Chapitre 1 : André Gide : entre personne et personnage

1. L’étrange dualité homme / écrivain

Gide face à son œuvre se plait à se maintenir dans un statut ambigu. Il est tantôt observateur critique de ses affinités présentes, tantôt lecteur et correcteur attentif de ses mémoires, tantôt véritable auteur de fiction et spectateur indépendant de ses propres créatures, tantôt narrateur dissimulé et indistinctement reflété par ses écrits : la frontière des rôles comme celle des genres est floue et mouvante pour lui. On pourra en juger à la lecture de ce qu’il écrit dans la plus autobiographique de ses œuvres, Si le grain ne meurt :

« Les Mémoires ne sont jamais qu’à demi sincères, si grand que soit le souci de vérité : tout est toujours plus compliqué qu’on ne le dit. Peut-être même approche-t-on de plus près la vérité dans le roman[1]. »

La remarque est d’importance sous la plume d’un auteur qui nourrissait autant de méfiance et de réticence quant au genre romanesque pur. Difficile ainsi de se prononcer catégoriquement devant le travail d’un homme par nature aussi inconstant. En tant qu’être humain, Gide perçoit d’abord le regard comme un vaste désir de possession qui le pousse instinctivement vers la découverte de ce qui lui est étranger, et avant tout d’autrui. C’est sans doute ainsi qu’il faut comprendre l’épisode de la morsure que le petit Gide, âgé de quatre ou cinq ans, inflige à sa cousine :

« La cousine de Flaux m’attira contre elle en se baissant, ce qui découvrit son épaule. Devant l’éclat de cette chair, je ne sais quel vertige me prit : au lieu de poser mes lèvres sur la joue qu’elle me tendait, fasciné par l’épaule éblouissante, j’y allai d’un grand coup de dents[2]. »

 

La sensualité liée à une forme de vision possessive est déjà présente et ne quittera plus Gide : jamais un coup de dent n’abolira le regard. L’image est reçue par le jeune garçon comme une manifestation naturelle et objective du réel, tel un beau fruit appétissant, avec une forte charge émotionnelle. Le regard porte déjà en lui, même à ce stade presque primitif, un contenu latent dangereux et mystérieux dans la mesure où il peut troubler et égarer celui qui l'utilise. Par la suite, on pourra juger à quel point la vue semblera essentielle à Gide, jusque dans son utilisation métaphorique. Ainsi note-t-il ces mots lourds de sens dans son Journal :

« Par moments, lorsque je songe à l’importance de ce que j’ai à dire, […] je me dis que je suis fou de tarder et de temporiser ainsi. Je mourrais à présent que je ne laisserais de moi qu’une figure borgne, ou sans yeux[3]. »

Cette confidence révèle moins la peur d’un hypothétique oubli que celle d’une incompréhension et même d’une trahison de ses propres engagements artistiques et littéraires. L’idée d’une figure incomplète, symbole de l’œuvre inachevée, qui serait à la fois privée de la possibilité de voir, mais aussi d’être vue dans son intégrité, illustre le dialogue permanent que Gide rêve d’instaurer avec son lecteur. Dès son origine, l’image gidienne est un élément de communication qui va permettre la transmission de sentiments, d’émotions ou de connaissances, et qui ne saurait se réduire à un processus unilatéral. La di-vision telle que nous la proposons, c’est-à-dire étymologiquement « voir deux fois », est bien un moyen de pallier la séparation qui isole les êtres. Ainsi, Gide est d’abord le spectateur inlassable du monde qui l’entoure, l’observateur de ses contemporains et de ses semblables, qui fonde son œuvre sur le réel, puis le livre à nouveau à son lecteur, à la manière d’un écho légèrement retardé et déformé, épuré aussi. Par le regard, il lui semble possible de comprendre ses amis, de lire à travers eux comme à livre ouvert, comme il s’en explique dans Si le grain ne meurt :

« il me semblait que je les comprenais tous à la fois, et que du carrefour où je me tenais, mon regard plongeait à travers eux, circulairement, vers les perspectives diverses que me découvraient leurs propos[4]. »

