II) Le Narcisse gidien :

 

    Nous entendrons par Narcisse gidien, un personnage qui cherche perpétuellement son reflet en lui-même d'une part, mais aussi dans le monde qui l'entoure, augmentant la portée symbolique du simple personnage d'Ovide, tombant amoureux de son image en un temps et en un lieu précis. Il y quelque chose d'inassouvi, de fuyant dans le personnage que reconstruit Gide[55]. Le caractère insaisissable de l'image, de sa propre image semble lui plaire, le pousse à la méditation ainsi qu'il l'explique dans ses Feuillets :

« Patinage. Glace où l'on a pas encore patiné. Ne se distingue pas de l'eau -- perfide -- on croirait glisser sur l'eau même -- le soleil éclairant la glace, qui fait miroir -- et l'on s'y voit -- de sorte que, par la vitesse et l'inclinaison du corps, en tournant combinées, je me semblais comme me coucher dans le vide et me regardais de très près, penché sur ce reflet, comme Narcisse. » écrit-il[56].

    La découverte de soi-même passe peut-être instinctivement par l'étude du regard que l'on se porte !

 

La recherche de l'être authentique :

    La redécouverte du moi est très importante pour nos personnages. Il leur faut apprendre à s'assumer, savoir prendre leur distance avec une réalité souvent simplificatrice, en tout cas d'emblée perçue comme telle. Gide lui-même insiste sur le caractère essentiel de cette réappropriation :

« Oser être soi. Il faut le souligner aussi dans ma tête. Ne rien faire par coquetterie ; pour se rendre facile ; par esprit d'imitation, ou par vanité de contredire. » écrit-il dans son Journal[57].

    Ce refus du superficiel, de l'accessoire est par la suite développé du point de vue de Michel, dans L'Immoraliste, après sa convalescence :

« Pour celui que l'aile de la mort a touché, ce qui paraissait important, ce l'est plus ; d'autres choses le sont, qui ne paraissaient pas importantes, ou qu'on ne savait même pas exister. L'amas sur notre esprit de toutes connaissances acquises s'écaille comme un fard et, par places, laisse voir à nu la chair même, l'être authentique qui se cachait. » dit Michel, p. 61.

    L'être authentique gidien se rapproche beaucoup ici de l'homme naturel rousseauiste dont la nature est plus importante que la culture. Gide ajoute à ce besoin de ressourcement, la délectation de celui qui a trouvé ce qu'il cherchait mais qui ne le dévoile que progressivement :

« Et je me comparais aux palimpsestes ; je goûtais la joie du savant, qui, sous les écritures plus récentes, découvre sur un même papier un texte très ancien infiniment plus précieux. » dit Michel, p. 62.

    L'être authentique est - et sera - celui qui est parvenu à se redécouvrir lui-même comme Michel commence à le faire lors de son voyage de noces. Chez le personnage d'Édouard, dans Les Faux-monnayeurs, on rencontre à nouveau la manifestation du Gnothi seauton socratique - "Connais-toi toi-même" -, mais de façon moins vitale que pour Michel :

« Il ne me paraît pas que précisément j'ai changé ; mais bien que, seulement maintenant, je prenne conscience de moi-même ; jusqu'à présent, je ne savais pas qui j'étais. » dit Édouard, p. 97.

    Édouard considère que cette aspiration à se découvrir mieux n'est pas un changement, mais un approfondissement. De prime abord, le narcisse gidien est donc celui qui cherche à se mieux connaître, qui se met en quête d'une vie plus en accord avec son moi profond, qui aspire à la réconciliation harmonieuse de l'être et du paraître.

 

La dualité de l'auteur et du narrateur :

    Attardons-nous sur l'énigmatique dépersonnalisation - une sorte de vampirisme psychologique - dont semblent capables tour-à-tour l'auteur puis les narrateurs de nos récits, et qui semble portée au rang de mystérieux axiome par ce passage du Journal :

« je n'ai plus d'émotions que celles que je veux avoir, ou que celles des autres. [...] L'important, c'est d'être capable d'émotions ; mais n'éprouver que les siennes, c'est une triste limitation. » écrit[58] Gide.

    Plus concrètement, la faculté d'éprouver les sentiments d'autrui semble habiter activement la personnalité de l'auteur puisque cet exercice se répète à plusieurs reprises dans les souvenirs qui composent le Journal. Pour n'en citer qu'une occurrence, voici ce qu'écrit Gide à propos de l'enterrement de sa tante Briançon :

« Pourtant une émotion très douloureuse à voir ma tante Charles pleurer. Ses larmes me faisaient plus mal que si je les pleurais. » écrit-il[59].

    Du côté des personnages, c'est tout naturellement dans L'Immoraliste qu'il faut aller chercher de tels phénomènes. Durant sa convalescence à Biskra, Michel éprouve pour la première fois les sensations d'une autre personne, Bachir ici :

Bachir « voulut tailler un bois trop dur, et fit si bien qu'il s'enfonça la lame dans le pouce. J'eus un frisson d'horreur ; il en rit » dit Michel, p. 34.

