Introduction

 

 

   À la page du 20 décembre 1939, Gide rapporte dans son Journal[1] le déroulement d'une soirée qu'il a passée en compagnie de Roger Martin du Gard et de sa femme Hélène. Ce dernier « dit qu'il ne se sentait pas bien et croyait qu'il allait mourir » et va donc s'allonger quelques instants. Dans le récit que fait Gide de cet incident, le lecteur pourra juger de l'importance qu'il accorde plus ou moins consciemment au registre visuel : Roger Martin du Gard « demeura quelque temps, complètement immobile, les yeux ouverts mais le regard absent ; je devrais plutôt dire : le regard fixe ». Au delà de ces détails purement descriptifs, ce sont les paroles du malade qui nous permettent d'entrevoir mieux le caractère essentiel de la vision : « Si je ferme les yeux, je suis perdu. Je ne tiens plus à la vie que par le regard... » dit-il. Même s'il n'est pas toujours vital, le regard - mais aussi tout ce qui s'y rattache, que ce soit l'image, le miroir ou l'observateur - possède son importance dans l'esthétique littéraire de Gide et transparaît sous les formes les plus diverses, à des degrés plus ou moins sensibles.

    D'autre part, lorsqu'il affirme[2] : « Le monde m'est un miroir et je suis étonné quand il me reflète mal. », Gide nous ouvre une autre voie d'étude, un autre cadre d'investigation pour notre travail. Véritable Narcisse moderne, il cherche constamment à découvrir son reflet dans le paysage, les autre ou même chez ses propres personnages, signe ou conséquence d'une oeuvre dont l'auteur est difficile à cerner, protéiforme, sujet à des tendances, à des impulsions diverses et parfois contradictoires. Si, comme il l'annonce en épigraphe à ses Morceaux choisis, « les extrêmes me touchent. », c'est bien plus qu'une simple dualité écartelée qu'il faut voir chez Gide, plutôt une mosaïque de personnalités, fruit d'une riche existence, de nombreuses pérégrinations touristiques et politiques. Comme le précise Eric Marty dans l'article Gide de l'Encyclopædia Universalis[3], « Ce qui caractérise les diverses expériences gidiennes, c'est que chacune, loin d'effacer la précédente, s'ajoute au contraire à elle, comme pour mieux compliquer les choses ». Rien n'est fait pour simplifier l'ambiguïté et la complexité d'un être voué depuis sa naissance[4] à la division et au dédoublement. Nous sentons bien ici la difficulté qui existe quant à dégager une unité générale, ou même simplement une véritable cohérence linéaire chez Gide. Ainsi, il semblait intéressant de le relire d'un oeil neuf en cherchant une esthétique du regard récurrente dans toute son oeuvre romanesque - c'est-à-dire dans les Récits et Soties - mais aussi théâtrale - notamment dans Le Roi Candaule. Une telle recherche, du fait de nos hypothèses de départ puis de nos premières constations, mais aussi, fort logiquement, face au caractère sans cesse oscillant et perpétuellement varié des oeuvres de Gide, devait s'orienter presque naturellement vers la quête globale d'une image dérobée.

    En premier lieu, on peut suggérer la présence d'une image positive, purement informative chez Gide ; dans ce cas, le regard s'inscrit à la fois dans le temps et dans l'espace, entraînant chez les personnages une sorte de renaissance liée directement à la vue et une modification générale de leur être. Cette inscription spatiale et temporelle prend aussi racine dans la simple reconnaissance visuelle et instantanée pour se poursuivre en une véritable réminiscence, révélant des sensibilités plus secrètes chez les personnages, ou motivant des changements de conduite plus profonds. Le regard doit aussi se percevoir comme le vecteur privilégié des sentiments, des émotions et même des interrogations entre les personnages. Ce sera le moment de souligner le singulier parallélisme qui existe chez Gide entre le regard et la parole ; l'un remplaçant parfois l'autre de manière significative. Enfin, l'examen des situations admirables nous permettra de recenser et d'expliciter des épisodes romanesques dans lesquels se manifeste une regard unilatéral, c'est-à-dire où un personnage en observe un autre sans que ce dernier le sache ou s'en soucie.

    L'image ne demeure pas toujours positive et bénéfique : comme elle est facile à acquérir, elle devient parfois truquée ou même falsifiée et apparaît dangereuse et trompeuse dans l'oeuvre de Gide. Cela s'exprime tout d'abord dans la duplicité visuelle de certains personnages. Nous évoquerons certains passages où la théâtralité, l'emphase, se dressent à l'encontre de toute sincérité, de tout naturel, de toute franchise. Puis nous verrons quelques situations où se manifeste l'ambivalence du regard, dans lesquelles un personnage en observe un autre en sachant, ou non, que celui-ci sait qu'il est observé, en une sorte de voyeurisme librement consenti. De plus, il sera instructif de s'intéresser de plus près à l'humaine dissimulation des personnages où peuvent se distinguer les travers qui favorisent la tromperie ou la dérobade au regard. Nous nous attarderons enfin sur l'image trouble que délivrent d'eux-mêmes quelques protagonistes de nos oeuvres. Cela nous amènera logiquement à déterminer quelles sont les limites humaines et philosophiques de l'observation, la fatigue, la paresse, le trouble, la subjectivité, l'ambiguité ? Enfin, nous prendrons le temps de mettre à jour quelques cas d'auto-mystification ou d'égarement, dans lesquels certains personnages deviennent sujets à des éblouissements et à des aveuglements plus ou moins volontaires.

    Pour clore notre analyse, nous verrons quelle Leçon, quel mode d'emploi nous pouvons tirer de ces utilisations de l'image et du regard. L'établissement d'un paradoxe de Tirésias nous permettra d'éclaircir le passage de la non-voyance à la clairvoyance qui se produit chez quelques personnages, de donner une interprétation aux événements qui semblent fuir la vue à la manière des êtres. La déclaration et la définition d'un Narcisse gidien nous donnera le fil conducteur qui relie une perpétuelle recherche de l'être authentique, une mystérieuse dépersonnalisation chez nos narrateurs et personnages, l'observation des animaux à la mesure de celle des hommes, et l'implication relative de l'espace, du cadre romanesque dans l'esthétique du regard de Gide. Enfin, nous verrons que les problèmes de l'apparence, de la subjectivité du regard des personnages, de la compréhension du lecteur demeurent et sont à l'origine d'une imparfaite spécularité et d'une mise en abyme manquée. A la manière d'un « jeu de miroir en mouvement », le réel côtoie le fictif, l'apparent et même une seconde réalité. L'hypothèse finale - et très Borgésienne - d'un auteur observant son lecteur qui lui-même contemple les déambulations des personnages en proie de leur côté aux jeux de regards sera soulevée ; cette « spéculative spécularité » portant en elle pour une partie l'échec de l'image absolue.



Partie suivante