Gide semble hésiter entre l’application d’un regard bienfaisant et compréhensif, et celle d’un regard inquisiteur et intrusif. L’interprétation des images perçues conserve une part d’ambiguïté. C’est pour cela qu’il est aussi attentif au caractère brut et instinctif des images qu’il propose. Son penchant naturaliste met en relief le caractère profondément scientifique de son esprit, et, dans une vision presque galiléenne du réel, le pousse à considérer le monde comme un vaste livre que chacun doit s’efforcer de lire et de décrypter. Ce livre, il sait pourtant se l’approprier pour y glisser ses propres images et l’enrichir de sa réflexion. Lorsqu’il capture et observe les papillons[5], ce n’est que pour mieux s’interroger à partir de ce qui lui est donné de voir et d’étudier. Le questionnement suit de près la contemplation, de la même façon que la réflexion aboutissait à l’action. Le Gide jardinier et botaniste fonctionne selon un processus identique : ce n’est qu’après avoir longuement observé l’évolution naturelle d’une plante qu’il va la guider au mieux et lui proposer un parcours et une forme d’épanouissement personnelle. Gide conserve une approche similaire de ses personnages et de son lecteur.

Pour l’auteur, le désir visuel de possession se mue en une multitude de précautions et d’attentes face à la création littéraire. D’emblée, Gide applique notre phénomène de di-vision à l’échelle de son œuvre ; c’est-à-dire qu’il plaide pour qu’un regard perpétuellement renouvelé se porte sur ses livres. L’acte d’écriture s’inscrit dans la durée, se refuse à suivre une mode, et vise à un but sans cesse reconsidéré pour des lecteurs de générations différentes. Gide s’en explique dans son Journal des Faux-Monnayeurs :

« Le problème, pour moi, n’est pas : Comment réussir ? — mais bien : comment DURER ?

Depuis longtemps, je ne prétends gagner mon procès qu’en appel. je n’écris que pour être relu[6]. »

Plusieurs lectures évoquent ici l’espoir de plusieurs visions et donc d’un enrichissement de l'œuvre par la diversité des regards qui y seront portés. Gide semble très attaché à l’idée de persistance fondée davantage sur le dynamisme des interprétations futures que sur la reconnaissance d’un nom. C’est sans doute en partie ce qui confère tant de modernité à son travail. Par ailleurs, en tant qu’auteur, il adopte la même philosophie du regard neuf posé sur une matière fixe, et recherche instinctivement un renouvellement de la forme :

« Ce qui m’attirera vers un nouveau livre, ce ne sont point tant de nouvelles figures, qu’une nouvelle façon de les présenter. Celui-ci s’achèvera brusquement, non point par épuisement du sujet, qui doit donner l’impression de l’inépuisable, mais au contraire, par son élargissement et par une sorte d’évasion de son contour[7]. »

La quête de l’originalité face à un fond perçu comme illimité, s’opère grâce à un changement d’angle de vue, grâce aussi à un regard capable de se remettre en cause sans acquérir de certitudes définitives et de rester disponible. C’est ce souci de liberté et de versatilité heureuse qui semble aussi guider Gide dans son éthique littéraire :

« je préférais ne réussir point, plutôt que de me fixer dans un genre. Quand elle me mènerait aux honneurs, je ne puis consentir à suivre une route toute tracée. J’aime le jeu, l’inconnu, l’aventure : j’aime à n’être pas où l’on me croit ; c’est aussi pour être où il me plaît, et que l’on m’y laisse tranquille. Il m’importe avant tout de pouvoir penser librement[8]. »

Cette diversité d’humeur et cette imprévisibilité vont permettre à Gide de s’épanouir selon sa logique personnelle. Offrant une image toujours temporaire et mouvante de lui et de son œuvre, il devient l’auteur des contraires rapprochés, des paradoxes réconciliés, de l’ambiguïté assumée, seulement guidé par ses affinités instinctives et son immense curiosité.



[1] p. 280. Gide, André, Si le grain ne meurt, 1920 ; Gallimard, « Folio », Paris, 1972.

[2] p. 11, ibid.

[3] p. 420, Journal, t. I.

[4] p. 258, SGNM.

[5] Cf. pp. 734 et 773, Journal, t. II.

[6] p. 41. Gide, André, Journal des Faux-Monnayeurs, 1927 ; Gallimard, « NRF », Paris, 1986.

[7] pp. 83-84, ibid.

[8] p. 251, SGNM.