    Par la suite, dans sa propriété normande, Michel se mêle aux paysans de ses terres :

« J'entrais toujours plus en contact avec eux. Non content de les suivre au travail, je voulais les voir à leurs jeux ; leurs obtuses pensées ne m'intéressaient guère, mais j'assistais à leurs repas, j'écoutais leurs plaisanteries, surveillais amoureusement leurs plaisirs. C'était, dans une sorte de sympathie, pareille à celle qui faisait sursauter mon coeur aux sursauts de celui de Marceline, c'était un immédiat écho de chaque sensation étrangère, non point vague, mais précis, aigu. Je sentais en mes bras la courbature du faucheur ; j'étais las de la lassitude ; la gorgée de cidre qu'il buvait me désaltérait ; je la sentais glisser dans sa gorge ; un jour, en aiguisant sa faux, l'un s'entailla profondément le pouce : je ressentis sa douleur, jusqu'à l'os. » dit Michel, p. 130-131.

    Dans Le Roi Candaule, le héros éponyme, jouit d'un bonheur dont l'égoïsme doit impérativement passer par une forme d'altruisme pour s'épanouir, que ce soit pour la beauté de sa femme, la richesse de son royaume ou la qualité de sa table :

« Mon bonheur semble / Puiser sa force et sa violence en autrui. / Il me semble parfois qu'il n'existe / Que dans la connaissance qu'en ont les autres, / Et que je ne possède / Que lorsqu'on me sait posséder. » dit Candaule, p. 195.

    Le bonheur du roi doit se refléter dans ses sujets pour lui revenir comme activé et révélé. Ce procédé de ricochet existe aussi chez Gide et affecte la vision. En effet, Gide aimait voyager en compagnie d'un ami pour voir se refléter le paysage dans son regard et l'apprécier ainsi, chose impossible, seul :

« Hier vu Bruges et Ostende. [...] Même admirables, ces choses, l'idée de les voir seul m'épouvante. » écrit-il[60].

    Un tel aveu doit nous amener à mesurer l'impact du paysage, et plus généralement de l'espace, sur le regard de nos personnages.

 

 

L'importance relative de l'espace, du cadre romanesque :

    Comme le souligne P. Masson[61] :

« le paysage n'existe pas pour lui-même, mais comme révélateur du regard qui l'appréhende, ou de l'imagination qui le déborde, chacun de ces mouvements n'étant pas exclusif de l'autre. » p. 29.

    Gide confirme cette importance en expérimentant lui-même la projection de l'être sur son entourage :

« Le "paysage", au lieu de me distraire de moi-même, prend toujours désespérément la forme de mon âme lamentable. » écrit-il[62].

    Il faut prêter attention à la signification des guillemets que place Gide de part et d'autre du terme paysage. En effet, le décor doit impliquer son occupant mais aussi celui qui le contemple, reléguant ainsi son caractère descriptif à un plan plus secondaire. Selon P. Masson, « Ce que Gide récuse, c'est donc bien la description narrative, qui pose naïvement le décor comme si les mots qui l'évoquent suffisaient à restituer sa réalité, supprimant du même coup l'importance du regard qui seul donne son prix à la relation homme-monde. » (p. 32). Considérons quelques scènes où le cadre romanesque influe notablement sur le regard des personnages.

    Dans L'Immoraliste, la chambre où Marceline doit vivre l'accouchement de son premier enfant est perçue par les yeux de Michel, alors que le plus terrible s'est déjà produit :

« La chambre était peu éclairée ; et d'abord je ne distinguai que le docteur qui, de la main, m'imposa silence ; puis, dans l'ombre une figure que je ne connaissais pas. Anxieusement, sans bruit, je m'approchai du lit. Marceline avait les yeux fermés ; elle était si terriblement pâle que d'abord je la crus morte ; mais, sans ouvrir les yeux, elle tourna vers moi sa tête. Dans un coin sombre de la pièce, la figure inconnue rangeait, cachait divers objets ; je vis des instruments luisants, de l'ouate ; je vis, crus voir, un linge taché de sang... » dit Michel, p. 124.

    Livrons-nous à un rapide commentaire : la pièce apparaît comme oppressante du fait de son faible éclairage et du silence respecté. La présence d'une personne étrangère augmente l'inquiétude de Michel et le resserrement spatial du lieu. Le regard est contrarié par les ténèbres de la pièce mais aussi par les yeux clos de la malade dont la blancheur tranche avec l'obscurité de l'environnement. Michel distingue alors des éléments qui semblent prolonger cette blancheur : les "instruments luisants", l'ouate, le linge ; l'inquiétude du narrateur se confirme puisqu'à l'éclat du tissu s'oppose la lourde signification du sang. Ce linge renvoie implicitement Michel au mouchoir taché du sang de la tuberculose, qu'il tentait lui-aussi de dissimuler aux regards.

