visuelles sont parfois décrites via une focalisation zéro, éclairant alors leurs motivations :

« Je ne t'avais pas bien dit bonsoir. [dit Charlotte à son père] Puis, tout bas, désignant du bout de son petit index l'aveugle qui reposait innocemment et qu'elle avait eu curiosité de revoir avant de se laisser aller au sommeil. » (p. 27).

    Ces scènes admirables unilatérales illustrent bien par leur nombre et leur diversité les préoccupations gidiennes en ce qui concerne les personnages et leur relation au regard. L'image qu'ils donnent est informative et n'implique pas de degrés de lecture approfondis mais porte déjà en elle une certaine ambivalence que nous détaillerons par la suite.

 

    L'image chez Gide est très riche de signification. Elle s'inscrit à la fois dans le temps et l'espace impliquant parfois une renaissance du regard chez les personnages ; elle confère aussi sa cohérence au subtil passage de la reconnaissance à la réminiscence qui se produit dans nos oeuvres. Le regard enrichi par un tel processus devient le vecteur des sentiments, des émotions ou de même d'une sensibilité esthétique parfois même de façon plus adaptée que le traditionnel cheminement oral. Une image purement informative a pu trouver son illustration dans quelques passages choisis, ceux-ci annonçant déjà - en germe - la problématique d'une image devenue plus ambiguë.



Partie suivante