Conclusion

 

 

    L'image doit d'abord être considérée chez Gide comme une manifestation solide et fiable du réel, sur laquelle les personnages peuvent s'appuyer pour fonder leurs jugements et percevoir le monde. Son statut est de ce fait purement descriptif et informatif. La validité de l'image permet une renaissance du regard chez certains personnages qui semblent découvrir à nouveau leur environnement. D'une inscription immédiatement spatiale - au moyen d'un processus de reconnaissance -, l'image trouve d'autres accointances dans la réminiscence, ce qui lui donne aussi une portée temporelle. Le regard peut être perçu comme un vecteur d'informations où transitent sentiments, émotions ou sensibilité esthétique, ce qui lui confère parfois un statut aussi - et même plus - important que la parole, tous deux cohabitant dans un singulier parallélisme. Dans le cadre de cette image informative, nous avons étudié de nombreuses scènes, des situations admirables, au sens étymologique du terme, qui impliquent nos personnages et où le regard semble être à sens unique : un personnage en observe un autre, sans que celui-ci le sache ou s'en soucie. L'image descriptive étant sans malice et sans profondeur, implique presque automatiquement un regard unilatéral puisque sans véritables projets ou intentions de la part de son auteur.

    Au delà de cette image basique uniquement informative, on découvre un monde de nuances et d'ambiguïtés : l'image devient dangereuse et trompeuse. La duplicité visuelle des personnages se manifeste à plusieurs niveaux. Elle peut résulter d'une simple incompréhension, d'un malentendu passager mais est parfois tout-à-fait volontaire et relève d'une sorte de savoir-faire (savoir-montrer, ici) qu'ont certains personnages. Nous avons pu relever quelques épisodes dans lesquels les jeux de regards sont à plusieurs sens, à plusieurs niveaux : des situations où un personnage en observe un autre en sachant, ou non, que celui-ci sait qu'il est observé. L'apparence se retourne parfois contre son émetteur et apparaît comme pervertie aux yeux des autres personnages et du lecteur. Enfin, la théâtralité dont quelques personnages semblent adeptes, se place aussi à l'opposé de toute sincérité et de tout naturel. Nous avons pu établir quelques unes des limites humaines et philosophiques de l'exercice du regard. Que ce soit la fatigue, la paresse, la gêne, la subjectivité ou l'amphibologie, l'observation est soumise à bien des restrictions. D'autre part, certains personnages paraissent se tromper eux-mêmes et volontairement en une sorte d'auto-mystification impliquant les processus d'éblouissements et d'aveuglements.

    Il nous fallait dégager un mode d'emploi de ce cette image ou même une leçon. Il ne fallait plus vouloir placer au centre de l'image ni l'organe de la vision, ni l'objet ou le sujet observé, mais le regard lui-même. Sous la forme d'un paradoxe de Tirésias, il semble que les personnages passent de la non-voyance à la clairvoyance comme si l'absence de vue physique développait une lucidité dans la perception du réel. En effet, les événements, comme les personnes prennent leur liberté et semblent fuir l'observation, ce qui les rend plus difficiles à cerner puis à analyser. D'autre part, nous avons tenté de définir et de retrouver le narcisse gidien. C'est-à-dire des personnages à la recherche de leur véritable personnalité, de leur être authentique qui sont en perpétuelle quête de leur reflet en eux-mêmes, chez les autres et dans le monde qui les entoure. À ce propos, nous avons souligné la tentative de dépersonnalisation de certains de nos narrateurs qui se manifeste par une mystérieuse dualité. Enfin, l'image trouve ses limites dans une imparfaite spécularité, hypothèse à laquelle nous avons fait allusion et qui se manifeste par une mise en abyme manquée. L'opposition des apparences et du réel, l'élaboration d'une seconde réalité et les jeux de miroirs sont autant d'éléments qui rendent l'image problématique et finissent par la mettre en échec. L'important dans l'image est ce qu'elle n'affiche pas, son intérêt réside peut-être tout simplement dans sa part d'ombre et de mystère.

    L'image chez Gide s'avère complexe et se dérobe à toute tentative de classification rigide et catégorique. Nos personnages semblent se rapprocher allégoriquement des ces poissons des grands fonds dont parle Vincent[78]. Ils semblent voués à l'obscurité et à l'invisibilité du fait de leur absence présumée de sensibilité visuelle et des grandes profondeurs dans lesquelles ils vivent, pourtant l'on découvre que non seulement leurs sens (y compris la vue) sont développés mais que ce sont eux qui émettent de la lumière à leur tour, renversant ainsi un ordre qu'on croyait établi. L'étude d'une image dérobée nous donne peut-être la clé de l'imaginaire gidien ; là où l'on est acteur de soi-même, là où les extrêmes semblent s'attirer, là où l'oeuvre d'art devient miroir[79] pour chacun.