    Dans Isabelle, Gérard va progressivement découvrir la Quartfourche. C'est tout d'abord le lieu de la réclusion, du secret, du regard voilé et empêché, puis nous assistons à la lente libération de le vue et des secrets :

« Il faisait trop sombre pour que je pusse rien distinguer de la façade du château ; la voiture me déposa devant un perron de trois marches, que je gravis, un peu ébloui par le flambeau qu'une femme [...] tenait à la main » dit Gérard, p. 22.

    Le regard est arrêté par l'obscurité de la nuit qui s'oppose à la clarté éblouissante du flambeau de Mlle Verdure. La contemplation, à partir de sa chambre, est également compromise pour Gérard :

« Ma chambre ouvrait sur le parc, mais non sur le devant de la maison comme celles du grand couloir qui devaient sans doute jouir d'une vue plus étendue ; mon regard était aussitôt arrêté par des arbres ; au-dessus d'eux, à peine restait-il la place d'un peu de ciel où le croissant venait d'apparaître, recouvert par les nuages presqu'aussitôt. » dit Gérard, p. 30.

    À partir du lendemain, le regard se libère :

« En poussant mes volets, j'eus la joie de voir un ciel à peu près pur » dit Gérard, p. 33 ; de même : « Le ciel s'était éclairci » remarque Gérard, p. 118.

    Les découvertes de Gérard vont commencer. Lors de son retour, un an après, la situation de la Quartfourche aura changé, ainsi que son propriétaire qui n'est autre qu'Isabelle :

« Je trouvai la grille du parc grande ouverte ; le sol de l'allée était abîmé par les charrois. [...] en avançant, je constatai que la hache avait déjà frappé les plus beaux arbres. Avant de m'enfoncer dans le parc, je voulus revoir le petit pavillon où j'avais découvert la lettre d'Isabelle ; mais suppléant la serrure brisée, un cadenas maintenait la porte (j'appris ensuite que les bûcherons serraient dans ce pavillon des outils et des vêtements). » dit Michel, p. 164.

    Après l'oppression du premier soir, l'espace semble avoir triomphé avec la grille ouverte, une partie des arbres abattue, mais perdu un peu de son mystère comme en témoigne la trivialité du cadenas et l'utilisation qui est faite du pavillon.

    La première maison de Gertrude, dans La Symphonie pastorale, possède quelques éléments similaires à la chambre de Marceline :

« J'attachai le cheval à un pommier voisin, puis rejoignis l'enfant dans la pièce obscure où la vieille venait de mourir. / La gravité du paysage, le silence et la solennité de l'heure m'avait transi. » dit le pasteur, p. 13.

    L'obscurité, la gravité, le silence, le caractère solennel confèrent au paysage une tonalité protestante[63]. Dans la maison règne une atmosphère feutrée et oppressante :

« Toutefois, il ne paraissait guère probable qu'il y eût dans un recoin de cette misérable demeure quelque trésor caché... [...] La voisine prit alors la chandelle, qu'elle dirigea vers un coin de foyer, et je ne pus distinguer, accroupi dans l'âtre, un être incertain, qui paraissait endormi ; l'épaisse masse de ses cheveux cachait presque complètement son visage. » dit le pasteur, p. 15.

    L'oppression provient du manque de lumière, de la pauvreté de la demeure. Gertrude elle-même semble se dérober aux regards du fait de son emplacement (dans un coin sombre), de sa position (accroupie), de son caractère ambigu ("être incertain", "paraissait endormi"), de son apparence (masquée par ses cheveux).

    On peut dire que le cadre romanesque conditionne le regard des personnages qui y évoluent en le renforçant ou en le rendant presque inopérant. Enfin, parfois le paysage devient une sorte d'être fantastique qui stimule le regard et qui semble se faire le reflet tout entier de ce regard, comme dans cette étrange métaphore visuelle de la fin du chapitre V de la première partie des Faux-monnayeurs :

« Déjà, la douce rive de son pays natal [d'Édouard] est en vue, mais, à travers la brume, il faut un oeil exercé pour la voir. Pas un nuage au ciel, où le regard de Dieu va sourire. La paupière de l'horizon rougissant déjà se soulève. » p. 57.

    Nous venons de voir comment nos personnages, à la manière d'un Narcisse gidien, sont en quête d'un reflet qu'ils pourraient aimer. C'est d'abord en se redécouvrant, en osant assumer leur véritable personnalité qu'ils approchent de leur image réelle. Le reflet provient aussi des autres et nos narrateurs, ainsi que notre auteur, sont à même de devenir à leur tour le miroir des sensations qu'éprouvent d'autres personnes ou personnages, en une sorte de mystérieuse dédoublement. Enfin, le reflet est aussi véhiculé par le cadre romanesque, ou plus généralement l'espace. Celui-ci voit donc son importance augmenter dans les processus de regards et d'observation qu'échangent les personnages.



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